En visite à Mayotte du 9 au 11 mars, la présidente de la convention nationale des associations de protection de l’enfant (Cnape), Josiane Bigot, et la directrice générale, Fabienne Quiriau, reviennent sur les enjeux liés à l’enfance dans le 101e département et mettent les pouvoirs publics devant leurs responsabilités. Entretien.
Flash Infos : Depuis la nomination de Dahalani M’Houmadi comme délégué régional en avril 2021, quelles évolutions avez-vous pu noter ?
Fabienne Quiriau : Avant cette désignation, nous n’avions qu’un seul délégué régional pour l’ensemble des Outre-mer… Il nous semblait plus cohérent de territorialiser notre démarche ! Et il fallait quelqu’un qui sache bien porter nos positions fédérales dans l’océan Indien, sachant la multitude d’associations en exercice. Chacun dans son coin ne peut répondre aux problématiques massives. Il était important de faire émerger un sentiment d’appartenance au même réseau et de pouvoir vérifier que nous partageons les mêmes principes d’actions ainsi que la manière de faire ensemble. Depuis la nomination de Dahalani M’Houmadi, la Cnape a gagné en visibilité car il nous communique très régulièrement les informations à relayer le plus rapidement possible au niveau national. Ne vous méprenez pas, il y a eu un grand pas de fait depuis un an !
FI : Selon vous, quelles sont les faiblesses de la protection de l’enfance à Mayotte ?
Josiane Bigot : La déclinaison de la Cnape se joue autour des droits de l’enfant ! Ici, nous avons été frappées par l’idée que ces [derniers] ne sont pas suffisamment reconnus et appliqués par rapport au territoire national. Exemple avec les problèmes de pauvreté, de précarité, d’éducation, d’accès à la santé et de sécurité : nous ne respectons pas la convention internationale qui stipule que nous devons apporter un cadre de vie et un épanouissement personnel à chaque enfant… Tous ces droits « vitaux » ne peuvent être respectés en raison du contexte social !
Dans ces conditions, il faut trouver le bon équilibre entre la mise en œuvre de dispositifs de droits communs métropolitains et l’adaptation locale. Nous ne pouvons systématiquement transposer des réponses venues de l’Hexagone… Pour cette raison, il faut proposer une solution clé en main, sans pour autant nous éloigner du cadre légal et mettre Mayotte dans un panier à part.
FI : Au cours de votre séjour, vous avez pu rencontrer le préfet, le président du Département, le directeur de la protection judiciaire de la jeunesse…
J.B. : Tous ces interlocuteurs sont une vraie courroie de transmission de ce qu’il se passe ici vis-à-vis des autorités dont ils relèvent et du gouvernement. Encore une fois, il faut avoir pleinement conscience des spécificités locales. Nous notons un réel investissement et une bonne volonté des différentes institutions et du monde associatif. La force d’un territoire comme Mayotte réside dans la proximité entre les partenaires. Proximité qui permet de nourrir des échanges constructifs et de de forger une adaptation des réponses, mais aussi des outils pour monter, ensemble, des projets structurants et aller à la pêche aux financements.
F.Q. : Le contexte tout à fait particulier de Mayotte, à l’instar de la préoccupation d’urgence en termes d’insécurité, se ressent dans tous les échanges. Aucune de nous deux n’est naïve de ce point de vue-là. Certes, la réponse répressive immédiate permet de sécuriser la population et de mettre fin à une spirale dite de délinquance à un instant T, mais elle n’est que partielle par rapport au véritable problème de fond. Nous sommes convaincues qu’il faut penser à toute la chaîne de traitement – aussi bien en termes d’éducation que de santé – le plus tôt possible et à des dispositifs beaucoup plus pérennes.
J.B. : Ce qui fait débat auprès de l’opinion publique, c’est que nos réponses peuvent prendre du temps. Il s’agit d’un processus long, qui demande un investissement massif !
FI : Vous avez également réalisé des visites de terrain, notamment à la Vigie en Petite-Terre, où vous avez pu découvrir la réalité quotidienne des enfants et des familles qui y vivent. Quel constat en avez-vous tiré ?
