Deux semaines après les affrontements du 24 septembre, une quarantaine d’enseignants ont mis fin à leur droit de retrait, avec plusieurs propositions sur la table. Mais face à cette violence devenue presque quotidienne devant et dans le lycée, certains semblent prêts à jeter l’éponge.
Jeudi, 9h. Devant le portail du lycée de Kahani, un petit groupe d’employés s’échange les dernières informations avant de retourner au boulot. La veille, une nouvelle agression a eu lieu à quelques mètres de là, qui aurait pu une fois de plus tourner au vinaigre. “L’élève était juste allé s’abriter sous le faré parce qu’il pleuvait. Des jeunes sont venus le racketter, et il ne voulait pas, alors il a couru vers le lycée”, rapporte une membre du personnel. Armé d’un chumbo, l’un de ses agresseurs le poursuit jusqu’aux portes. Seule l’intervention courageuse d’un EMS aura permis d’éviter un drame. “Il a pris une chaise et il lui a dit “vas-y, viens” et le jeune a finalement pris la fuite”, poursuit la femme, visiblement lassée par ces scènes devenues quasi quotidiennes. “L’AED (assistante d’éducation) qui était là, elle vient d’arriver et elle veut déjà partir”, soupire-t-elle.
Cette fois-ci, l’assaillant a pu être repoussé. Mais tous gardent en mémoire cette journée harassante du vendredi 24 septembre, où les attaques sporadiques se sont enchaînées du matin à la nuit tombée. Jusqu’à se propager au sein même du lycée, à en croire certains témoignages. “Je vois un jeune sur le hub avec une pierre dans la main, qui finalement la range dans sa poche et rentre dans le lycée. Je le course, pour me rendre compte que c’est un élève de Terminale, que j’ai eu deux ans plus tôt dans ma classe”, raconte par exemple Jérémie Saiseau, professeur de Français et secrétaire CGT.
“Ce qui arrivait sporadiquement en 2016 est devenu régulier”
Et ce n’est pas le seul exemple du genre. Dans un communiqué de presse à l’issue de l’assemblée générale du 4 octobre faisant suite aux événements, un collectif rapporte l’attaque d’un collègue au sein même de sa classe, cible de jets de cailloux par l’un de ses propres élèves… Un incident peut-être anecdotique mais qui étonne ces enseignants, habitués par le passé au calme et au respect au moins au sein des classes. “Une horde a essayé d’envahir la salle des profs, où trois collègues étaient enfermés. Je suis partie avertir les forces de l’ordre, qui m’ont dit qu’elles ne pouvaient pas entrer dans le lycée”, relate encore une autre enseignante, sous couvert d’anonymat. Contacté, le recteur assure donner son autorisation pour intervenir dans ce genre de situations.
Les rivalités intervillages qui mettent à feu et à sang la commune de Tsingoni ne sont d’ailleurs pas pour rien dans ces affrontements. Car l’établissement accueille notamment des élèves de Miréréni et Combani… “On m’a dit que Kahani s’était allié à Miréréni contre Combani, donc ils cherchaient les jeunes de Combani”, expose la fonctionnaire de l’Éducation nationale. “J’étais enfermée dans une salle avec des élèves et j’ai vu des gamins avec des masques de carnaval sur la tête, des chumbos, des tessons de bouteille et un sabre s’avancer dans la rue”, poursuit l’enseignante titulaire, qui souhaite désormais quitter Mayotte face à cette violence devenue chronique. “Ce qui arrivait sporadiquement en 2016 est devenu régulier”, assure-t-elle.
Huit jours de retrait pour les enseignants
Face à ce nouveau déferlement de violences, le rectorat a bien réagi en décrétant la fermeture administrative du lycée pendant deux jours, avant une réouverture progressive des classes la semaine suivante. Trop peu, ont jugé certains enseignants traumatisés par cet énième caillassage. Une quarantaine a donc décidé d’entamer dès le mardi 28 septembre, jour de la réouverture, un droit de retrait qui s’est poursuivi pendant huit jours, pour dénoncer ce qu’ils qualifient de “danger grave et permanent”.
Dans leur viseur, notamment : les travaux répartis ça et là dans l’enceinte. “Il y a au moins quatre chantiers simultanés entre le bâtiment administratif, la salle des profs… Sans aucune sécurité”, liste ainsi Jérémie Saiseau. Bang ! Comme pour lui donner raison, un ballon vient s’exploser sur une maisonnette en chantier à côté du plateau sportif. L’alerte ayant été donnée dans le cadre du droit de retrait, une enquête a été menée, ramenant visiblement un peu d’ordre. “Là par exemple, il y avait un tas de déchets en tous genres, ça a été débarrassé. Ah tiens, ils ont aussi coupé des barres de fer qui dépassaient du mur”, décrit le représentant syndical au gré de ses déambulations. À ce sujet, le rectorat confirme bien une part de responsabilité, que les conclusions du CHSCT ont mises en lumière. “Sur la question des travaux, nous n’avons pas été assez vigilants, c’est vrai, il y avait des outils qui traînaient. Nous allons profiter de la reprise pour faire un rappel à l’ordre”, concède Gilles Halbout.
Un ratio adultes/jeunes déséquilibré
Mais ce ne sont pas là les seules demandes du collectif d’enseignants. Pour beaucoup, il faut prendre le problème à la racine, à savoir le manque de personnels face à des effectifs croissants. “Il y a un truc que je ne comprends pas : on sait que Kahani est l’un des lycées les plus problématiques de l’île, et pourtant on a rajouté cette année des classes de redoublants !”, pointe du doigt un contractuel, qui n’a lui pas choisi de se mettre en droit de retrait. En tout, ce sont quelque 250 élèves supplémentaires que l’établissement a reçu pour cette rentrée. De quoi déséquilibrer encore un peu plus les rapports de force. “En métropole, ils ont un AED pour 89 élèves, nous maintenant on doit être à un pour 160”, souffle Jérémie Saiseau. Des recrutements difficiles à opérer dans la mesure où les créations de ces postes de surveillants sont gelées, même au national. Le rectorat s’est donc engagé à recruter deux CPE adjoints. “C’est une manière de reconnaître les plus impliqués en leur proposant un poste en CDI, et par un jeu de chaise musicale, de recruter de nouveaux AED”, défend le responsable d’académie. “Par ailleurs, nous sommes passés de 240 PEC (parcours emploi compétences) et services civiques l’année dernière à plus de 400 cette rentrée, ce sont autant de renforts qui vont être visibles”, ajoute-t-il.
Lors de la semaine de retrait, quatre groupes de travail initiés à l’occasion des assemblées générales ont permis de faire émerger bien d’autres propositions, sur la sécurité, le lien avec les parents d’élèves, ou encore la place des élèves. “Il faut qu’il y ait une vie à l’intérieur du lycée. Il y a juste un CDI mais qui ne peut absolument pas accueillir tout le monde. On essaie d’impulser notamment une maison des lycéens. Il faudrait aussi une salle pour que les jeunes puissent faire de la musique”, suggère pêle-mêle un professeur, qui a participé à deux de ces ateliers de réflexion. “Il faut que le lycée vive et respire. Là ça ne vit pas, ça ne respire pas”, conclut-il.