Diffusée depuis le 6 septembre sur Mayotte La 1ère, la série Colocs ! alimente des débats parfois houleux sur les réseaux sociaux, après seulement deux épisodes. En début de parcours, la réalisatrice Jacqueline Djoumoi-Guez analyse pour Flash Infos ces réactions à fleur de peau.
Flash Infos : Deux semaines après le lancement de la série Colocs, quelles sont vos premières impressions sur l’accueil des spectateurs ?
Jacqueline Djoumoi-Guez : Quand je l’ai écrite sur papier et proposée à France Télévisions, on brossait le tableau depuis Paris sans peser à quel point cela pouvait être très clivant. Pour autant, les réactions sont attendues. Déjà, dans les commentaires, 90% sont des hommes, qui réagissent de manière très virulente. On se dit qu’on a peut-être touché quelque chose de pas totalement faux… Je ne les ai jamais vus s’exciter à ce point pour une série brésilienne ou américaine ! C’est quand même étrange de voir à quel point on est capable d’accepter ce qui vient d’ailleurs et très peu ce qui vient de l’intérieur. Surtout quand cela parle de nous, à une époque où la jeunesse a un besoin criant de représentation, pour avoir des modèles de référence et une pensée différente sur laquelle se construire et grandir. Ces critiques arrivent par milliers sur les réseaux sociaux, sur Facebook, sur Twitter… Sur Twitter, ils ont fait des spaces, des espaces de conversation pour discuter de la série. Le lendemain du premier épisode, ils étaient 300 personnes ! C’est un événement qui n’a jamais eu lieu à Mayotte. Dimanche dernier, un autre space a réuni la communauté comorienne cette fois, qui vit les mêmes problématiques que la jeunesse mahoraise. Et maintenant, rendez-vous est pris toutes les semaines pour aller débattre après chaque diffusion…
FI : Avez-vous participé à ces échanges ? Quelles critiques ressortent le plus souvent, ou vous ont le plus marquée ?
J. D.-G. : Oui, le premier space, je me suis connectée à partir de la troisième heure, car quelqu’un m’avait avertie. Je me suis proposée de répondre à leurs questions. Il y a eu des réactions, notamment sur le rôle de la femme voilée. On l’a taxée de trop caricaturale, car elle défend la tradition, elle veut faire son manzaraka, du coup elle serait dans une forme d’obscurantisme. Je leur ai dit d’y regarder à deux fois. Ce personnage est sûrement celui avec la plus grande ouverture d’esprit : elle ne remet pas en question sa foi, elle est en paix avec cette question personnelle. Donc, elle fait sa prière, mais elle sort avec ses copines, qui sont toutes différentes. L’une porte une des mini-jupes, mais elle ne la juge pas. Elle veut faire son manzaraka, comme une autre voudrait le mariage romantique, robe blanche, Versailles ! Elle n’est pas caricaturale, au contraire.
Dans le collimateur des commentateurs, il y a aussi le personnage principal, Raïssa. Ils m’accusent d’avoir mis dans la bouche de ce personnage des paroles très dures vis-à-vis de sa mère, alors qu’en réalité, ce n’est pas à elle qu’elle parle : ce sont ses pensées, d’où le cadrage et la colorimétrie, qui changent pour montrer ses frustrations intérieures. Pour moi, ce personnage, un peu schizophrène, qui donne le change face à la société, à ce qu’attend sa famille, c’est l’archétype de la femme mahoraise d’aujourd’hui. Celle qui essaie de conjuguer la liberté acquise en métropole et la fille qu’on attend, qui fait ce qu’on lui dit et ne crée pas de problème.