J.B. : Nous ne pouvons imaginer laisser ces gens vivre dans de telles conditions au sein même de notre république. Nous avons été confrontées à des situations extrêmement émouvantes, racontées avec dignité, nous en sommes encore bouleversées ! Certains jeunes ont en leur possession un cursus scolaire complet, mais il ne peuvent pas s’inscrire à l’université ou trouver un emploi malgré leur titre de séjour en règle. Comment pouvons-nous nous sentir droit dans nos bottes alors que nous laissons au pied de notre porte autant de personnes dans le désarroi ? Heureusement, l’engagement associatif se révèle extraordinaire, avec des bénévoles qui font preuve d’une solidarité magnifique.
F.Q. : À la Vigie, nous sommes dans l’extrême le plus complet. Cela relève, disons les choses, d’actions d’ordre humanitaire ! Tout cela peut créer un sentiment d’impuissance par rapport à la réalité du quotidien… Malgré leurs aspirations, ces jeunes baissent déjà les bras au sujet de leur avenir alors qu’ils n’ont même pas atteint la majorité. C’est terrible. Effectivement, il y a le volet sécuritaire, mais nous devons impérativement tisser ce lien qui doit unir ces enfants, dont nous avons le devoir de protéger, et ces parents. Nous voyons bien le mouvement de solidarité qui se dessine en Ukraine, pourquoi n’arrivons-nous nous pas à susciter le même engouement ici ? C’est la question…
FI : Derrière ces différentes rencontres, l’idée est de pouvoir par la suite sensibiliser les ministères et de rappeler l’état d’urgence à Mayotte. Quelle est la stratégie à adopter pour se faire entendre à Paris ? Et sur quels points comptez-vous insister ?
J.B. : Nous sommes entendus et interrogées sur ces territoires. Cela a été le cas concernant les conséquences de la crise sanitaire dans les Outre-mer. Fabienne adresse régulièrement des courriers aux divers secrétaires d’État. Et cela se traduit quelque fois par des annonces nécessaires, comme vraisemblablement celle de demain [le Garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti, pourrait annoncer la construction d’un centre éducatif fermé ce vendredi 10 mars à l’occasion d’une visite ministérielle, ndlr.]. Nous sommes une fédération d’acteurs de terrain en lien permanent avec les institutions et les financeurs.
F.Q. : Vous savez, les représentants institutionnels se disent troublés par la situation, mais rien ne bouge. Sans donner de leçon, notre rôle consiste à ne jamais oublier ! Nous harcelons les pouvoirs publics et les ministères – de la Santé et de l’Éducation nationale – pour faire prendre en compte ces problématiques qui relèvent de l’État. À eux d’imprimer qu’il ne s’agit pas uniquement d’un effort financier… Non seulement il faut former des professionnels de la petite enfance et autres, mais il faut aussi affirmer les décisions en faveur de Mayotte. À situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles ! En attendant, les tensions s’exacerbent… Même s’ils en sont souvent les auteurs, les enfants sont eux aussi victimes de cette insécurité. Nous essaierons de porter ce discours au cours des prochaines semaines sans êtres misérabilistes ou condescendants. Il appartient aujourd’hui aux décideurs politiques d’apporter de vraies solutions à ce territoire en grande souffrance.
FI : Parmi les leviers existants, il y a la réunification familiale qui pourrait ainsi éviter de laisser des milliers d’enfants sans référence parentale…
J.B. : Nous n’y sommes pas opposées, cela ne nous choque pas. Au contraire, nous sommes convaincues que de nombreux enfants mal lotis seraient prêts à retourner chez eux. Sous réserve qu’il y ait un accompagnement adapté, ce choix du retour doit se faire avec l’engagement que toutes les parties s’y retrouvent. C’est du cas par cas ! La solution pour l’un peut être différente pour l’autre… Une chose est sure, personne ne peut vivre son enfance normalement en imaginant le néant et l’absence d’espoir pour son avenir au bout du tunnel. C’est contraire à ce que nous portons.