À Mayotte, la prostitution reste un sujet tabou. Prises au piège d’une conjoncture socioéconomique difficile, certaines femmes vendent leur corps et proposent des faveurs sexuelles en échange d’argent ou de matériel. Mais, rattrapées par les morales traditionnelles et religieuses, elles ne se reconnaissent pas pour autant comme des prostituées.
« Il n’y a pas de prostituées ici, on est juste là pour les sous », rectifie d’emblée Salinata*, rencontrée un soir de semaine à l’amphidrome de Mamoudzou. Une poignée d’hommes qui se tient à quelques mètres vient pourtant de la désigner ainsi, sans équivoque. « Oui, elles, ce sont des prostituées, elles sont là tous les soirs », confirme l’un d’entre eux dans un léger sourire, pointant le groupe de femmes qui l’entoure, sans détailler davantage. En effet, à voir la population qui stationne sur ce terrain en travaux, à peine éclairé par la lumière faiblarde de quelques réverbères et les phares des engins de chantier des ouvriers d’une entreprise du BTP qui s’activent à proximité, la question peut se poser. Le site est pourtant réputé pour être un point de rendez-vous quotidien de la prostitution à Mayotte. Mais le racolage y est nettement plus discret qu’ailleurs : l’amphidrome de Mamoudzou n’est pas le bois de Boulogne.
Postée entre deux voitures garées le long de l’embarcadère, Salinata attend les clients. Sa tenue ne laisse rien deviner de son activité : un legging et un tee-shirt ample recouverts d’un long kishali rose qu’elle maintient d’une main crispée juste au-dessous des paupières inférieures, n’offrant rien de plus à voir de son corps qu’une silhouette trouble et des sourcils froncés. Immédiatement chapitrée en langue locale par d’autres jeunes femmes – le visage, là aussi, soigneusement dissimulé – qui lui demandent de ne pas s’adresser à des journalistes, elle prend la fuite dès que nous l’approchons, et s’éloigne presque en courant de l’autre côté du parking. À faible allure, une camionnette de police fait irruption sur le terrain, passe devant les filles sans s’arrêter avant de se diriger vers le stop en direction de Kawéni.
Clients, passants, proxénètes ?
À intervalle régulier, une voiture s’arrête pour déposer ou embarquer une ou deux de ces femmes au visage entièrement voilé. L’une d’entre elles, en sortant, échange quelques mots en shimaoré avec un petit homme à casquette d’une cinquantaine d’années. « Vous les connaissez, ces dames ? », lui demande-t-on. « Non, non je ne les connais pas », répond-il, quand bien même tout dans son comportement et dans l’échange qu’il vient d’avoir, indique le contraire. Client, passant ou proxénète ? Autant de questions qui resteront sans réponse ce jeudi soir. « Vous pensez qu’elles seraient d’accord pour raconter leur histoire ? C’est anonyme. Nous ne voulons pas leur créer de problèmes ». Puis, après un moment de latence : « Je ne suis pas sûr qu’elles voudront parler », puis : « Je ne pense pas que je veux qu’elles parlent ». Et enfin : « Vous voulez quoi, que ça s’arrête, ce qu’il se passe là ? » Le mystérieux quinquagénaire ira finalement poser la question directement aux filles, sans plus de succès. Elles étaient une demi-douzaine, ce jeudi soir. Certaines errant nonchalamment entre les voitures tout en bavardant, tandis que d’autres partaient dans les véhicules d’inconnus pour revenir quelques minutes plus tard. Aucune d’entre elles n’a souhaité raconter son histoire. Après
plusieurs tentatives d’approche infructueuses, l’une des plus farouches finira par nous demander de quitter les lieux, lançant des invectives et exigeant « le respect » car « ici, il n’y a pas de prostituées ». Dont acte.
« En parler oui, mais pas seule »
Pour autant, certaines en conviennent et ne s’embarrassent pas de formules alambiquées pour éviter de prononcer le mot interdit. Dans une rue quelques encablures de l’amphidrome, nous reconnaissons un autre groupe de trois femmes, dont Claudia* avec qui nous avons pu échanger en amont. La quarantaine bien avancée, elle est arrivée de Madagascar il y a 22 ans. Elle assume, sans honte ni fierté, elle est « prostituée ». Un moyen auquel cette mère célibataire a recours avant tout pour subvenir aux besoins de son fils. « La vie est dure maintenant à Mayotte. Avant, quand je venais d’arriver, ce n’était pas comme ça », se souvient-elle. Claudia se positionne généralement au niveau de la BFC de Mamoudzou à des heures tardives. En souhaitant s’entretenir plus longuement avec elle au sujet de son activité, elle rechigne pourtant : « C’est vrai, je suis une prostituée, mais je ne suis pas la seule », explique-t-elle, en faisant référence à celles de l’amphidrome. « Je veux bien en parler, oui, mais pas seule ». Claudia ne comprend pas le silence de ses « collègues ».
D’autant plus que d’autres, souvent plus jeunes et originaires de Madagascar, sont bien visibles. Des femmes qui se positionnent sur les trottoirs, ou aux abords de certains ronds-points de la périphérie de Mamoudzou, les soirs de fin de semaine. En y regardant de plus près, l’automobiliste attentif peut observer à Mayotte des scènes qui rappellent les images d’Épinal de la prostitution métropolitaine. Juchées sur leurs hauts talons, elles arborent mini-jupes et maquillage outrancier, racolant ouvertement le passant, sans laisser place au doute. Bien loin des femmes voilées de l’amphidrome, dont la pudeur apparente semble plus en phase avec les codes d’une société traditionnelle où le poids de la religion contraint parfois à l’hypocrisie.
« Échanges économico-sexuels »
En matière de prostitution, plusieurs réalités se superposent. De même, celles (et ceux) qui la pratiquent n’ont pas un profil unique. Aussi, certaines ont-elles un toit, voire un emploi, même précaire, et peuvent être entourées malgré l’isolement dans lequel les place leur situation. Telles ces mères célibataires qui se livrent à des faveurs sexuelles afin d’arrondir leurs fins de mois et de subvenir aux besoins de la famille. Les mêmes qui refusent de se voir comme des prostituées et estiment plutôt se livrer à des « échanges économico-sexuels » de manière très anodine. Pour ces femmes, la sexualité se résume à un simple service, et non pas à une activité professionnelle à part entière.
C’est en tout cas ce qui ressort d’une étude menée conjointement avec l’Instance régionale d’éducation et de promotion de la santé (Ireps) à Mayotte en 2013, sur laquelle se fonde la déléguée régionale aux droits des femmes, Noera Moinaécha Mohamed. « Nous sommes arrivés à la conclusion qu’à l’époque, on était surtout sur des échanges économico-sexuels. Donc des personnes qui, parce qu’elles avaient besoin d’acheter un sac de riz pour se nourrir, acceptaient de se donner pour des faveurs sexuelles », explique-t-elle. Un phénomène de paiement en nature qui se poursuit encore
aujourd’hui, et n’est toujours pas assimilé, par ces femmes en grande précarité, à de la prostitution en tant que telle
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