Le tri et la traduction, les principaux maux des urgences de Mayotte

Tout au long de l’année, les urgences tournent à plein régime pour apporter la meilleure offre de soins aux habitants de Mayotte. Le personnel soignant doit continuellement jongler en fonction des pathologies des malades, qui peuvent entraîner quelques remous, et s’adapter aux barrières de la langue. Immersion au cœur d’un service souvent décrié, rarement encensé. 

“La difficulté est de gérer les afflux et de déterminer qui est prioritaire.” Infirmier à Mayotte depuis un an, Fabien résume en une simple phrase l’essence même des urgences. “Les gens ne comprennent pas tout le temps que la prise en charge ne dépend pas de l’ordre d’arrivée, mais de la gravité des pathologies.” Du bout de ses doigts, il replace son masque sur son nez avant de poser des pâtes conductrices sur le corps d’un patient âgé dans le but réaliser un électrocardiogramme. En seulement quelques secondes, l’enregistrement de l’activité électrique du cœur du vieillard en question sort sur un papier millimétré. Sur le pied de guerre depuis seulement deux heures, le jeune homme débute sa journée sur les chapeaux de roue. 

Depuis le début de la crise de Covid-19, l’établissement hospitalier trie les patients dans un sas à l’entrée du service pour ainsi éviter la propagation du virus dans les couloirs. En ce vendredi 22 mai, c’est à Wardati de se coller à cette tâche de “chef d’orchestre” comme elle aime le dire. Son poste du jour lui demande d’accueillir et d’orienter les malades qui se présentent face à elle. Habituellement fermée, la pièce attenante à celle des agents administratifs accueille son bureau de substitution. “On pense que c’est la place la plus facile, mais il faut savoir garder son calme en toute circonstance”, développe celle qui est revenue de son congé maternité il y a trois semaines. Alors avec son franc-parler, la jeune maman n’hésite pas à serrer la vis lorsque l’impatience gagne ses interlocuteurs, qui sont pour une grande majorité relativement compréhensive. “Notre job exige de la concentration, mais avec le ramadan, la glycémie chute”, sourit-elle pour justifier ses quelques envolées lyriques. Selon elle, il faut savoir faire preuve de fermeté et de pédagogie, mais aussi et surtout d’humanité. Pour mener à bien sa mission, elle peut compter sur le soutien de Sébastien, médecin, qui enchaîne les kilomètres avec ses Crocs, et de Fatouma, aide-soignante, qui découvre cette affectation pour la première fois. “Peu importe où on m’envoie, j’y vais dans l’objectif d’emmagasiner un maximum d’expérience. Aller vers l’autre est une passion, donc je n’ai pas d’appréhension. Au contraire, j’estime avoir beaucoup d’empathie”, lâche-t-elle d’emblée. Un discours qui ravit et rassure son acolyte infirmière, qui n’a visiblement pas sa langue dans sa poche lorsqu’il s’agit de monter au créneau. 

À seulement quelques pas de là, c’est un autre duo tout aussi inattendu qui s’active. À sa tête, Abdallah, agent de services hospitaliers à Jacaranda depuis presque vingt ans, et Bernard, kinésithérapeute belge dont la prise de fonction remonte à maintenant quatre ans, épaulés par trois médecins de la réserve sanitaire. Les deux compères ont la lourde responsabilité d’assumer les dépistages. Ou tout du moins de suivre à la lettre les prérogatives. “J’ai été réquisitionné avec mes collègues pour filer un coup de main”, explique le Mahorais, en se prenant une lichette de gel hydroalcoolique entre les mains. Pas familiarisé avec ce type d’exercice, il s’occupe toutefois des paramètres vitaux — , à l’instar de la prise de la tension, du pouls et de la température, des habitants qui se dressent face à lui et qui présentent des symptômes liés au Coronavirus. “Ce n’est pas évident de rencontrer des malades susceptibles d’être positifs”, confie-t-il, en évoquant la difficulté de vivre avec deux enfants en bas âge dans une telle période. Une fois l’aval du médecin en poche, vient alors le tour de Bernard, équipé de la tête aux pieds, pour l’écouvillon nasopharyngé. “J’ai appris le mode d’emploi avec un infirmier en médecine”, dit-il. Pendant deux semaines, il se relaie sur le devant de la scène avec un psychomotricien, un ergothérapeute et trois autres kinés. Seule différence avec Abdallah, sa présence est sur “la base du volontariat. Et entre nous, je préfère être au front que de croiser des gens sans protection en faisant mes courses”. Bilan de la matinée : 36 tests ! 

