Les embouteillages font pleinement partie de la vie des habitants de Mayotte. Matin, midi ou en fin de journée, ils sont constamment présents dans certaines zones de l’île. Faute d’alternatives pour y échapper, les Mahorais s’y habituent, non sans conséquences sur leur santé mentale. Stress, épuisement émotionnel, fatigue constante… Les embouteillages ont des effets néfastes sur les automobilistes, et, par ricochet, sur toute la société.
Le constat est sans appel. « J’accompagne de plus en plus de patients qui sont victimes de la congestion routière à Mayotte. Cela a un impact sur leur santé mentale et leur vie sociale. » Il y a quelques années, le psychologue et sophro-analyste Fayum Ambdi n’aurait peut-être pas prononcé cette phrase. Aujourd’hui, impossible d’échapper à cette partie de son quotidien : c’est indéniable, Mayotte suffoque sous les embouteillages. Les communes de Mamoudzou, Koungou et Dembéni sont les principales concernées par ce fléau. Omar, habitant de Dzoumogné qui travaille à Kawéni en fait les frais. « Je me souviens qu’en 2017 les bouchons commençaient vers les Hauts-Vallons, aujourd’hui, je tombe dessus depuis Trévani », soupire-t-il. Une situation qui influe sur son organisation puisqu’il est désormais obligé de se réveiller de plus en plus tôt. « Quand j’ai des réunions à 8h ou 9h du matin, je me réveille à 3h30 et je pars de chez moi vers 4h45. Et même ainsi, je n’échappe pas aux embouteillages. Je passe 2h30 pour faire le trajet de chez moi jusqu’à Kaweni », continue-t-il. Seul avantage : Omar est son propre patron et peut aménager son emploi du temps.
Parmi ses camarades d’infortune matinale, les mains cramponnées à leur volant au milieu des files de voitures, rares sont ceux à avoir cette chance. À l’exemple de Nasrine, habitante de Mzouazia qui bosse à M’tsapéré. Sa routine du matin est chronométrée à la minute près. « Je me réveille à 3h, et pars de chez moi au plus tard à 4h15 pour espérer arriver au travail à l’heure à 7h30. Si je perds ne serait-ce que 5 minutes chez moi, je passe beaucoup plus de temps dans les embouteillages », martèle la jeune femme. Chaque matin, Nasrine passe pratiquement 3h sur la route. Difficile d’imaginer plus ? Et pourtant ! Si les embouteillages du matin sont une chose, ceux de la fin de journée se révèlent au moins aussi pénibles. « Je finis à 16h30 et je n’arrive pas chez moi avant 18h. C’est frustrant parce que quand je pars de la maison il fait nuit et quand je rentre il fait nuit », s’agace Nasrine. De son côté, Omar préfère prolonger ses journées de travail afin de ne pas subir les bouchons. « Des fois je finis à 16h ou 17h mais je reste à Kawéni jusqu’à 19h avant de rentrer pour ne pas vivre la même situation du matin. »
« Cette situation me désole, j’ai envie de crier, ça joue sur mon mental. »
Passer des heures et des heures sur la route, coincé dans les embouteillages, joue sur le moral des Mahorais. Ras-le-bol, fatigue, colère, stress, les automobilistes de Mayotte sont sujets à de nombreux maux. « Cette situation me désole, j’ai envie de crier, ça joue sur mon mental », réalise Omar. De quoi irriter particulièrement ce père de famille, qui perd un temps précieux. « Quand je rentre, je m’endors immédiatement. Je n’ai même pas le temps de jouer avec les enfants parce que je sais que je dois me réveiller à 3h du matin. » Christophe, habitant d’Ironi travaillant à Mamoudzou, a parfaitement conscience des conséquences psychologiques que provoquent les embouteillages sur lui. « C’est fatiguant psychologiquement parce qu’on sait que c’est récurrent. On sait que du lundi au vendredi, on va vivre la même chose. » Problème : cette prévisibilité, presque rassurante, a même perdu en précision. « Il y a deux à trois ans, on savait que les bouchons commençaient à une certaine heure, à des endroits précis. Maintenant ,ce n’est plus prévisible, on peut tomber dessus à n’importe quelle heure, n’importe où, c’est encore plus frustrant et je suis donc moins patient », explique-t-il.
