Coup d’oeil dans le rétro : 1966-1975 : Le Combat des femmes

La départementalisation de Mayotte n’aurait sans doute jamais vu le jour sans la hargne des Mahoraises : Zéna M’déré, Zaïna Méresse, Coco Djoumoi, Mouchoula, Echa Sidi et des centaines d’autres. Beaucoup de ces femmes sont aujourd’hui mortes, certaines, pour la plupart octogénaires, voient enfin leur rêve s’accomplir. Elles sont allées à contre-courant de l’histoire, et pourtant elles continuent à revivre à travers elle. En 1987, les cinq ”Chatouilleuses” cités plus haut ont accordé une interview au magazine Jana na léo, dirigé par Hélène Mac Luckie. Retour sur les traces d’un combat, au féminin.

Les prémices de ce combat ont incontestablement débuté en 1958. L’ensemble comorien : Mayotte, Mohéli, Anjouan et la Grande Comore se voit doté par la France d’un embryon d’exécutif sous forme d’un conseil de gouvernement. L’archipel bénéficie alors d’une autonomie de gestion qui correspond dans les faits à un début d’autonomie interne. Élection d’un président : Saïd Mohammed Cheikh, l’homme qui est à l’origine du mouvement d’émancipation des îles. Il est de Grande Comore. Il n’est donc pas sentimentalement attaché à Mayotte et il se persuade très vite que le maintien de l’administration centrale sur l’îlot de Dzaoudzi est une impossibilité dans l’optique d’un territoire moderne. La France approuve.

Les ennuis commencent pour Mayotte… En 1962, le siège de l’administration comorienne et des services français sont donc transférés à Moroni. Désespoir et fureur des Mahorais, « parce qu’il était président, M. Auriol n’a pas fait transférer la capitale de la France en Haute-Garonne, et M. Coty n’est pas allé s’installer au Havre », déclarent des Mahorais, propos repris par le Figaro du 27 juin 1975. Quoi qu’il en soit, en 1966, c’est terminé. Les derniers grands services ont quitté Mayotte. L’île s’endort… Sans crédits pour investir. Sans lumière après minuit. Sans vraie route. Avec une adduction d’eau rudimentaire… Les Mahorais qui pensaient disposer d’un droit d’antériorité concédé par l’histoire, étant Français depuis 1841, bien avant les autres îles, se retrouvent à la fois lâchés, ulcérés et surtout appauvris.

 

coup-doeil-dans-le-retro-1966-1975-le-combat-des-femmes-coco-djoumoiCoco Djoumoi
« On a commencé à s’occuper de politique parce que les hommes qui réclamaient n’obtenaient jamais rien. C’était la misère, tout le monde souffrait, les femmes, les enfants, les hommes. Mayotte régressait. Ça ne fait pas plaisir de voir son pays en pleine décadence ! »

 

coup-doeil-dans-le-retro-1966-1975-le-combat-des-femmes-zena-mdereZéna M’déré
« Le départ de la capitale à Moroni était catastrophique pour Mayotte. À l’hôpital pas de nivaquine, pas d’infirmier véritable. Pas de riz, pas de sucre, pas de savon dans le commerce. Il n’y avait plus rien ! Nous nous disions : « si cela continue nous allons tous mourir !«  »

Dans les souvenirs des cinq Chatouilleuses, les premières femmes à avoir milité étaient Soua Saïdi, Zoubadi Abdou, Coco Madi, entre autres. Ces jeunes femmes d’antan se réunissaient quotidiennement pour parler de leur avenir.

