Camille Miansoni, procureur de Mayotte : « Nous nous focalisons sur la justice et nous laissons de côté la prise en charge des mineurs »

Début juin, nous avons appris le départ pour Brest du procueur de la République Camille Miansoni. Jeudi dernier, ce dernier a tiré sa révérence au cours d’une audience solennelle avant de définitivement quitter le territoire vers le 15 octobre. Le magistrat du ministère public a accepté de revenir exclusivement pour Flash Infos sur son passage sur l’île aux parfums.

Flash Infos : Depuis votre arrivée le 17 mars 2017, quelle aura été votre affaire la plus marquante ?

Camille Miansoni : En réalité, toutes les affaires sont marquantes parce que dans chacune d’entre elles, il y a beaucoup de souffrance. Que ce soit un adolescent qui meurt devant le lycée de Sada, comme en août 2019, ou une jeune fille violée… Il est difficile de faire une hiérarchie dans l’importance que subissent les victimes. Je dirais donc que le contexte est plus marquant que l’affaire en elle-même, à l’instar du naufrage du kwassa au large de Petite-Terre la semaine dernière, qui reste toujours difficile à appréhender.

FI : Vous quittez donc Mayotte après 3 ans et demi de bons et loyaux services, quel constat dresseriez-vous du système judiciaire sur le territoire ?

C. M. : Il faut d’abord dire que la justice de droit commun à Mayotte est très récente et remonte à 2011. Or, l’ancrage territorial est important pour une institution. Cette jeunesse se ressent par exemple dans les effectifs qui ne sont pas stabilisés. Nous ne capitalisons pas encore l’expérience : le personnel va et vient. La plupart de nos fonctionnaires et de nos magistrats chez nous sortent à peine d’école. À titre d’exemple, le plus ancien magistrat est arrivé en septembre 2015… Je milite aussi depuis fort longtemps pour que les greffiers aient une réelle attache sur le territoire. La juridiction est encore en construction en interne. Les services doivent être en permanence adaptés. Sur le plan immobilier, les choses ne sont pas définitives même si nous avons des bâtiments fonctionnels. Par contre, nous avons des problèmes d’espace pour archiver. Nous n’avons pas de locaux dédiés aux archives, ce qui constitue un gros problème. Il faut du temps pour que tout ceci puisse se stabiliser. Mais bien sûr que tout cela pèse dans le fonctionnement.

Aujourd’hui, la justice pénale est très largement active et visible. A contrario, la justice civile est sous-utilisée par rapport aux besoins réels car elle n’est pas encore ancrée dans la façon de régler les litiges, comme les problèmes fonciers. Avec le développement économique du territoire, nous aurons de nombreux contentieux à trancher, notamment dans la vie des affaires. En clair, nous sommes en transition et en construction pour encore quelques années. Mais nous nous dirigeons vers une certaine stabilité, qui prendra toutefois un peu de temps…

FI : Face à la recrudescence de la délinquance juvénile, l’État met-il vraiment les moyens pour permettre à la justice de jouer pleinement son rôle à Mayotte ?

C. M. : La justice des mineurs de Mayotte n’est pas un problème propre au territoire. Dans d’autres villes de France, nous en parlons aussi. Je crois donc que le problème des mineurs à Mayotte n’est pas seulement un problème judiciaire. Malheureusement, nous nous focalisons sur la justice et nous laissons de côté la prise en charge des mineurs… La justice pénale ne s’intéresse à un mineur que s’il commet une infraction. Or, ce qui devrait nous préocupper est que celui-ci ne commette jamais cet acte. Toute cette énergie devrait être mise dans son accompagnement. Bien sûr, nous pouvons toujours améliorer les structures, mais cela ne relève pas uniquement de l’État ! Certaines dépendent des missions du Département, commes les maisons de l’enfance, les centres de protection maternelle et infantile, qui servent à les accueillir, les accompagner, les éduquer et à suppléer les familles. La dimension judiciaire arrive seulement en bout de course, quand le drame s’est déjà produit. Aujourd’hui, l’enjeu premier est de ne pas laisser sombrer ce public. Il y a 30 places en prison pour les mineurs, un chiffre déjà élevé. Nous n’allons pas mettre tous les voleurs de téléphone en prison, cela n’aurait pas de sens !

