Mayotte : la cause de la mort de personnes atteintes du Covid-19 passée sous silence ?

Le conseil d’État a été saisi par une entreprise locale de pompes funèbres concernant de graves accusations de dysfonctionnement dans la gestion de morts atteints du Coronavirus. Si aucune décision n’a encore été rendue, Jean L’Huilier, croque-mort, détaille les raisons qui l’ont motivé à intenter une telle action en justice. 

“C’est juste ridicule !”, vitupère, par téléphone, Dominique Voynet, directrice de l’agence régionale de santé. Une poignée de semaines plus tôt, Jean L’Huilier, directeur de la société de transport posthume de Mayotte, l’un des trois opérateurs mortuaires de l’île, saisissait le conseil d’État, face à certains graves manquements, répétés, selon lui, par l’ARS et le CHM depuis le début de la crise sanitaire. Le croque-mort affirme en effet avoir manipulé, sans le savoir, au moins cinq corps contaminés par le Covid-19, sans protection spécifique, aucune mention sur la contagiosité des dépouilles n’ayant été apposée sur le certificat de décès. Or, depuis le 1er avril dernier, un décret national interdit toute toilette mortuaire pour les “défunts atteints ou probablement atteints du Covid-19” et ordonne, de fait, une mise en bière immédiate. De quoi limiter les risques de propagation envers les proches de la personne décédée, mais aussi vis-à-vis du personnel mortuaire. Un principe de précaution – et de transparence – qui n’aurait donc pas systématiquement été respecté à Mayotte. 

“Il y a eu plusieurs cas démonstratifs”, insiste Jean L’Huilier. Le premier en date remonte à deux semaines après le début du confinement. Une nuit, à la fin du mois de mars, le croque-mort est appelé par la gendarmerie de M’tsamboro pour aller récupérer un corps au dispensaire de Dzoumogné. Lorsqu’il arrive sur le site, Jean L’Huilier découvre la dépouille non emballée. Un obstacle médico-légal a été prononcé pour que des examens approfondis soient menés, la mise en bière ne peut donc se faire immédiatement. Or, lorsqu’il veut consulter le certificat de décès, on lui répond que le document est entre les mains de gendarmes, afin qu’ils puissent rédiger leur réquisition. Procédure, somme toute, classique. Sur les coups de quatre heures du matin, Jean L’Huilier reçoit enfin le certificat et découvre avec surprise que la case “mise en bière immédiate” avait bel et bien été cochée, “ce qui est totalement incompatible avec l’obstacle médico-légal”, précise-t-il, puisque cela implique que le corps doit être manipulé avant d’être enterré. Le procureur est alerté, le médecin qui avait constaté le décès aussi. Mais le lendemain matin, ce même docteur transmet un second certificat, pour le même corps, sans y faire, cette fois, figurer l’obstacle médico-légal. Face à cette tambouille administrative, le parquet demande à ce qu’un bodyscan soit réalisé. Le verdict tombe : le défunt était non seulement atteint du Covid, mais aussi de la tuberculose, également hautement contagieuse. Jusqu’alors, jamais le croque-mort n’en avait été prévenu. Il fait alors remonter la situation à la direction du CHM. 

Trois semaines plus tard, une réunion se tient entre les représentants de l’hôpital, de l’ARS et les opérateurs mortuaires. Par mesure de précaution, l’agence régionale de santé propose que les décès survenus à domicile après 21h fassent systématiquement l’objet d’une mise en bière immédiate, et que les cercueils soient remplacés par des housses biodégradables. Face à ce choix qui empêche de facto les familles de se recueillir auprès du proche décédé, et ce même s’il n’est pas porteur du Covid-19, les professionnels refusent. 

“Quand l’ARS signalait trois décès, j’en comptais déjà onze” 

D’autres cas similaires ne tardent pas à arriver. Une autre nuit, Jean L’Huilier est appelé pour venir prendre en charge une patiente tout juste décédée au CHM et dont la mise en bière immédiate n’a pas été demandée. Ce qui écarte donc toute présence de maladie contagieuse. Le lendemain, le conjoint de la défunte se présente aux pompes funèbres pour organiser le rapatriement du corps vers la métropole. “Pour ça, il me faut un certificat de non-contagion, c’est la procédure habituelle”, commente le croque-mort, qui contacte alors le médecin ayant signé, quelques heures plus tôt, le certificat de décès. Mais au téléphone, celui-ci explique qu’il ne peut lui délivrer le document, la patiente ayant contracté le Covid avant de mourir. Abasourdi, Jean L’Huilier, qui avait manipulé le corps qu’il pensait sain, demande des explications. “Je n’ai pas de compte à vous rendre”, lui répondra-t-on au bout du fil. Il décide alors de briser le secret médical en ouvrant la partie confidentielle du certificat, où sont indiquées les causes de la mort. “Covid+”, y est-il, cette fois, mentionné, alors que la mise en bière sans délai n’avait pas été jugée nécessaire par le personnel hospitalier. En Hexagone, la famille en deuil est prévenue de l’impossibilité du rapatriement. La sœur de la défunte, qui travaille pour une ARS métropolitaine, contacte l’agence de Mayotte. Très vite, un deuxième certificat est émis, et selon Jean L’Huilier, “signé par le même médecin”, qui ne s’oppose cette fois plus au transport aérien de la dépouille, pourtant contagieuse. “Et j’en ai cinq comme ça !”, lâche le patron de la société de pompes funèbres, qui suspecte bien plus de situations similaires. “Quand l’ARS signalait publiquement trois décès liés au Covid, j’en comptais déjà onze.” 

Jean L’Huilier décide alors de saisir le tribunal administratif. Celui-ci ayant rejeté la requête, le plaignant décide de faire appel auprès du conseil d’État, une plainte à laquelle le collectif des citoyens s’est rapidement greffé. Mais alors que la juridiction peut statuer en 48h en cas d’urgence, celle-ci ne s’est pas encore prononcée, trois semaines après que le dossier lui ait été confié. En réponse, une nouvelle procédure vient d’être engagée pour “déni de justice”. 

Interrogée en fin de semaine dernière, Dominique Voynet a expliqué ne pouvoir “ni infirmer ni confirmer [ces] allégations” : “Il est arrivé qu’on nous fasse état d’un défunt présentant les signes du Covid, et qui se révélait être, après prélèvements, négatif”, a voulu tempérer la directrice de l’agence régionale de santé, arguant que l’ARS elle-même ne peut pas accéder au volet des certificats de décès relatif à la cause de la mort ou à un état de comorbidité. “En revanche, le médecin doit signaler sur la partie administrative du document, qui reste visible à tous, si une mise en bière immédiate, le cas échéant dans un cercueil hermétique, est nécessaire. Encore faut-il signaler que la cause du décès n’est pas toujours connue au moment de la survenue de celui-ci, le résultat des tests pratiqués à l’entrée du patient n’étant souvent disponible que plusieurs heures plus tard”, s’est défendue l’ARS, qui estime par ailleurs que “certaines familles exercent des pressions très fortes pour que le corps ne soit pas mis en bière”. Ainsi, à au moins une reprise, une personne était décédée avant les résultats de son dépistage. Lorsque le défunt s’avérait être Covid+, son corps avait déjà été inhumé selon les rites de la tradition mahoraise. Ne reste alors plus qu’à attendre le jugement du conseil d’État.

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