Taslima Soulaimana, directrice régionale aux droits des femmes et à l’égalité à Mayotte : « Ne pas avoir toutes les données invisibilise les violences »

90% des victimes d’agression sexuelle prises en charge par les urgences du CHM sont féminines. Alors, différents chantiers ont été déployés pour mener des actions de prévention et de sensibilisation contre les violences faites aux femmes auprès d’un public toujours plus large. Entre tabou, méconnaissance du phénomène, et libération de la parole, Taslima Soulaimana, directrice régionale aux droits des femmes, fait le point. Et un pari sur l’avenir.

Mayotte Hebdo : Que savons-nous des violences sexuelles et de l’ampleur du phénomène à Mayotte ?

taslima-soulaimana-mayotteTaslima Soulaimana : Nous n’avons pas encore de données chiffrées globales et officielles sur les violences faites aux femmes à Mayotte. Pour y remédier et améliorer la connaissance du phénomène, je travaille en partenariat avec l’Observatoire régionale de santé de l’océan Indien (ORS OI) pour établir un tableau de bord sur les violences à partir des données recueillies auprès des différents partenaires tels que la police, la gendarmerie, les associations, les établissements de santé. L’objectif étant de déterminer des indicateurs communs, puisqu’aujourd’hui chaque partenaire tient des statistiques selon une méthodologie ou un outil qui leur sont propres, ce qui empêche de dégager une véritable vue d’ensemble à l’échelle de l’île. La détermination de ce tableau de bord par l’ORS permettra ainsi de rassembler toutes les données sous forme d’indicateurs qui pourront être actualisés tous les ans. Le projet final serait de mettre en place un observatoire des violences faites aux femmes, ce qui impliquera un recensement de toutes les formes de violences, y compris les violences sexuelles.

MH : Comment conduire une politique publique de lutte contre les violences sexuelles si l’on ne parvient pas à mesurer l’ampleur des agressions à l’échelle de l’île ?

T. S. : Effectivement, le fait de ne pas encore disposer de ces données globales invisibilise le phénomène des violences, ce qui n’est pas satisfaisant. Cependant, nous allons commencer cette année à communiquer sur les chiffres qui existent, comme ceux de la gendarmerie ou de l’ACFAV (Association pour la condition féminine et l’aide aux victimes), même si nous n’avons pas encore d’indicateurs définitifs. À noter, recueillir des données implique également, pour l’ORS, d’accompagner les structures (associations, collectivités, institutions, etc.) dans cette démarche en harmonisant les approches, pour une meilleure exploitation des données recueillies.

En attendant, nous continuons la sensibilisation en élargissant les champs d’actions. Jusqu’à maintenant, nous parlions de violences faites aux femmes de façon générale, or il est important d’adapter les approches selon le public cible. En effet, les violences sexistes ou sexuelles peuvent prendre différentes formes selon qu’elles ont lieu en famille, au travail ou dans une pratique sportive.

Pour répondre à cet enjeu, je travaille en partenariat avec l’Association profession sport et loisirs (APSL), depuis l’année dernière, sur un projet de lutte contre les violences faites aux femmes dans le milieu sportif. Ce projet a pour objectif de former et de sensibiliser les professionnels du sport sur les violences ainsi que les sportifs, à travers des formations à destination des coachs et dirigeants sportifs dans les différentes ligues ou des interventions dans des séquences sportives. Le Comité régional olympique et sportif (CROS) est ainsi mobilisé pour mener à bien le projet.

Pour le milieu professionnel, nous avons financé un projet de sensibilisation sur les violences sexistes et sexuelles au travail à l’ACFAV. Cette dernière a produit des brochures à destination des professionnels et entreprises, prêtes à être diffusées au plus grand nombre. Des ateliers sont également prévus en 2021 pour faire des animations autour de ces brochures.

Toujours dans cette optique d’élargir le champ, j’ai entamé une démarche de sensibilisation pour les personnes handicapées, souvent oubliées dans les campagnes. À ce titre, j’ai pris contact avec l’ADSM (Association pour les déficients sensoriels de Mayotte) l’année dernière pour une action de sensibilisation pour leur public et les parents, avec le concours de la Brigade de prévention de la délinquance juvénile (BPDJ) de la gendarmerie. L’intervention de cette dernière sera retranscrite en langage des signes par les interfaces de communication de l’association. Malheureusement, le projet n’a pas encore pu voir le jour en raison du contexte particulier de la crise sanitaire.

Pour le reste, nous continuons avec les différents partenaires, notamment le Conseil départemental de l’accès aux droits (CDAD), les actions de formation auprès des professionnels, de plus en plus nombreux à se mobiliser sur les questions des violences faites aux femmes. Il est donc important d’accompagner au mieux les professionnels qui sont en contact avec les victimes. Je pense en particulier aux sages-femmes et aux infirmiers, avec qui il est question d’insister sur l’importance de produire des attestations lorsqu’ils reçoivent des victimes. En effet, ces attestations sont des éléments de preuve essentiels dans le cadre d’une procédure judiciaire.

MH : La réponse peut aussi faire défaut du côté de l’entourage de la victime : à Mayotte particulièrement, une agression sexuelle peut être vue comme un déshonneur pour la famille de celui ou celle qui en a été la cible. Ces opérations de sensibilisation suffiront-elles à faire évoluer les mentalités ?