FI : Bon nombre de candidats aux élections municipales avaient évoqué la possibilité de construire des centres éducatifs fermés pour enrayer le problème…

C. M. : Un centre éducatif renforcé est ouvert depuis 2 ans. Nous pourrions légitimement espérer un centre éducatif fermé mais il faut rester très lucide sur ces outils. Regardez combien il y en a à La Réunion et quelles sont leurs capacités… Ces infrastructures demandent beaucoup de moyens pour les faire vivre. Mayotte en aura forcément à terme, mais tout est une question de budget ! Il ne faut pas vraiment occulter cet aspect, ce serait illusoire. Sans oublier que ces centres arrivent après l’acte et que leurs durées sont limitées dans le temps. La solution n’est pas dans la coercition généralisée, à moins que vous ayez les moyens d’en construire 20 ou 30. Mais Mayotte deviendrait alors un département carcéral. L’ambition est de développer un département qui offre des perspectives aux mineurs, par l’insertion professionnelle et l’éducation pour que le moins d’entre eux passe à l’acte. Et pour y arriver, tous les acteurs doivent jouer leur rôle : les familles, le Département avec la protection des mineurs ainsi que les collectivités, via les ressources associatives, qui doivent agir en prévention, de façon massive, nuit et jour. Si nous mobilisons toutes ces ressources, nous pouvons espérer canaliser les jeunes et les moins jeunes qui posent tant de problèmes à Mayotte.

FI : Nous entendons souvent que la justice ne fait pas son travail à Mayotte puisque les faits de violence continuent à se multiplier sur l’île. N’est-il pas préférable de privilégier les travaux d’intérêt général (TIG) qui permettraient peut-être de polisser les remises en liberté ?

C. M. : Nous utilisons déjà les TIG, même si nous pouvons toujours faire mieux ! Mais encore faut-il que les communes jouent le jeu, car il faut des structures d’accueil. Et ces dernières dépendent principalement des associations et des collectivités. Si les 17 communes de l’île proposaient une offre suffisante de postes de TIG avec un encadrement adéquat, cela faciliterait l’attribution. Il est clair que ces sanctions font parties des alternatives et que nous pourrions les utiliser encore davantage.

FI : Face aux attaques personnelles, certaines à caractère racial, dont vous avez fait l’objet, quels conseils donneriez-vous à votre successeur, Yann Le Bris, pour exercer au mieux ses fonctions dans un tel climat ?

C. M. : Je n’ai pas de conseil à donner à mon collègue. Qu’il fasse ce qu’il doit faire, ce qui est prescrit par les textes. Nous n’avons pas d’autres cadres, d’autres références… La loi est la même ici ou à Brive la Gaillarde [où Yann Le Bris est actuellement en poste].

Contrairement à ce que les habitants croient, j’ai conscience de l’exaspération que suscite la situation. Même si je me dis que la population est parfois amnésique. Les faits que nous vivons aujourd’hui, nous les avons déjà vécus par le passé. Petit rappel : en 2012 avec l’assassinat d’un garçon en plein cœur du lycée Bamana, en 2016 avec les coupeurs de route… Vous pouvez trouver sur Internet tout un tas de documents relatant ces événements. Les rapports des 20 dernières années proposent une littérature abondante sur la situation générale à Mayotte. Cette délinquance est ancrée, c’est un fait ! Certes, il convient de faire de la répression inplacable, mais il faut surtout faire de la prévention en amont. Aucune représsion n’empêchera le passage à l’acte.

Le centre pénitenciaire de Majicavo possède 278 places sur le papier. Au 22 septembre, il comptait 343 effectifs hébergés, soit un taux de l’ordre de 123.38%. À titre de comparaison, ceux de Saint-Denis et du port à La Réunion recensent 507 et 382 détenus pour respectivement 569 et 507 places. Nous pouvons toujours dire que nous ne sommes pas assez répressifs ici. Bien évidemment, nous pouvons aller jusqu’à 130, 150, voire 200% d’occupation. Mais nous voyons bien que la réponse n’est pas que là ! Il faut empêcher que ces jeunes désoeuvrés passent à l’acte. C’est un travail plus profond, qui demande le déploiement sur le terrain de polices municipales. Ce sujet doit concerner tous les acteurs. Nous pourrons toujours reprocher à un procureur de la République tous les maux d’un territoire, mais au final, les difficultés seront toujours là !

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