Élections municipales à Mayotte : une mobilisation presque irrationnelle

Alors que de scrutin en scrutin, les taux de participation aux élections ne cessent de dégringoler en métropole – avec environ 60% d’abstention pour ce deuxième tour des municipales –, Mayotte est à contre-courant : 72% des votants se sont en effet mobilisés dimanche. Un engagement fort en faveur de la vie démocratique qui s’explique, selon le sociologue Abdallah Combo, par des raisons traditionnelles… et même irrationnelles. 

Flash Infos : Au contraire de la métropole, le second tour du scrutin municipal à Mayotte a démontré l’intérêt que les gens portent encore, ici, à la vie démocratique. Comment peut-on expliquer ce constat à contre-courant du reste du pays ? 

Abdallah Combo : Je crois qu’il y a d’abord ce que j’appelle l’idéal. Il ne faut pas oublier que dans le combat en faveur de Mayotte française, les gens se sont battus pour cette notion de liberté et pour être protégés par une grande puissance. Ce que nous a apporté la France, c’est donc aussi cette notion de démocratie. C’est quelque chose de très important par rapport au contentieux avec les Comores. Pour Mayotte, il y a donc cet aspect-là : vivre un moment de liberté grâce à la France. 

Mais il faut aussi prendre en compte tout ce qui relève de la chefferie, l’aspect traditionnelle cette fois. Le système démocratique d’aujourd’hui met toujours en avant les chefs du village. Autrefois, c’était inné, c’étaient les fondateurs des villages puis les membres de leurs familles par succession qui étaient désignés chefs. Aujourd’hui, le système démocratique vient les légitimer. Les votants viennent donc pour légitimer les chefs. Ils les choisissent. Ils y prennent part. Le maire, c’est la personne qui, par excellence, est là pour faire le bonheur des autres, c’est quelqu’un de chez nous qui est légitimé et il faut y prendre part, en être soi-même aussi responsable. 

Mais ce n’est pas seulement un phénomène basé sur cette part d’irrationnel. C’est aussi stratégique et très rationnel : si c’est mon candidat qui est élu, je vais pouvoir lui rappeler que j’ai participé à son succès. Dès lors, lorsque j’aurais besoin de le voir, il devra être présent. Et pas avec une date calée sur son agenda « à la française », mais tout de suite, « à la traditionnelle ». La proximité doit demeurer, quitte à faire la queue toute la journée devant la mairie. Cela ne fait pas peur aux Mahorais d’ailleurs : c’est l’occasion de faire le m’parano (rires). Et puis au pire, si ce n’est pas à la maire, j’irai chez lui. D’une certaine manière, les maires sont très courageux car une fois élu, ils appartiennent au peuple, ils sont utilisés par lui. C’est tout cela qui explique l’intérêt de la population pour ce scrutin. 

FI : Finalement, on pourrait dire que le système démocratique « moderne » est ici utilisé pour conforter, adapter, le système traditionnel ? 

A. C. : Oui. Encore une fois, le chef était autrefois désigné par filiation familiale. Il pouvait être assez distant car c’était aussi celui qui, parfois, punissait, sanctionnait, faisait la morale. Désormais, par ma voix je peux l’élire et avoir un accès direct à lui. Et lorsque je me mobilise en sa faveur, je légitime aussi le fait qu’il est à ma disposition. 

FI : Pour autant, quelques surprises ont eu lieu durant ces élections, avec des maires bien en place, au bilan réel, mais qui vont devoir céder leur siège. C’est notamment le cas à Sada et Chirongui, où Roukia Lahadji et Anchya Bamana – pourtant d’une grande famille – n’ont pas été reconduites dans leurs fonctions… 

A. C. : La lecture que l’on a par rapport à ces deux (anciennes) maires est tronquée. Au-delà des alliances et des ligues contre untel ou untel qui pèsent dans les élections, je fais l’hypothèse – mais elle n’engage que moi – que ces deux dames ont peut-être utilisées une forme de virilisation pour exercer leur mandat, qui a fait qu’elles ont été perçues comme inaccessibles, comme d’anciens chefs. Elles ont investi leur pouvoir autrement et, à un moment donné, se sont éloignées de cette forme d’accessibilité recherchée aujourd’hui. La démocratisation fait que ce n’est plus forcément « l’enfant de » qui est légitimé, certes, mais que la personne élue doit être un pion pour ceux qui l’ont amené à la victoire. Plus simplement, on demande des choses à l’élu, et s’il ne peut y répondre – par exemple parce que la demande serait contraire à la loi, tout simplement – on lui rappelle que cette loi ne le sauvera pas et qu’après l’avoir fait, on peut aussi le défaire. N’oublions pas que dans les élections, on est aussi dans l’hyper-demande individuelle : qui me permettra d’accéder à tel service, d’avoir tel emploi, de faire garder mes enfants, etc. ? Ce n’est pas tant l’intérêt général qui prime que l’intérêt personnel. On sait utiliser le système démocratique pour légitimer le chef, mais on attend toujours de lui des choses traditionnelles. 

De mon avis d’ailleurs, les candidats élus ou réélus ne sont pas toujours les meilleurs en termes de projets, de bilans, d’ambitions pour l’urbanisme, la salubrité, la sécurité, etc. 

FI : Il y a aussi une part d’irrationnel dans les élections dîtes-vous… 

A. C. : Oui, il y a un moment de communion presque divine avec l’être que l’on va élire. Il y a cet aspect théologique, religieux. C’est presque le choix d’un prophète. Regardez à l’annonce des résultats comment les gagnants sont heureux, exaltés, et comment les perdants sont tristes, abattus, parce que leur prophète n’a pas été élu. 

Cet aspect-là, il ne peut pas être analysé car cela relève de l’irrationnel, bien qu’on ailler chercher l’idéal par le vecteur démocratique, donc rationnel. Dans le jeu démocratique, l’animisme joue ici beaucoup. On ne gagne pas les élections sur un simple projet, mais parce qu’on a un certain nombre de foundis qui vont suivre, qui vont agir, qui vont prier, marabouter. Nous n’avons pas ici des mercenaires sondeurs, mais des mercenaires foundis. C’est autre chose qui se joue que le simple projet d’être élu pour apporter le bien-être par la défense de l’intérêt général, non, il y a quelque chose qui relève de l’invisible. Il serait d’ailleurs intéressant de connaître le montant consacré à ces foundis : quelque chose me dit qu’il est bien supérieur à celui consacré à la communication des candidats, par exemple. C’est un peu comme les matchs de foot. Même les plus mauvaises équipes ici ont leur foundi, c’est primordial. Et elles peuvent mettre beaucoup plus d’intérêt à le financer qu’à financer un entraînement. 

D’ailleurs, pour continuer sur cette comparaison sportive, le match des municipales n’est pas encore fini. Maintenant en effet vient l’heure des jeux autour des adjoints. Qui sera dans tel ou tel syndicat ? 

Quel colistier de tel village aura tel portefeuille ? Tout cela débute. Cela se fait par négociation en fonction du poids des villages et encore et toujours dans l’invisibilité. Les foundis continuent d’œuvrer et ne baissent pas la garde

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