En deux semaines, deux maires de Tsingoni ont été condamnés pour des marchés publics non respectés. Après Bacar Mohamed, c’est cette fois-ci Ibrahim Boinahéry qui a été condamné par le tribunal correctionnel de Mamoudzou, ce mardi 23 mai. Contre l’attribution d’un marché en 2011, il avait bénéficié de travaux à titre gracieux chez lui et d’une enveloppe de plusieurs milliers d’euros.
Bacar Mohamed et Ibrahim Boinahéry ont beau croiser le fer politiquement, ils partagent désormais le même destin judiciaire. En tête lors du second tour des élections municipales de 2020, les deux rivaux viennent d’être condamnés par le tribunal correctionnel de Mamoudzou. Le premier l’a été à un an de prison avec sursis, ainsi qu’une peine inéligibilité de trois ans, il y a une quinzaine de jours, et a dû laisser son écharpe de maire (prise par Hamada Issalimou ce dimanche). Son prédécesseur (Ibrahim Boinahéry a été maire de 2008 à 2014) hérite d’une condamnation similaire pour délit de favoritisme et corruption active, ce mardi.
Dans cette affaire plutôt ancienne, puisqu’elle date de 2011, tout commence par un voulé au cours duquel celui qui est maire depuis 2008 rencontre un jeune entrepreneur de 34 ans. On ne sait pas quel protagoniste (sachant qu’un troisième a joué l’entremetteur) fait la proposition à l’autre, mais ce qui est sûr, c’est qu’ils se retrouvent le lendemain pour organiser deux types de travaux. Le premier, de nature privée, concerne du terrassement à effectuer sur la propriété du maire. Évalué d’abord à « 3.500 euros », le chantier a coûté en réalité 10.000 selon le chef d’entreprise. Pire, au lieu d’être rémunéré, c’est l’entrepreneur qui remet une enveloppe de 10.000 euros à l’élu, « entre 8.000 et 9.000 euros » dixit l’ancien maire. « Il faut absolument que vous me donniez votre carte de visite », ironise le procureur de la République, Yann Le Bris.
Un marché payé deux fois
Il faut dire qu’un autre marché s’avère beaucoup plus lucratif, celui du mini-plateau polyvalent de Miréréni. Trois lots d’un montant total de 200.000 euros sont attribués par un cabinet pris lui aussi sans appel d’offres (et payé 17.000 euros) pour ce projet réalisé sans concertation avec l’équipe municipale. Toujours sans mise en concurrence, la première tranche de travaux va à l’entrepreneur complice qui n’établit pas un, mais trois devis différents. Datant de février 2011, le premier estimé à 94.700 euros comprend la pose de murs en parpaing et d’un portail. Les deux autres, le 21 mars 2011, concernent exactement la même chose et pour le même montant finalement. Malgré la présence de ce doublon à un mois d’intervalle, le maire n’y trouve rien à redire. Il intervient d’ailleurs pour que le paiement des trois factures soit effectué en priorité. Ce n’est qu’avec l’intervention du premier adjoint qu’il demande le remboursement du doublon (que l’entreprise a bien effectué en 2013).
La suite intervient un peu plus tard, puisqu’une information judiciaire a été ouverte entre-temps grâce à de nombreux signalements. Après sa défaite face à Bacar Mohamed en 2014, le conseiller municipal Ibrahim Boinahéry a été placé en garde à vue en 2017, tout comme le chef d’entreprise installé à Barakani. Les deux ont reconnu les faits devant les gendarmes et le juge d’instruction, et étaient sous contrôle judiciaire depuis.
« Un rapport étrange avec l’argent public »
Le procureur de la République a requis trois ans de prison dont deux ans avec sursis probatoire, une amende de 30.000 euros et une peine d’inéligibilité de cinq ans contre l’ancien candidat à la députation. « Depuis quelques temps, on poursuit des élus avec un rapport étrange avec l’argent public. Ils nous disent que c’est une pratique qui existe. Et là, on voit bien que ça donne de la crédibilité à ce qu’ils disent », constate le procureur, plutôt favorable à des enquêtes préliminaires qui réduisent considérablement le temps entre l’infraction et la condamnation. Pour lui, les quatre faits reprochés au maire sont caractérisés, à savoir le délit de favoritisme, corruption active, faux et usage de faux, ainsi que détournement de fonds publics. « C’est l’argent du contribuable qui passe dans la poche du chef d’entreprise, puis dans celle du maire », déplore le Parquet, qui demande aussi deux ans de prison dont dix-huit mois de sursis, une amende de 10.000 euros et une interdiction de marchés publics pendant trois ans contre l’entrepreneur.
Ce dernier, défendu par maître Yanis Souhaili, ne sait ni lire ni écrire. Il se défend en rappelant qu’il ne sait pas comment les marchés publics fonctionnent (il ne s’agissait de son premier). Son avocat rappelle qu’il a bien remboursé la somme payée en doublon et demande qu’il soit relaxé de la complicité de détournement de fonds et usage de faux, arguant qu’« on a rédigé les papiers à sa place ». Il reconnaît cependant le recel de délit de favoritisme et la corruption. Maître Ahmed Idriss, conseil de l’ex-maire, félicite le procureur pour sa capacité à amener les affaires de probité jusqu’au tribunal, « c’est tout à son honneur ». Il soutient cependant qu’il s’agit « de faits très anciens » et avec « des réquisitions plus sévères » que pour le procès du maire de Chirongui (Andhanouni Saïd a été condamné en mai 2022 à 18 mois de prison avec sursis pour des voyages aux frais du contribuable et des marchés douteux passés avec des amis). Il estime qu’avec des travaux à hauteur de 3.500 euros, voire une enveloppe de 10.000 euros, « il n’y a pas d’enrichissement personnel » de la part du maire. Il cite abondamment l’agent du Trésor public qui a décrit Ibrahim Boinahéry comme « l’élu le plus honnête qu’il ait rencontré ». Il indique également que le document établissant un ordre de priorité décrit comme un faux est bien de la compétence du maire, et que même s’il y a une rature, il reste bien valable. Le tribunal correctionnel l’a suivi sur ce point et le détournement de fonds. Il a finalement condamné Ibrahim Boinahéry à douze mois de prison avec sursis, une amende de 30.000 euros et une peine d’inéligibilité de trois ans pour délit de favoritisme et corruption active. Le chef d’entreprise écope d’une peine de prison similaire avec une amende de 15.000 euros et une interdiction de marchés publics pendant deux ans.
Sur le plan politique, la peine d’inéligibilité exclut donc (s’il n’y a pas d’appel) les deux rivaux de la prochaine échéance municipale de 2026.