Le mariage Mahorais/Métropolitain 

Si le CHM a semble-t-il pris la décision de renvoyer son personnel soignant au chevet des patients, reste quelques particularités propres et non négligeables au 101ème département pour assurer une offre adaptée. En ligne de mire notamment : les besoins en traduction. Et à ce petit jeu-là, les locaux sont indispensables au bon fonctionnement du service. Comme l’explique Wardati, au moment d’ausculter une entaille profonde sur le front d’un jeune garçon. “Beaucoup de Mahoraises suivent une formation spécifique pour être infirmières d’accueil et d’orientation, car elles n’ont pas la barrière de la langue. Cependant, quand il s’agit d’une Métropolitaine, elle est obligée d’être accompagnée d’une aide-soignante sur le terrain. Le mariage fonctionne bien entre nous, mais le turnover incessant est dommage…” C’est ici tout le rôle d’Abdallah, qui ne se revendique pas interprète, mais qui a conscience de l’importance de son rôle. “Une ou deux personnes ne comprenaient pas les consignes et méritaient son assistance”, renchérit Bernard. Pour Fatouma, l’histoire est plus complexe. Originaire des Grandes Comores, son arrivée récente la pousse à se plonger dans un manuel dédié pour apprendre tous les mots clés en lien avec la médecine dans l’optique de communiquer au mieux avec les uns et les autres. Seul point noir de toute cette logistique ? La surcharge de travail, sans aucune contrepartie financière… “On n’est pas payés davantage alors que ça peut demander 30 minutes, voire une heure d’attention particulière en fonction des pathologies. Ça peut être épuisant par moment”, regrette Wardati. 

À l’intérieur du bâtiment, un cas de figure vient renforcer ce besoin prépondérant. Médecin aux côtés de Fabien, Thomas prend en charge une femme obèse, victime d’une lourde chute au niveau de la barge. Amenée par les pompiers de Kawéni, ces derniers font alors office d’interprète pour recueillir les détails de son accident. Un échange en amont nécessaire avant de la basculer sur un plan dur et ainsi permettre à Gordon et son équipe de récupérer le matelas immobilisateur à dépression pour repartir en intervention. Un peu plus tard dans la journée, un autre exemple met en lumière cette relation entre les personnels soignants mahorais et métropolitains. Cette fois-ci, c’est Mariame, aide-soignante, qui intervient. Devant elle, une vieille dame diabétique qui ne parle pas un mot de français. “Elle divague complètement, elle part sur un autre sujet dès que je lui pose une question”, précise-t-elle après un bref instant. Face à cette barrière linguistique, Thomas décide de lui faire passer une échographie pour aiguiller son jugement médical. 

Une adaptation de tous les instants qui résume parfaitement ce vendredi 22 mai. Sans aucun doute, les urgences ne sont pas un service comme les autres. C’est un service où la patience est légion, qui dépend d’éléments externes, comme la radiologie ou la biologie qui ne sont pas le fait des médecins. C’est aussi un service dans lequel règne un mélange de cultures et de langues propres au territoire. Souvent décrié, rarement encensé, c’est surtout un service qui se hisse aux standards métropolitains, n’en déplaise aux critiques invétérés.

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