Les enfants des kwassas, symboles des reconduites expéditives à Mayotte

La Cour européenne des droits de l’homme a condamné jeudi 25 juin la France dans l’affaire de la reconduite aux Comores de deux enfants en 2013. Sept violations ont été retenues, dans cette histoire qui illustre la politique de rattachement des mineurs à un tiers pour accélérer les procédures d’éloignement. 

C’était il y a sept ans. Ce matin du 14 novembre 2013, un homme, affolé, quitte son travail en trombe et se présente devant la gendarmerie de Pamandzi. Il vient d’apprendre que ses deux enfants, âgés respectivement de 3 et 5 ans, ont été interpellés alors qu’ils tentaient de rejoindre les côtes mahoraises à bord d’un kwassa. Dans ses mains, il tient leurs actes de naissance ainsi que son propre titre de séjour, dans l’espoir d’éviter leur expulsion aux Comores prévue le jour même. Sans succès. “C’était un moment très crispant, il était terrifié, il n’arrivait pas à parler, je me rappelle même avoir dû hausser le ton, car il fallait faire vite”, se souvient Maître Marjane Ghaem, son avocate. 

En même temps, c’est déjà la deuxième fois que l’homme, installé de façon régulière à Mayotte depuis une vingtaine d’année, voit partir ses proches vers les îles voisines. Déjà en 2011, ils sont arrêtés avec leur mère, une Comorienne sans papier, et renvoyés à Anjouan. Celle-ci décide de retenter la traversée, laissant les deux frère et sœur chez leur grand-mère. Pendant un an, leur père fera des pieds et des mains pour tenter de décrocher les précieux visas. Mais après un an de démarches infructueuses et vu l’état de santé dégradé de leur grand-mère, les enfants finissent par embarquer sur un kwassa, avec 17 autres migrants… au péril de leur vie. “On est vraiment dans la situation où des enfants se retrouvent à bord d’une embarcation de fortune parce qu’ils ont été littéralement broyés par la machine administrative”, souffle encore l’avocate, spécialisée en droit des étrangers. 

Rattachés à un adulte sans lien de parenté 

Malgré un recours gracieux effectué auprès de la préfecture à 15h02 ce jour fatidique du 14 novembre 2013, puis la saisie du juge des référés du tribunal administratif de Mayotte à 17h30 pour obtenir la suspension de leur éloignement, le père doit assister impuissant, une fois encore, à l’expulsion de ses enfants. 16h30, aller simple, terminus Anjouan. La raison ? Ils ont été rattachés à un tiers, lui-même présent à bord du kwassa, sans pourtant qu’il ne puisse justifier du lien légal vis-à-vis d’eux. “Ce sont des situations qui arrivent presque quotidiennement. Cette affaire résume bien cette manière qu’ont les autorités de rattacher des enfants à des adultes qu’ils ne connaissent pas, pour les renvoyer de façon expéditive”, assène Solène Dia, chargée de projet régional pour la Cimade à Mayotte. “Je lui ai alors assuré que nous trouverions un moyen pour ramener ses enfants légalement”, relate Marjane Ghaem. En 2014, ils obtiennent enfin des visas auprès des autorités consulaires aux Comores. Mais les recours en justice ne font que commencer. Après une “décision molle” du conseil d’État en décembre qui “ne condamne pas l’attitude des autorités françaises dans ce dossier mais invite la préfecture à examiner les demandes du père”, souligne l’avocate, celle-ci prend alors contact avec le cabinet Spinosi, spécialisé dans le droit européen et qui accepte de porter ce recours gracieusement. 

La France condamnée à verser 22.500 euros 

Sept ans plus tard, c’est une petite victoire pour la famille, désormais réunie, et les avocats qui ont suivi l’affaire : la Cour européenne des Droits de l’Homme a condamné la France pour la rétention des deux enfants, leur rattachement arbitraire à un adulte inconnu et leur éloignement expéditif. En tout, ce sont pas moins de sept violations qui ont été retenues par la Cour, parmi lesquelles on retrouve l’interdiction des traitements inhumains ou dégradants, le droit à la liberté et à la sûreté et le droit au respect de la vie privée et familiale. La France devra verser 22.500 euros aux deux enfants et à leur père pour le dommage subi. 

