La prison de Majicavo, soupape percée du territoire

Surpopulation, précarité, violence… La récente mutinerie au centre pénitentiaire de Majicavo-Koropa, dimanche 27 mars, a mis en lumière les limites de cette institution qui cristallise les maux du territoire. Malgré l’investissement des acteurs locaux qui mobilisent de belles initiatives, sa situation reflète les stigmates d’une violence désormais généralisée. Le fruit d’une longue série d’échecs politiques et institutionnels qui dépassent les frontières des murs barbelés.

Difficile d’imaginer que ces jeunes hommes sont parmi les plus dangereux du territoire. Dans cette petite salle de cinéma improvisée au sein du centre pénitentiaire de Majicavo, l’ambiance est calme et attentive. En ce 15 mars, une trentaine de détenus sont présents pour visionner le film Tropique de la Violence et débattre avec son réalisateur Manuel Schapira. Le silence est religieux, l’attention imperturbable. Bien rangés en ligne, les détenus ne se dévissent pas de leur chaise en plastique. On se croirait presque dans une salle de classe où la discipline l’emporte sur les bavardages. Barreaux, gardiens, horaires strictes… Quelques détails rappellent vite la réalité derrière les miradors. Certains regards sont durs. Témoins de scènes que les meilleurs cinéastes ne pourraient restituer dans leur intensité. Des corps sont marqués par les cicatrices et les tatouages. De quoi intimider sans passer par la salle de musculation « Les tatouages, c’est pratique. Surtout quand tu n’as pas de bande. J’étais seul et stressé quand je suis arrivé. Alors j’en ai fait un, comme tout le monde », glisse entre deux scènes Spich, un détenu de 21 ans. A l’écran, Bruce et son gang de Kawéni cambriolent une maison. De quoi faire échos à son parcours : « Tu finis toujours par agir ainsi pour survivre. Comment faire si tu n’as aucune aide ? Moi je me suis fait choper cash pour vol. Aujourd’hui, j’assume mes conneries. Quelque part, je me considère aussi comme une victime, mais personne ne comprend cela ».

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D’une prison à l’autre

A quelques semaines d’une mutinerie historique, l’objectif de cette séance apparaît comme avant-gardiste : « Appliquer des dispositifs de prévention de la violence est une priorité nationale au regard des faits qui conduisent les individus en prison. Raison pour laquelle nous mettons en place des programmes pour échanger et travailler sur le sujet », résume Philippe Catherine, directeur adjoint du SPIP de Mayotte (Service Pénitentiaire d’Insertion et de Probation de Mayotte). En partenariat avec le pôle culturel de Chirongui qui gère la projection et les débats, l’événement rencontre un intérêt certain auprès du public ciblé. « Sur les deux séances que nous avions prévues dans la journée, une soixantaine d’individus se sont inscrits. Nous avons procédé à une sélection. Quasiment tout le monde a répondu présent et personne ne s’est levé de sa chaise », se réjouit-il. Et pour cause. C’est la première fois depuis le confinement qu’un événement pareil est organisé dans la prison. L’occasion pour certains d’assister pour la première fois de leur vie à une séance de cinéma. Le film terminé, c’est au tour de Manuel Schapira d’être au cœur de l’attention. Mobilisé par la promotion du film dans l’Hexagone, le réalisateur reçoit les félicitations des détenus par téléphone. « C’est réaliste ! Ça décrit vraiment ce par quoi on est passé », lance un spectateur apparemment convaincu. Interrogé sur la différence entre l’enfermement social des jeunes de Kawéni et la prison de Majicavo, un détenu prend la parole. « La prison, ce n’est pas un manque de moyens contrairement à la vie à Kawéni, mais un manque de liberté. » Un sentiment partagé par Spich, à quelques nuances près : « Certains se sont habitués à la vie ici. Pas moi. Je mange mal. J’ai chopé des maladies qui me grattent sur tout le corps. Je n’ai pas de famille, pas d’amis, pas de liberté. Je passe mes journées à ne rien faire. Juste… attendre ».