La vie sociale n’est pas en reste. La fatigue et le stress cumulés à cause de l’engorgement des routes restreint les envies des automobilistes. « Après le travail, je n’ai pas envie d’aller boire un verre, ni de faire des rencontres ni de voir mes amis. Ma vie sociale est limitée parce qu’une grande partie de mon énergie est prise dans les bouchons », poursuit Christophe. Le week-end reste l’unique moment de répit, mais, trop fatigués, certains préfèrent récupérer les heures de sommeil perdues. Pas de grasse matinée pour Nasrine qui se réveille automatiquement à 3h du matin, réglée comme une horloge. Pour autant, celle-ci s’efforce de mener une vie saine. « En dehors du travail, je n’ai pas de vie sociale. C’est toujours voiture, boulot, dodo. Alors le week-end, même si je suis fatiguée, j’essaye de profiter de mes proches au maximum. » Un équilibre absolument nécessaire pour ne pas sombrer dans la dépression.
La santé mentale de toute la population mahoraise en danger
Car les risques existent. Le psychologue Fayum Ambdi a étudié les conséquences des embouteillages et il en a dégagé plusieurs pistes. Le stress est le premier effet néfaste sur le psychique. « Les personnes qui sont constamment dans les embouteillages stressent quotidiennement. Mentalement, elles sont sous tension et quand elles sortent des bouchons elles doivent avoir envie d’exploser », analyse le professionnel. Et plus la durée du trajet est longue, plus le stress augmente en intensité. Une fois arrivée au travail, la personne qui a subi les embouteillages est « plus susceptible de s’énerver pour la moindre chose », précise le psychologue. Le stress peut engendrer d’autres réactions, notamment physiologiques. Transpiration, tremblements, panique figurent parmi les éléments qui peuvent vous indiquer un état de stress. « J’ai eu des patients qui m’ont expliqué qu’à chaque fois qu’ils entraient dans les embouteillages, ils avaient des crispations et des picotements. Ce sont en réalité des angoisses installées au sein du corps de la personne parce qu’elle n’en peut plus », complète Fayum Ambdi.
À cela s’ajoute le phénomène d’épuisement émotionnel généré par l’épuisement du corps. Arrêter et redémarrer une voiture durant plus de deux heures est éprouvant physiquement, et le manque de sommeil chez les plupart des automobilistes n’arrange pas la situation. « Le corps ne se repose pas assez. Plus la durée du trajet augmente, plus les facteurs de détresse psychologique augmentent, c’est-à-dire, la dépression et l’épuisement. Cela s’accompagne aussi d’une réduction du bien-être mental et physique », éclaire le spécialiste.Les embouteillages ne sont pas à prendre à la légère, parce qu’ils peuvent avoir un impact considérable sur toute la société. « Cette congestion routière peut avoir des conséquences néfastes sur la santé mentale publique de tout le territoire parce que si on n’est pas bien, on n’a pas forcément envie d’aller vers les autres et cela influe sur le bien-être des familles, de la vie sociale, en bref, la santé de la société est impactée », prévient le psychologue.
Des solutions pour effacer ce mal-être existent. Fayum Ambdi préconise de consulter un psychologue qui aidera à trouver des astuces pour atténuer cette situation d’inconfort. On peut aussi faire des exercices de respiration ou écouter de la musique lorsque l’on se trouve piégé dans les bouchons. Il est également recommandé de faire le trajet avec des personnes que l’on apprécie. Mais tout cela n’est qu’un petit pansement sur une grosse plaie. « Tant que les services publics ne remédieront pas à ce fléau, il n’y aura pas de solution optimale et notre société sera de plus en plus malade. Un fléau ne se combat pas tout seul de son côté, mais de manière collective », lance le professionnel. Les prochains élus départementaux n’ont plus d’excuses pour ne pas désengorger les routes de l’île. Il en va du bien-être de toute la société mahoraise.