Un dossier tentaculaire était jugé ce mercredi au tribunal correctionnel. Au total, 20 prévenus sont accusés d’avoir vendu de la chimique entre 2015 et 2016, à l’époque où cette drogue faisait ses premières victimes à Mayotte. L’affaire a été mise en délibéré.
C’était un sacré coup de filet. En 2016, après un an d’écoutes téléphoniques, d’enquête, de recoupement d’informations, la gendarmerie avait mis la main sur un réseau tentaculaire de trafic de stupéfiants, en l’occurrence, deux drogues aujourd’hui bien connues à Mayotte pour leurs effets délétères : la chimique et la mangrove. Au total, 20 individus avaient été interpellés pour avoir vendu ces produits à au moins 1.200 clients identifiés. Plus de cinq ans après les faits, le tribunal correctionnel se penchait ce mercredi sur le cas de ces prévenus, dont quatre étaient présents à l’audience.
Surprise : contrairement à ce que l’on pourrait penser, ce n’est pas le chef de trafic de stupéfiants en tant que tel qui a été retenu, un crime ou délit – selon le rôle dans le trafic et son envergure – dont la peine maximale peut être la réclusion criminelle à perpétuité, mais plutôt celui de “provocation à l’usage ou au trafic de stupéfiants ou de substances présentées comme telles”. Les auteurs de ce genre d’infractions encourent des peines bien plus légères, allant jusqu’à cinq ans d’emprisonnement et 75.000 euros d’amende.
Une drogue dangereuse, recensée il y a peu
La raison de ce subterfuge ? L’absence de la chimique, à l’époque des faits, dans la liste des stupéfiants recensés. Aujourd’hui en France, quelque 200 substances psychoactives y figurent. Or, en 2015, il s’agissait d’un “produit un peu nouveau”, souligne le procureur de la République. “Malheureusement, le législateur a un train de retard, car les chimistes sont malins, ils savent qu’il y a une liste donc ils font des ajustements dans leur laboratoire pour modifier très légèrement leur produit, de sorte qu’il n’apparaît plus”, développe-t-il.
Ce qui n’empêche pas la substance d’être particulièrement toxique. Et les années passant, Mayotte en a d’ailleurs fait l’amer constat. Pour rappel, la chimique se présente sous la forme de tabac imprégné d’alcool à 70 degrés, ou dans du rhum dans lequel on a préalablement mélangé une poudre blanche. La mangrove, quant à elle, est obtenue grâce à une algue présente à Mayotte qui permettait à l’époque de pêcher en empoisonnant le poisson. Une fois fumés, ces produits entraînent des effets proches de la MDMA ou des amphétamines, assortis d’une très forte addiction. Ils conduisent parfois à des états amorphes ou “zombies”, voire même à des comportements violents et agressifs. À l’époque des faits, le centre d’addictologie du CHM relevait d’ailleurs un nombre exponentiel de cas d’usage de chimique. Et aujourd’hui encore, le parquet doit régulièrement traiter des dossiers dans lesquels les mis en cause sont des consommateurs de cette drogue de synthèse.
Mais revenons-en aux faits. Tout commence en juillet 2015, quand la gendarmerie réalise dans le cadre d’une enquête de flagrance une saisie de 99 doses d’un produit testé à l’origine sur des kits de cannabis. Envoyés pour analyse, les échantillons s’avèrent contenir deux molécules, dont l’une a déjà été impliquée dans le décès d’un consommateur auparavant. Grâce à la mise sur écoute de plusieurs lignes téléphoniques, les enquêteurs vont commencer à dévoiler la toile de cet important réseau.
Un business en or
Rapidement l’une des “boss” du trafic, surnommée “Tina”, semble sortir du lot, même si d’autres maillons de la chaîne seront à leur tour identifiés comme des chefs lors des auditions. Avec son mari, elle est suspectée d’acheminer les produits nécessaires depuis l’Angleterre et de confectionner la chimique chez elle. C’est à son domicile qu’elle reçoit aussi les revendeurs, au moins 13 permanents, qu’elle surnomme ses “boutiques”. Ses sbires étaient chargés de se procurer les paquets de tabac, de préférence 100% naturel et de la marque “Domingo”, au Jumbo Score. Elle leur vendait alors au minimum 10 paquets au prix de 50 euros, qu’ils se chargeaient d’écouler dans les rues de Mayotte, à Passamaïnty, Dzoumogné, Koungou, Mtsapéré… Un business juteux, qui aurait permis au couple de chimistes amateurs de se forger une jolie petite fortune de 500.000 euros !
Du côté des 19 revendeurs, le degré d’implication comme le chiffre d’affaires semblent être plus variables. Certains déclarent aux enquêteurs avoir réalisé jusqu’à 3.000 euros par jour, pour subvenir aux besoins de leur famille… D’autres font valoir un usage avant tout personnel, et des ventes censées permettre d’assouvir leur manque. “J’étais devenu un zombie”, souffle l’un des prévenus entendus ce mercredi à la barre. La plupart des mis en cause ont en effet touché au moins une fois à cette drogue, que l’un d’eux a de lui-même associé à “un poison”. “Continuer à vendre la mort, si la chimique est un “poison” pour subvenir aux besoins de ses enfants, vous comprenez que c’est difficile à entendre”, lance le président.
Jusqu’à deux ans de prison requis
Seul l’un des prévenus dénote un peu. De retour à Mayotte après un long séjour en métropole, le bonhomme semble avoir été le dindon de la farce. Et c’est un différend avec son père, consommateur notoire de chimique, qui l’aurait plongé dans cette affaire contre son gré. “À cause de lui, je n’ai jamais fumé, je n’ai jamais vendu à qui que ce soit. Il m’a donné 2.000 euros pour passer commande en métropole, mais je ne l’ai pas fait”, se défend-il face aux juges.
Une justification et surtout un manque de preuves pour caractériser l’infraction, qui conduiront le procureur à requérir pour lui la relaxe. Perçue comme la “baronne” du réseau, malgré la défense de son avocat Maître Bazzanella qui tentera de faire valoir son profil de toxicomane avant tout, “une femme fragile, dépressive”, Tina, ne bénéficiera pas de cette clémence. Le parquet requiert contre elle la peine la plus lourde, deux ans de prison avec un an de sursis probatoire assorti d’une obligation de soins, de formation, de travail, et une amende de 10.000 euros. Pour les autres, ce sera entre un an et 15 mois de prison et des amendes entre 2.000 et 15.000 euros. L’affaire a été mise en délibéré, et le tribunal devrait rendre sa décision courant juillet.