L’épineuse question de la prise en charge des corps à Mayotte

Alors que l’épidémie continue de se propager sur l’île et qu’un premier décès sur une personne fragile est à déplorer, la problématique de la gestion des dépouilles commence à se poser. Entre respect des rites funéraires chez une population encore très attachée à ses coutumes, et précautions indispensables pour limiter la propagation du virus, le bon arbitrage semble difficile à trouver.

“Elles étaient au moins quatre-vingts femmes, réunies à la maison de la défunte, puis à l’arrière de mon camion sur le trajet qui nous menait au cimetière. Et quand j’y suis arrivé, j’ai vu une foule encore plus nombreuse, au moins deux cent personnes…”. Cette description de la cérémonie funéraire pour accompagner le proche décédé jusqu’à sa dernière demeure n’a rien d’étonnant, en temps normal, à Mayotte. Mais cela fait à peine trois semaines que le premier cas de coronavirus a été détecté sur le territoire, et la situation n’est déjà plus tout à fait normale. Jean Lhuillier, qui a longtemps été le seul directeur de pompes funèbres sur l’île, a été appelé lundi pour transporter le corps de cette dame décédée, et suspectée d’avoir été contaminée par le Covid-19. Il raconte cette scène rituelle, en pleine période de confinement : “bien sûr, personne à part moi ne portait de protection et j’ai eu beau leur dire de faire attention, ils n’y faisaient rien. Et à moi seul, sans l’aide de la police, je n’y pouvais pas grand-chose”, soupire le gérant des Pompes Funèbres de Mayotte.

Sur une île où la population est à 95% musulmane, le poids des rites funéraires continue aujourd’hui de se faire sentir. Difficile, parfois, de concilier ces traditions avec les lois républicaines, qui s’appliquent depuis la départementalisation. Mais la question est d’autant plus sensible aujourd’hui, avec l’épidémie de Covid-19. Le bilan s’établit désormais à 101 cas recensés, dont un mort en début de semaine – le patient souffrait aussi d’autres fragilités et une comorbidité n’était toutefois pas à exclure. Problème : les défunts peuvent toujours présenter un risque de contamination note le Haut Conseil de la Santé Publique. Au niveau national, le HCSP a donc émis des recommandations très strictes dès le mois de février sur la prise en charge des corps, avant de les assouplir dans son nouvel avis du 24 mars. Si les toilettes funéraires, rituelles et religieuses sont à nouveau autorisées, le Haut conseil émet toutefois plusieurs recommandations : protection adaptée pour le personnel en charge de la toilette, de l’habillage ou du transfert, possibilité pour les proches de voir le visage de la personne décédée en respectant les mesures barrières, limitation à deux personnes maximum si besoin d’effectuer un rite funéraire ou religieux, aucun acte de thanatopraxie pratiqué, et nettoyage des effets personnels du défunt sont les principales directives émises par l’instance sanitaire. Une mise en bière immédiate est aussi conseillée, et doit être demandée par le médecin. Ces mesures concernent l’ensemble du territoire national.

Les spécificités de Mayotte oubliées ?

C’est donc cet avis qui fait désormais office de ligne directrice. Et ce jusqu’à Mayotte, où, en dépit des spécificités reconnues de l’île aux parfums, aucune adaptation n’a été prévue. Un échange a bien eu lieu entre le CHM et le conseil cadial, lundi 30 mars, mais a abouti aux exactes mêmes recommandations, qui nous ont été communiquées par l’Agence régionale

de santé. Même chose du côté de la préfecture, où le service de la réglementation renvoie directement vers le CHM et l’ARS pour décliner ces mesures de précaution. Et ce sont encore ces mêmes dispositions qui ont été envoyées aux mairies pour leur indiquer la marche à suivre. “Nous avons en effet reçu un mail, mais qui ne prend pas du tout en compte les particularités de Mayotte”, déplore Cécile Hammerer, la directrice générale des services à la mairie de Chirongui. “J’ai donc missionné mes services pour qu’ils réfléchissent à une adaptation de ces textes, qui puisse parler aux familles”.

Car à Mayotte, la question de la prise en charge des corps est en effet toujours délicate, même en dehors des temps de crise. “Ici, les gens décèdent souvent à la maison, où est aussi effectuée la toilette mortuaire. Les corps sont mis dans des linceuls et les sépultures sont faites par les villageois. Nous ne sommes pas du tout calqués sur le modèle de la métropole”, décrit ainsi la responsable de Chirongui. Sans parler des places qui viennent à manquer dans les cimetières, une situation dont la mairie avait déjà notifié la préfecture dès les premiers jours de l’épidémie. Mais encore faut-il que les familles enterrent leurs proches au cimetière… “C’est simple, en métropole, la prise en charge à domicile représente l’activité principale des pompes funèbres. Et ici, c’est une prestation que je n’ai jamais eu à faire”, développe Jean Lhuillier. Ce qui laisse entendre que la pratique d’enterrer le défunt “au fond du jardin, voire au bord de la route”, reste bien d’actualité à Mayotte…

Couacs administratifs et risques de transmission

Pour autant, ce n’est pas là la principale source d’inquiétude du directeur des Pompes Funèbres de Mayotte. Ni trop, non plus, le nombre de places à la morgue – deux au CHM, et 27 dans son propre conteneur frigorifique aménagé au fond de son jardin. Non, s’il y a un sujet “urgent”, d’après Jean Lhuillier, c’est le protocole de l’hôpital en matière administrative. Car pour autoriser le corps à sortir de l’hôpital, il est demandé à la famille de fournir l’acte de décès et le permis d’inhumer, des documents qu’elle doit récupérer à la mairie sur présentation du certificat de décès émis par le médecin. Cette paperasse administrative, c’est plutôt l’opérateur funéraire qui la gère en général, en ce qui concerne la métropole. Et en ces temps de crise, un décret autorise la dématérialisation entre les officiers d’état civil à la mairie, et les opérateurs funéraires. Objectif : “éviter de faire des heures de route pour manipuler du papier”, résume Richard Feret de la CPFM. Et ainsi, donc, fluidifier les démarches et surtout limiter les risques de transmission.

Or, “en donnant le papier aux familles pour qu’elles effectuent elles-mêmes les démarches, l’hôpital contrevient complètement à ce décret”, dénonce pourtant Jean Lhuillier. “J’ai un exemple pas plus tard qu’hier, un homme est passé à la mairie juste après la famille de la personne décédée avec des suspicions de Covid. Il s’est assis sur la même chaise que des potentiels cas contacts, et a pris le même stylo que lui tendait l’agent de mairie !”, s’exclame-t-il. Du côté du CHM, le directeur adjoint de la qualité et des relations avec les usagers Nawaldine Soulaimana assure pourtant que le nouveau décret donne aux familles un mois après la crise sanitaire pour remettre les documents à la mairie. “Des familles avaient entendu que l’état civil de Mamoudzou était ouvert, et s’y sont donc rendues”, explique-t-il. D’après lui, il suffirait donc de fournir la demande de transport faite à l’opérateur funéraire et le certificat de décès pour pouvoir enterrer leurs proches. “Mais ce certificat n’a rien à faire entre leurs mains, il doit rester avec le corps et c’est ensuite à l’opérateur funéraire de faire les démarches dématérialisées. Concernant le décret de Mr le Premier ministre, en aucun

cas il ne fait référence aux familles pour la transmission dématérialisée des éléments nécessaires à l’accomplissement des formalités en mairie”, conteste Jean Lhuillier. “S’ils continuent comme ça, on va tout droit vers la catastrophe”.

 

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