T. S. : Nous vivons dans une société très communautaire, où l’individualité n’a pas sa place. De ce fait, dénoncer son agresseur est difficile par peur du regard des autres. Cela peut aller très loin, au point qu’un homme qui commet des violences est parfois traité comme une victime, et la femme comme étant celle qui souhaite porter gratuitement préjudice à l’auteur. Autre paradoxe, le contexte d’insularité a pour conséquence que tout ce qui arrive est souvent su et connu par tout le monde, très rapidement. C’est le phénomène contraire qui se produit lorsqu’il est question de violences, considérant que c’est du domaine privé et que nous préférons garder les faits secrets. Or, tout acte, y compris de nature sexuelle, commis sans consentement est une violence, peu importe le lien entre les deux personnes, et doit être dénoncé.

Il est aujourd’hui encore difficile de changer les mentalités, mais nous continuons à y travailler avec les partenaires. Cela est d’autant plus important lorsqu’il s’agit de faits de violences commis sur des enfants. L’un des enjeux est donc de sensibiliser les parents pour mieux protéger leurs enfants, particulièrement en cas d’inceste. Sur ce sujet, un groupe de travail composé de plusieurs partenaires mène actuellement des réflexions. En attendant, les actions de sensibilisation continuent dans les établissements scolaires (collèges), avec l’ACFAV ou la BPDJ, pour faire comprendre aux enfants comment agir et se protéger en cas de violences.

MH : Il est aussi courant d’entendre, qu’en cas de viol, un mariage est parfois arrangé entre l’agresseur et la victime pour cacher la poussière sous le tapis et étouffer l’affaire…

T. S. : Tout à fait, c’est malheureusement une réalité encore aujourd’hui. Sur cette question, je me suis rapprochée du Grand cadi l’année dernière puisqu’il s’agit de mariages religieux contractés souvent devant les cadis. Ainsi, je lui ai demandé de travailler ensemble sur le sujet des violences faites aux femmes, mais aussi de ces mariages arrangés. En réponse, il a désigné le cadi d’Acoua, Mr Lihadji Yahaya, comme référent, pour travailler en partenariat. En faisant appel à cette autorité religieuse locale, j’espère pouvoir faire évoluer les choses, et surtout en veillant à ce que nos discours ne s’opposent pas. Reste maintenant à sensibiliser les 16 cadis de Mayotte restants sur ces questions avec l’aide du cadi référent, pour qu’ils refusent de sceller ces mariages et signalent les faits au Procureur.

MH : L’inceste est également une réalité à Mayotte, comme l’a rappelé, début février, le viol commis sur un nourrisson de onze mois à Kahani et dont l’agresseur serait son frère…

T. S. : L’inceste est effectivement un phénomène très présent à Mayotte, mais encore trop tabou. Là encore, nous n’avons pas encore de chiffres officiels. L’année dernière, une jeune Mahoraise victime d’inceste a ouvert une page Facebook, « Osons libérer la parole » pour témoigner sur le phénomène. Suite à cela et afin de capitaliser sur tous les témoignages reçus sur sa page, nous avons convenu qu’elle les recense. En un mois et demi, elle a reçu environ 70 témoignages de femmes, mais aussi de quelques hommes. C’est énorme ! Ce sont des victimes qui sont adultes aujourd’hui et évoquent des faits qui remontent à leur enfance. De ce fait, il y a un véritable travail à mener avec ces jeunes adultes, notamment de reconstruction. Mais nous devons aussi continuer de protéger les mineurs en sensibilisant leurs entourages familiales, scolaires…

MH : Avez-vous réellement le sentiment que la parole est en train de se libérer à Mayotte, que la honte change de camp ?

T. S. : Oui, j’ai le sentiment que les choses évoluent. De plus en plus de femmes dénoncent leur agresseur et entament des démarches. D’ailleurs, parfois elles m’interpellent pour me dire qu’elles ont osé dénoncer les violences subies et porter plainte, preuve que le message est en train de passer. Il n’empêche que le processus peut parfois être long, entre le moment où elle décide d’en parler et celui de déposer plainte, mais il est important de respecter leur temporalité. Et en tant qu’acteur dans ce combat, nous devons les accompagner selon leurs besoins, en les orientant vers les professionnels adaptés, comme les psychologues. Aujourd’hui, nous avons à Mayotte trois psychologues mahorais qui parlent notre langue et qui peuvent écouter les victimes qui ne savent pas parler français. J’espère que ce nombre évoluera parce que le recueil de la parole des victimes, dans leur reconstruction, nécessite une écoute par un professionnel.

Le chantier reste encore important pour que la parole se libère, particulièrement sur les violences sexuelles. Les actions de sensibilisation doivent continuer pour que la société prenne conscience que tout acte sexuelle commis sans consentement, peu importe la relation entre les personnes, est une violence. Ces violences peuvent toucher toutes les femmes, peu importe leurs origines sociales, riche ou pauvre.

Retrouvez l’intégralité de notre nouveau dossier consacré aux violences sexuelles sur notre site, www.mayottehebdo.com, ou en cliquant ici.

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