FI : Sur les réseaux sociaux, une partie des spectateurs ont aussi le sentiment que la série bafoue la culture et les valeurs mahoraises…
J. D.-G. : Dans les milliers de commentaires, on m’a reproché de participer à ce que la jeunesse mahoraise se dévergonde. C’est une critique que je prends très mal, car elle insulte ma cible, mon public, essentiellement féminin, en induisant qu’elles ne sont pas capables de penser par elles-mêmes et de prendre de la distance par rapport aux images qu’elles voient. C’est une façon de continuer à infantiliser la femme, de continuer à juger que les jeunes femmes doivent être sous la protection et l’accompagnement d’un tuteur. Et ce que je réponds à cela, c’est aussi que les gens n’ont pas attendu Colocs ! pour faire ce qu’ils avaient à faire. Là, dehors, il y a tout un monde que les gens ici n’ont pas envie de voir… L’autre critique qui me chamboule, c’est de dire : si on permet aux femmes de quitter le foyer familial, elles vont tomber enceintes. Je n’ai jamais vu d’appartement mettre une femme enceinte… Encore une fois, on omet 50% du problème ! Ceux qui formulent cette idée ne se rendent pas compte qu’ils oublient de s’intégrer à l’équation : on fait encore peser la responsabilité sur la fille, alors que le garçon n’a rien fait, ce n’est pas de sa faute. Enfin, le dernier sujet qui m’embête, c’est de résumer la liberté de la femme mahoraise à porter des mini-jupes et aller en boîte. Non ! Le problème est bien plus profond que ça, il s’agit d’égalité, de place de la femme dans la société mahoraise. Une société qui se prétend matriarcale, alors que nous savons très bien que c’est une légende urbaine.
FI : Malgré ces critiques qui fusent de toutes parts, vous avez aussi reçu beaucoup de compliments ! Quels impacts positifs retenez-vous de la diffusion de cette série ?
J. D.-G. : C’est sûr ! Pour la première fois sur ce territoire, on a une série intelligente et intellectuelle qui aborde des thématiques de société compliquées, et dans laquelle toute une génération se reconnaît. Tous les jours depuis le 3 septembre, je reçois des dizaines de messages, partout où je mets les pieds, des gens m’arrêtent, me remercient, m’embrassent… Ils se sentent représentés, pour la première fois. Cette jeune génération, quand elle revient à Mayotte, se sent très isolée, elle a le sentiment que c’est elle le problème, alors que c’est au moule de changer. Résultat, même entres jeunes, ils n’en parlent pas ! Le tabou reste. Il y a quelques jours au marché, une fille m’a arrêtée en pleurant, en m’expliquant qu’elle était en dépression depuis trois ans car sa mère la faisait se sentir responsable. Elle m’a dit “quand j’ai vu votre série, j’ai compris que tout ça, c’était du flan !”. C’est juste la façon de faire de l’ancienne génération, qui passe par du chantage affectif car elle n’a pas appris d’autre modèle. Les gens sur les réseaux sociaux ont beau nier l’existence de la jeune génération, elle est là, elle occupe des postes à responsabilité, donc il faudra bien composer avec. Soit on essaie d’avoir un dialogue au sein des familles, au sein des fratries, pour vivre des relations sincères, soit on continue à ce jeu-là… Mais la jeune génération gagnera, c’est mathématique.
FI : Vous aviez salué lors de l’avant-première le courage de vos quatre actrices, qui se mettaient au devant de la scène sur un sujet aussi clivant et sensible. Après ces deux premiers épisodes, comment les actrices vivent leur quotidien, est-ce, en effet, difficile.
J. D.-G. : On les arrête pas mal dans la rue, pour leur parler de leur personnage. Mais cela reste relativement calme. Après, nous n’en sommes qu’au deuxième épisode ! Il y en a 14 ! Et je peux vous assurer qu’il y a matière à débat. Le pilote n’est pas celui qui invite le plus à la polémique, d’ailleurs. Donc j’invite les gens à se tenir prêts à débattre intelligemment, argument contre argument. L’idée c’est ça : pouvoir débattre. Chaque épisode ne dure que 13 minutes, et les discussions s’étalent sur des jours et des jours.
FI : Mission accomplie, alors.
J. D.-G. : Ce qui est extraordinaire, c’est qu’on est passé d’un sujet dont on ne parle jamais à un sujet dont tout le monde parle. C’est un sacré tour de force ! Réussir à passer du tabou à libération de la parole en seulement 13 minutes, c’est assez dingue. Certes, le dialogue est encore virulent, il n’est pas encore qualitatif. Mais c’est la première fois qu’on parle, donc on n’a pas les mots. Au fur et à mesure, avec le temps et les générations à venir, on trouvera de meilleurs mots pour pouvoir dire les choses sans violence, sans colère. Et dans l’écoute !