La série événement diffusée depuis le 6 septembre a suscité de vifs débats alors qu’une partie de l’opinion y voit une menace pour les traditions et la culture mahoraises. À rebours de ces critiques, certaines femmes y voient au contraire un écho à leur propre vécu. Et la fin d’un tabou.
Il est 20h et treize minutes, lundi soir, chez Cousin, à Mamoudzou. Des applaudissements retentissent au fond de la terrasse, aménagée en coin débat pour l’occasion. Le troisième épisode de la série Colocs vient de se terminer, et le petit groupe de femmes et d’hommes tapis dans la pénombre prend une seconde pour digérer ce nouveau shot d’images coup de poing. D’abord intimidées, les langues se délient une à une.“Est-ce qu’on peut avoir les épaules quand on est jeune, enfin, ce n’est pas à elle d’assumer, même si c’est une sage-femme, on peut se demander si son salaire suffit à payer à la fois son loyer, ses loisirs, et ceux de sa famille”, soulève une spectatrice, en référence au personnage de Nadjla, qui doit subvenir aux besoins de son foyer. Un homme plus âgé arrive sur ces entrefaites. “Je ne m’attendais pas à ça, j’ai pris une claque ! Vraiment, c’est courageux ce que tu fais, la thématique que tu abordes… C’est une fissure et maintenant, ça y est, c’est là”, lance-t-il à l’attention de Jacqueline Djoumoi-Guez, la réalisatrice.
En guise de fissure, la série diffusée depuis le 6 septembre sur Mayotte la 1ère et réalisée par la directrice de Clap Productions, a surtout permis de lever le voile sur le quotidien de nombreuses Mahoraises, forcées de jongler à leur retour de métropole entre la liberté acquise de l’autre côté du globe, et les attentes d’une société qui ne les comprend pas. Un brusque retour en arrière que la réalisatrice a elle-même expérimenté, à son retour à Mayotte en 2013. “Moi aussi, quand je suis rentrée, j’ai eu le problème d’avoir un appartement, l’idée même d’évoquer le sujet c’était un problème, le fait de sortir sans être accompagné du cousin, de la petite sœur ou je ne sais qui, c’était un problème chez moi aussi”, expose Jacqueline Djoumoi-Guez, qui ne veut toutefois pas réduire sa création au seul récit autobiographique. “C’est comme à peu près toutes les femmes ici, en somme”, ajoute-t-elle.
“Ce débat n’aurait jamais eu lieu si ça avait été un homme”
Reste que mettre des images sur cette facette de la société fait l’effet d’une petite bombe. Depuis le 6 septembre, chaque diffusion apporte son lot de débats parfois virulents, surtout sur les réseaux sociaux. Manque de respect aux valeurs, à la culture, à la mère, ou encore image dévergondée de la femme… Les critiques vont bon train, au grand dam d’une partie de l’opinion, notamment féminine. Sur Instagram, une vidéo en date du 8 septembre, qui déboute ces arguments, a ainsi fait près de 30.000 vues. “Personne n’a attendu la série, on pointe juste du doigt un problème qui existe déjà (…). Ce débat n’aurait jamais eu lieu si ça avait été un homme”, dézingue Oumy, enregistrée au smartphone par Anaisse Chabouhane, l’actrice qui joue Farzati dans la série. “On va arracher notre liberté”, finit-elle au terme de cette diatribe enflammée d’une vingtaine de minutes.
Un miroir tendu à la société
Mais pourquoi ces réactions viscérales ? “À travers cette série, on tend un miroir à la société mahoraise, et on interroge la place qu’elle donne aux femmes, les préjugés, les codes induits par une culture, une tradition, qui méritent réflexions”, analyse Taslima Soulaimana, la directrice régionale aux droits des femmes et à l’égalité entre les femmes et les hommes, qui a soutenu le projet pour cette raison. “Cela choque, parce que c’est comme si on oubliait que les femmes étaient parties faire des études, qu’elles étaient toutes seules et totalement autonomes. Et quand elles reviennent, on leur redonne la même place qu’au départ, comme si on voulait occulter cette étape franchie.”
Un combat d’hier et d’aujourd’hui
Et ce clash des générations ne date pas d’hier. “Il y a beaucoup de thèmes qui m’ont rappelé mon vécu, ne serait-ce que par rapport au retour au pays, au refus des parents qu’on soit plus autonome, qu’on puisse vivre toute seule sans être mariée, cette pression de la famille, de l’entourage… Ça a été un long combat que j’ai réussi à gagner grâce à un compromis : en habitant juste au-dessus de chez mon grand-frère”, raconte Nadine Hafidou, cheffe d’entreprise à Deltah, qui a notamment inspiré le personnage de Raïssa dans la série. Un combat qui s’explique aussi par la pression subie par la famille elle-même. “Je suis venue à l’avant-première avec ma mère et ça a fait tomber une barrière. On n’en avait jamais parlé avant et là elle m’a avoué qu’elle avait eu du mal avec cette période, car elle appréhendait beaucoup la pression des autres”, explique l’ingénieure.
“Il y a une certaine hypocrisie, parce qu’on fait l’autruche sur des télénovelas brésiliennes ou des séries indiennes qui passent sur la 1ère et abordent souvent toutes ces petites notions… Mais on se dit que de toute façon, c’est pas nous”, analyse pour sa part une jeune diplômée de retour à Mayotte depuis quelques mois, qui a elle aussi dû batailler pour obtenir son propre appartement, malgré ses cinq années dans l’Hexagone “en totale autonomie”. “Après le visionnage du premier épisode, ma mère m’a dit ‘‘j’ai l’impression de t’entendre’’ et je lui ai répondu que je n’étais pas la seule à penser ce que je pense, à chercher un appart etc.” Un argumentaire qui a payé, puisque la jeune femme a enfin réussi à décrocher le Graal : son propre appartement. À quand la crémaillère ?