Il n’est pas toujours évident pour un enfant abusé sexuellement de mettre des mots sur ce qui lui est arrivé. Tout comme il est parfois difficile pour un parent de l’accompagner. Cette phase est délicate puisque le mineur risque de se sentir oppressé. Pire, il peut penser qu’on ne le croit pas. Dans ces cas, installer un lien de confiance entre l’adulte et l’enfant est primordial. C’est ce que nous explique Houssamie Mouslim, psychologue clinicienne à Mayotte.
Mayotte Hebdo : Lorsque la famille est au courant que son enfant a été abusé sexuellement, comment peut-elle l’accompagner ?
Houssamie Mouslim : Il faut le rassurer le plus possible, lui affirmer qu’on le croit, que ce n’est pas de sa faute. Il doit comprendre qu’en tant que parent on fera le nécessaire pour l’aider sur ce vécu douloureux et le protéger. C’est le rôle d’un adulte. C’est important de prendre tout cela en considération parce qu’il est arrivé que des adultes se demandent si l’abus en question est vrai. Mais un enfant ne peut pas inventer de telles choses. Même si ce qu’il raconte ne lui est pas arrivé, il l’a entendu quelque part, peut-être qu’un ami lui en a parlé et cela veut dire que cet ami est en danger.
MH : Parfois l’enfant ne trouve pas les bons mots pour expliquer ce qu’il a vécu. Comment peut-on l’aider ?
M. : Il comprend très tôt que ce qu’il s’est passé n’est pas normal, ce n’est pas bien, c’est interdit. Mais il est vrai qu’il n’a pas toujours les mots pour s’exprimer. À l’adolescence, on a le vocabulaire pour raconter ce qu’il se passe. On peut poser une question ouverte à l’adolescent sans risquer d’induire ses réponses. L’accompagnement est plus difficile pour les tout-petits. En posant une question ouverte au petit, on peut passer à côté de certaines choses. Mais en posant des questions plus fermées, on risque d’induire à d’autres scènes qui n’ont peut-être pas été vécues, ce qui peut être encore plus violent. Pour un enfant de 5-6 ans, on peut tout simplement lui demander : comment te sens-tu ? Que s’est-il passé ? On peut aussi lui proposer de faire un dessin s’il n’arrive pas à s’exprimer.
MH : Peut-on également le faire accompagner par un psychologue, même s’il est tout petit ?
M. : Il n’est jamais trop tôt pour bien faire ! Quand il est petit, souvent l’enfant suit et il dit oui. Pour ceux qui disent non, on doit essayer de comprendre pourquoi ils refusent. Pour aller voir un psychologue, il faut être d’accord, même pour les tout-petits, donc les parents doivent leur expliquer. Cela étant dit, voir un psychologue qui pourra accompagner toute la famille est une bonne chose.
MH : Est-il possible de vivre normalement après avoir vécu un tel traumatisme ?
M. : C’est possible, la preuve, il y en a qui écrivent des livres, il y en a qui s’aiment ! D’autres continuent à être dans le déni pour pouvoir vivre. Ils se disent que c’est passé, mais ce souvenir finit par ressurgir, envahir le présent et cela coupe tout. C’est ce qu’on appelle la mémoire traumatique. C’est-à-dire que la mémoire ne fonctionne pas tout à fait normalement. Certains arrivent à vivre ainsi.
Pour réussir à vivre normalement, il est nécessaire de cheminer vers soi, apprendre à s’apprécier. Dès lors que le corps a été affecté, on laisse un traumatisme. Il arrive souvent que la victime ne s’apprécie pas ou peu, malgré tout ce qui peut être admirable, magnifique chez elle. Parfois, elle a besoin de se faire accompagner, soit par un professionnel, soit un ami, un amoureux. On ne passe pas forcément par le tiers pour bien vivre, mais ça arrive que le tiers puisse aider, ramasser les bouts pour que la victime puisse recoller les morceaux.
MH : De quelle manière fonctionne la mémoire traumatique ?
M. : Certains sont arrivés à ne plus avoir accès à ce souvenir consciemment. Mais il reste dans l’inconscient, dans le corps, et le corps parle à l’insu de la victime. La mémoire traumatique est comme une disjonction. Il y a une partie des neurones qui n’est plus connectée aux émotions. C’est-à-dire que la personne ne vit plus comme avant le traumatisme. Elle va éviter certaines choses, un lieu, une odeur. La mémoire devient un champ de mines et de temps en temps tout se reconnecte, et cela renvoie la personne dans le passé. Il suffit d’un élément, une odeur, une couleur, une parole pour que tout revienne, et la personne revit l’agression comme si elle était en train d’avoir lieu. Cela peut arriver très tard dans la vie.