« Des ministres, des membres du gouvernement, toutes sortes de notables censés s’occuper de nos affaires venaient régulièrement à Mayotte, jusqu’à 3 ou 4 fois par semaine. Cependant, comme il ne se passait rien ici, que nos revendications ne trouvaient pas écho, nous nous demandions : que viennent-ils faire ici ? Ces gens ne voulaient pas nous aider, ils coupaient les bourses d’études à nos enfants qui ne pouvaient pas partir en Métropole. Ils nous « assénaient des coups de marteaux » pour nous achever ! Nous, nous voulions les empêcher de venir nous narguer. Nous n’osions pas frapper des personnalités… Nous étions à la recherche d’une solution qui nous éviterait des sanctions de la justice. C’est ainsi que peu à peu, entre sérieux et plaisanterie, l’idée a germé et s’est affirmée : « on va les chatouiller ». Ils ne vont plus venir ! Aucune peine de prison n’était prévue contre la chatouille. »

 

coup-doeil-dans-le-retro-1966-1975-le-combat-des-femmes-echa-sidiEcha Sidi
« Les Comores nous avaient pris tous les bureaux, beaucoup d’hommes étaient partis, alors il fallait agir ! Les villageoises se voyaient en situation difficile et elles se sont mises en action pour défendre les intérêts de Mayotte. »

La grossièreté du député Ahmed Sabili, qui avait répondu ainsi aux femmes : « Bientôt, pour calmer vos ardeurs, il faudra vous mettre du gingembre et du piment dans la chouchoune ! », provoqua une vague de protestations.

Ces déclarations ont choqué à un tel point les femmes de Labattoir et M’tsapéré que le mécontentement se propagea sur toute l’île. Ces femmes ont alors formé, avec des centaines d’autres dans chaque village, le commando des « Chatouilleuses ».

 

coup-doeil-dans-le-retro-1966-1975-le-combat-des-femmes-zena-meresseZaïna Méresse
« Le premier homme qu’on a chatouillé ? C’était un homme originaire de Mtsamiouli… Ah ! Son nom est Mohamed Dahalane. Il est mort à présent. On ne savait pas de quoi il était ministre, la seule chose qui comptait, c’était son appartenance au gouvernement. Nous étions à Pamandzi. Chacune à nos activités quotidiennes. Nous avions convenu d’un cri de ralliement… Un youyou modulé qui ne ressemble pas à celui des fêtes villageoises. Une espèce de cri d’oiseau. Les femmes, en entendant le cri, devaient le reproduire à leur tour et sortir des maisons. En un rien de temps, toutes celles de Pamandzi se dirigeaient vers la rue du Commerce. Mohamed Dahalani marchait seul. Il se baladait. Les premières arrivées l’entourent à 3 ou 4, sans animosité. Elles commencent à se plaindre en douceur. Pourquoi ne vous occupez-vous pas de Mayotte ? Pas de goudron… Pas d’école… Pas de travail… Pas d’électricité… Rien de rien ! Pourquoi Mayotte ne compte-telle pas ? etc… Dix, quinze, vingt femmes arrivaient. On commençait à le toucher, à le complimenter : « Belle cravate ! Beau cheveux !… » Soudain, l’une d’entre nous commence la chatouille sur son côté droit. Très vite il se tord. On le déshabille : sa veste lui est ôtée et on le chatouille de plus belle. Bientôt il n’arrivait plus à respirer… Pendant ce temps, des gens qui ne partageaient pas nos idées, des « Serrer-la main« , étaient partis à bicyclette prévenir la gendarmerie. Il me semble que le commandant du peloton se nommait Béton. Monsieur Béton. Quand il est arrivé, le ministre était seul, écroulé dans la poussière. Un peu remis, assis dans la Jeep, il a dit qu’il ne savait pas qui étaient ces femmes qui l’avaient agressé. Les gendarmes l’ont ramené à la résidence. Le lendemain, il a pris l’avion pour Moroni et là-bas a tout raconté à ses amis, ses collaborateurs. Eh bien ceux-ci se sont moqués de lui. Des femmes ? Des chatouilleuses ? Ridicule ! Nous, nous ne nous serions pas fait avoir ! Le malheureux avait beau affirmer qu’elles étaient au moins trente, chacun a décidé de tenter l’aventure. C’est ainsi que le second est arrivé. Il avait pris la précaution de se balader avec 3 ou 4 amis, des Grands Comoriens. Déjà dans tous les quartiers le hululement caractéristique avait ameuté les femmes. Rapidement nous étions une dizaine près d’eux, psalmodiant le leitmotiv : « Pourquoi venez-vous ici alors que vous ne nous aidez pas ? » « Repartez chez vous ! » L’un d’entre eux nous a répondu : « Qu’est-ce que vous pouvez contre nous ? » Hop ! En un clin d’œil ces messieurs n’avaient plus de vestes ni de chemises et gigotaient entre nos mains. Dès qu’ils se sont mis à suffoquer, les femmes ont dit : Attention, ils vont mourir ! Nous nous sommes dispersées, et les avons laissés dans la poussière. »