Quand le vernis craque

Inauguré en deux étapes de 2014 à 2015, le centre pénitentiaire de Majicavo semble à première vue plus propre que certains établissements de métropole. Il l’est en tout cas indéniablement en comparaison à l’ancienne maison d’arrêt construite en 1995 sur le même site et entièrement détruite. Selon un rapport du contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL) réalisé en 2016. « La destruction de l’ancienne maison d’arrêt, vétuste et exiguë, et la construction du nouveau centre, moderne et fonctionnel, ont indéniablement amélioré et assaini les conditions de détention. » Fini les cellules « suffocantes » sans moustiquaires, repas sans couverts « à même le sol, à quelques centimètres des WC » et salles d’eau « répugnantes » comme relevé par le CGLPL dans un précédent rapport de 2009. Problème, les nouvelles cellules fraîchement construites ont rapidement cédé au même mal que les précédentes, leur surpopulation. Capable de dépasser les 300% de sa capacité dans certains secteurs de l’ancienne prison, elle est aujourd’hui estimée à 156% selon les derniers chiffres fournis par le syndicat Force Ouvrière. « On peut se retrouver jusqu’à quatre ou cinq dans une cellule », déplore Spich. De quoi menacer l’équilibre du bâtiment qui pourrait rapidement ressembler à son prédécesseur. « Sa structure n’est pas faite pour accueillir autant de personnes. Cela génère des dysfonctionnements à plusieurs niveaux. Les systèmes d’évacuation des eaux usées sont saturés. Le personnel doit faire des rotations car l’odeur est insoutenable à certains endroits. Les chasses d’eau sont quotidiennement en panne. Les cuisines aussi. Ça va péter si on continue ainsi », déclarait dans nos colonnes le syndicaliste Salimou Assani, lors de l’émeute du 27 mars.

De la promiscuité naît la violence

Dans cette atmosphère de vase débordant, occuper les esprits et travailler à la réinsertion constituent une priorité. Plus qu’une distraction, l’objectif est d’apaiser les tensions qui peuvent découler de la monotonie. Un impératif justifié par les recommandations du CGLPL en 2016. « Lors de la visite, des tensions étaient perceptibles entre certaines personnes détenues, l’inactivité étant désignée comme un facteur aggravant de ces problèmes », peut-on lire dans le rapport. Malgré les réels progrès du SPIP pour combattre l’apathie, la violence constitue toujours un outil de compensation « Ici c’est dur. Tu ne peux pas rester gentil. Tu dois devenir violent pour te faire respecter », déplore « Africa », un autre détenu de 20 ans. Même constat pour Spitch. « Si tu es faible, tu es mort », résume-t-il. Cible prioritaire de l’ennui, les détenus sans-papiers sont majoritaires. Si certaines activités sont disponibles, plusieurs témoignages décrivent une inactivité particulière en raison de leur situation administrative. « Même si j’ai passé la majorité de ma vie à Mayotte, je n’ai pas de papiers. J’ai demandé à travailler ou suivre des formations mais ça n’a pas abouti », regrette Spich. D’ici quelques mois le jeune sera libérable, mais pas vraiment libre. « Quand j’aurais fini ma peine, ils vont m’expulser aux Comores où je ne connais personne. Dieu seul sait ce que je ferai après. » Comme beaucoup de familles en situation irrégulière, celle du jeune homme demeure intimidée par l’univers carcéral et ses légions d’uniformes. Aucune visite n’est donc envisagée durant toute sa détention.