MH : Faut-il sensibiliser les enfants dès le plus jeune âge afin de les préserver de ce genre d’abus ?
M. : Tout parent peut être partagé entre préserver l’innocence de son enfant et prévenir ce genre de chose. On peut les préparer de différentes manières. Leur parler de leur corps, leur dire qu’il leur appartient et qu’il y a certains endroits que personne n’a le droit de toucher ou regarder sauf éventuellement dans le cadre d’un soin. Il faut définir ces zones du corps. On peut aussi passer par les livres. Il y en a de très bons qui traitent cette problématique sans nommer les parties du corps ou parler de violences sexuelles. Ils expliquent simplement que des adultes peuvent faire du mal aux enfants et que ces derniers ne doivent pas garder le secret.
Poser des mots est extrêmement important parce que, si on n’en parle jamais, quand cela arrive l’enfant ne sait pas comment l’extérioriser. Donc en plus d’être soufflé dans son humanité, il n’a même pas de mot pour expliquer ce qu’il lui est arrivé.
MH : Vous suivez des patients qui ont été abusés sexuellement, est-ce qu’ils viennent vous voir tardivement ?
M. : Quand c’est posé, ils viennent me voir à l’âge adulte. Ce sont des femmes qui disent clairement que leurs pères ont abusé d’elles par exemple. C’est encore vif pour elles, même si cela s’est déroulé il y a des décennies. Et dans mes consultations en PMI, il arrive qu’autour de grossesses des très jeunes mamans, il y ait des antécédents de violences sexuelles, intra-familiales ou autres. Cela fait partie des paramètres qui expliquent les grossesses précoces selon moi. Dans ce genre de situation elles ne le disent pas d’elles-mêmes, il faut aller chercher.
MH : Il y a tout de même de plus en plus de témoignages de personnes ayant subi des violences sexuelles, diriez-vous que la parole se libère plus ?
M. : Oui la parole se libère plus. Ces victimes, généralement, en ont déjà parlé, mais elles n’ont pas été entendues ou accompagnées. Ce qui explique que certaines aient besoin d’en parler sur les réseaux sociaux.
MH : Que peut-il se passer dans la tête d’un adulte pour qu’il ait envie d’un enfant ?
M. : Je n’ai jamais traité avec eux. Néanmoins, l’auteur d’un viol ne considère pas l’autre comme étant une personne, mais plus comme un objet. Et il arrive souvent que ce soient des personnes qui ont été violées quand elles étaient petites. Bien sûr, ce n’est pas systématique.
MH : Il arrive parfois que les familles n’aient pas envie d’ébruiter le viol de leur enfant, surtout lorsqu’il s’agit d’une fille, pour préserver leur honneur. N’est-ce pas encore plus dévastateur ?
M. : C’est une autre violence. Si la victime a eu le courage de s’exprimer et qu’on lui dit de ne pas parler, c’est très dur. De cette manière, on dit à l’enfant que l’auteur avait raison de lui demander de se taire. Les personnes qui sont censées le protéger viennent encore lui dire tais-toi. Quelque part c’est lui faire comprendre que ce qu’il s’est passé n’est pas dramatique, alors que dans son corps c’est un drame. Cela risque de le faire culpabiliser, il va se sous-estimer et certaines études scientifiques disent que l’on peut arriver à des troubles psychiques, psychiatriques après une violence sexuelle, parce que la victime n’est plus du tout en capacité d’avoir une vie normale.
Chaque culture a ses freins qui permettent de maltraiter les victimes. Chez nous à Mayotte, c’est la force de la famille, le regard des autres, l’honneur de la famille. On utilise la religion comme frein parce que dans l’Islam il ne faut pas s’exhiber, et on doit garder une certaine pudeur, mais je ne pense pas que l’essence de la religion musulmane soit un frein à la protection des victimes. C’est une manipulation patriarcale de la religion de la part de ceux qui l’utilisent comme frein.
MH : Que dire aux parents qui se sentent coupables de ne pas avoir su protéger leurs enfants ?
M. : Ceux qui n’arrivent pas à les accompagner doivent entendre que ce n’est pas le temps qui va faire que cet enfant ira mieux, mais l’amour qu’il reçoit, l’accompagnement et l’écoute. Quant aux parents qui ont eu le courage d’accompagner leurs enfants, j’aimerais leur dire que ce qui est arrivé n’est pas leur faute. Ils font de leur mieux.
Retrouvez le dossier consacré au violences sexuelles sur mineurs dans le numéro 1014 de Mayotte Hebdo.