Selon les « Chatouilleuses », beaucoup d’hommes du gouvernement sont venus à Mayotte goûter à leurs chatouilles. Ces élus ne voulaient pas croire à l’efficacité de ces assauts tant qu’ils ne leur étaient rien arrivés. L’un des derniers dirigeants à avoir été chatouillé est l’ancien ministre et député Ahmed Sabili. Lorsqu’une petite délégation de femmes est allée lui faire part des difficultés que rencontrait Mayotte, l’homme les aurait insultées.

« Il a affirmé que nous n’étions motivée que par notre excitation sexuelle, que Mayotte ne
nous intéressait pas vraiment, que nous n’avions qu’à nous arranger ensemble, devenir des gouines. Notre fureur était sans égal ! Le jour de son départ pour Moroni, toutes les femmes étaient rassemblées à l’aéroport. Pas 20 ou 30, mais plus d’une centaine. L’aéroport était barricadé. Il y avait un gendarme m’zungu plutôt balèze. « Madame Méresse« , me dit-il, « faites partir les femmes !« . « Cent femmes ! Je ne peux pas, je ne peux pas… » Hop, on l’a chatouillé et nous sommes toutes rentrées en courant. Des gendarmes en Jeep gardaient l’avion. Prises de frénésie vengeresse, les femmes ont sauté par-dessus les voitures et enfin attrapé Ahmed Sabili qui était déjà sur la passerelle. Elles ont pu arracher un seul côté de ses vêtements : une manche, une jambe de pantalon, une chaussure, son chapeau. Les femmes criaient : « Mais tu es Mahorais ! Reste à Mayotte ! Lutte avec nous ! C’est pour ça qu’on a déchiré ses habits en deux : un morceau à Moroni, un morceau à Mayotte, comme la mentalité de cet homme !… » Après cela, Ahmed Sabili est resté 6 années sans revenir à Mayotte. »

À cet époque, déclare Madame Méresse, les femmes avaient du caractère. Elles disaient « allons » et c’était parti. Jusqu’en 1975, ces femmes affirment avoir chatouillé même des Mahorais comme elles. Mais aussi des Anjouanais qui vivaient à Labattoir depuis 20 ans et qui avaient commencé à parler contre Mayotte.

« Ah, il fallait voir Mouchoula et Coco Djoumoi dans ces moments là ! Mouchala était alors mariée à un Anjouanais. Cet homme n’a cessé d’aller en prison à cause de nos activités et Mouchoula avec. Les gendarmes venaient questionner dans les familles, ils nous demandaient sévèrement : « Vous avez chatouillé ? » « Non, non, ce n’était pas moi, je n’étais pas là. » Personne ne nous a jamais pris en flagrant délit. Et pourtant les gendarmes étaient du côté des Comoriens. Je rappelle que c’étaient les Comores qui gouvernaient au temps de l’autonomie interne. Le pouvoir était chez eux là-bas, reconnu par la France… Nous voulons le département pour être libre, je ne cesserai de le répéter. La France est l’un des pays les plus libres du monde, nous ne serons jamais Comoriens. Ici on peut discuter, ici on peut parler. Vous voyez leurs élections à nos voisins : tout le monde veut le pouvoir. Nous, nous voulons être libres. »

Cet article a été repris tel quel dans le Mayotte Hebdo n°515 du vendredi 1er avril 2011

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