Des alternatives limitées

Quid des solutions envisageables ? Le 12 mars dernier, Eric Dupond-Moretti annonçait la construction d’une nouvelle prison censée répondre à l’interminable problème de la surpopulation. Un maigre espoir au regard de l’échec rencontré par l’opération semblable conclue en 2015. Selon Marc Duranton, responsable des questions prison pour la Cimade, cette stratégie constitue « un argument générique ». « Face à la surpopulation carcérale, les pouvoirs publics veulent construire de nouveaux établissements pénitentiaires. Dans les faits, ça ne fonctionne pas. Plus on construit, plus la population pénale augmente », observe-t-il. En cause notamment, un manque d’investissement sur les origines structurelles de la délinquance : précarité, isolement et inégalités sociales. Des maux qui touchent particulièrement la jeunesse. « Le problème commence par la prévention et la lutte contre la déscolarisation. On peut également évoquer les MJC qui ne sont pas assez utilisées et les activités sportives qui sont insuffisantes », analyse Adrien*, un travailleur social habitué aux publics sensibles. Autre cause notable de la promiscuité, le manque d’alternatives à la prison dans le contexte mahorais. Impossible d’envisager une détention à domicile sous surveillance électronique pour des individus qui vivent parfois sans électricité. Un centre d’hébergement et de réinsertion sociale existe à Hajangua, mais ses capacités sont limitées : 16 personnes, toutes en situation régulière. Difficile également d’établir un contrôle judiciaire sur un territoire où, malgré le risque de noyade, les frontières demeurent transgressives en quelques coups de rame. Reste la possibilité de répartir les détenus sur le territoire national entre l’Hexagone et La Réunion. Une alternative rare, qui ne peut pas être envisagée comme une solution durable. S’agissant des mineurs, la PJJ (Protection judiciaire de la jeunesse) dispose de deux structures outre les familles d’accueil : un EPE (établissement de placement éducatif) de douze places et un CER (centre éducatif renforcé) de huit places. Curieusement, l’un comme l’autre sont régulièrement en sous-effectif selon plusieurs sources. La raison évoquée concerne des lacunes de l’institution dans le traitement des dossiers en raison d’un « turn-over important et de postes clés dépourvus ou mal pourvus ».

Un avenir en péril ?

prison-majicavo-soupape-percee-territoireOutre les questions propres au déclassement du territoire, la question politique demeure également un enjeu à prendre en compte. Qu’il s’agisse des querelles mahoro-réunionnaises ou des préjugés sur le train de vie des détenus, nombreux sont les témoins qui évoquent des freins regrettables. « On sous-estime la difficulté pour un maire d’accepter une structure censée accueillir ce type de public », glisse un ancien salarié de la PJJ proche de ces questions. Face au culte de la répression et de l’exclusion, les politiques semblent attiser les braises d’une violence qui peinent à être étouffées par le monde carcéral. « Dès que le droit du sol a été modifié à Mayotte, nous sommes passé à quasiment 100% de dossiers de sans-papiers. Plus personne n’était régularisable Comment se projeter ? S’inscrire à la mission locale ? Rentrer dans un dispositif d’insertion ? » déplore-t-il. C’est ainsi que l’engrenage de la violence s’accélère : Isolement social, réduction des perspectives et des moyens de subsistance. Un parcours taillé vers la prison qui devient la soupape percée du département. Loin de tout discours angélique à l’égard d’individus qui ont parfois commis des actes graves, un changement de prise en charge apparaît comme nécessaire pour éviter le type d’épisode récemment vécu. Si pour certains détenus, les conditions de détention semblent plus vivables que leur quotidien à l’extérieur, difficile d’évaluer les conséquences réelles d’une vie derrière les barreaux sans l’avoir vécue. C’est en tout cas le sentiment qui se dégage du rapport du CGLPL qui déplore la « vox populi de l’île » concernant « l’expression politique et médiatique de « prison-hôtel cinq étoiles » ». Au-delà de sa capacité à retenir les individus dangereux, la prison répond à une mission de réinsertion sociale dans un objectif de cohésion. A Mayotte comme ailleurs sur le territoire national, elle ressemble de plus en plus à un centre de rétention administrative (CRA), avec supplément punitif. De quoi laisser dubitatif au regard des échecs déjà constatés au CRA de Pamandzi pour contenir l’immigration irrégulière et la violence censée en découler. Plus qu’un changement de paradigme, les solutions sont également à creuser en termes de prévention de l’exclusion sociale. Sans ces efforts, la nouvelle prison sera condamnée au même sort que les précédentes, crouler sous les délaissés du territoire.

*Prénom modifié

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Mayotte Hebdo n°1112

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