Et c’est bien le rattachement “arbitraire” à un adulte qui n’entretenait pas de lien avec eux, qui a notamment fait peser la balance, en plus du jeune âge des enfants et de leurs conditions de rétention. La Cour a pris “note des observations concordantes des tiers intervenants selon lesquelles existe, à Mayotte, une pratique consistant à rattacher arbitrairement des mineurs à des adultes inconnus d’eux afin de permettre leur placement en rétention puis leur renvoi vers les Comores”. Les conditions de rétention, dans un centre temporaire créé au sein d’un commissariat, “les mêmes que celles des personnes adultes appréhendées en même temps qu’eux”, “séparés des membres de leur famille”, sans aucun adulte désigné à l’exception de “M.A (…) auquel ils ont été rattachés arbitrairement”, suffisent pour conclure que la situation n’a pu qu’engendrer “pour eux une situation de stress et d’angoisse et avoir des conséquences particulièrement traumatisantes sur leur psychisme”. Sur le navire qui les ramenaient aux Comores, aucun des 43 mineurs à une exception près, ne portait le même nom de famille que l’adulte auquel il était rattaché, note aussi la Cour. 

3.000 enfants en rétention en 2019 

De là à faire changer les mœurs, il y a un pas de géant, qui n’a pas été franchi depuis sept ans. Bien au contraire. En 2019, ce sont mêmes près de 3.000 enfants qui ont été placés en rétention rien qu’à Mayotte, contre une centaine en France, d’après Solène Dia, citant les chiffres de la Cimade. “Il y a une politique du chiffre sur l’immigration à Mayotte qui n’a pas changé, Shikandra ou pas”, relève Marjane Ghaem. “Et ce qui va changer la donne dans les années à venir, c’est plutôt le jour où les gens vont être fichés sur les interdictions de retour.” Si cette décision de la CEDH est importante, l’avocate craint donc qu’elle ne suffise pas à faire bouger les lignes. “Il en faudrait un paquet comme ça, or souvent cela concerne des gens qui ne sont pas portés sur le contentieux, et qui ne comprennent même pas qu’on puisse attaquer l’État… sans retombée derrière”, développe celle qui a accepté de parler à la place du père, car celui-ci craint justement qu’une publicité trop évidente vienne menacer son titre de séjour. 

Comme pour donner raison à l’avocate, le jour même de la décision de la Cour de Strasbourg, cinq enfants étaient retenus au CRA. Une information confirmée par la Cimade mais pas par la préfecture, qui ignore le nombre exact de mineurs actuellement retenus. “Il y a une quarantaine de personnes au CRA, toutes en provenance de kwassas”, chiffre Julien Kerdoncuf, le sous-préfet en charge de la lutte contre l’immigration clandestine. “C’est possible qu’il y ait des mineurs dans le lot, cela arrive très souvent”, concède-t-il. 

Deux enfants retrouvés morts après le naufrage d’un kwassa à Charifou 

Nouveau drame de l’immigration clandestine. Un naufrage d’une embarcation de fortune a eu lieu dans la soirée du jeudi 25 juin. Vendredi, les habitants et la gendarmerie ont retrouvé quatre corps sur la plage de Charifou, dans le sud de l’île. Parmi eux, deux enfants, l’un de dix ans et l’autre de quatre ans. Dans la matinée, une foule s’est alors amassée sur les lieux, avant d’ériger un barrage à Mbouini, pour protester contre l’arrivée régulière des kwassas dans le sud. Dans une interview accordée à Flash Infos le 16 juin dernier, le sous-préfet en charge de la lutte contre l’immigration clandestine Julien Kerdoncuf notait une reprise des arrivées de kwassas depuis la mi-mai “à un niveau similaire qu’à la même période de l’année dernière”. En l’absence de reconduites, toujours interrompues dans le cadre de la crise sanitaire liée au Covid-19, les personnes interpellées sont alors placées au centre de rétention administrative, avant d’être présentée au juge des libertés et de la détention. “Pour l’instant, le juge a systématiquement refusé la prolongation de leur rétention, et les personnes ont donc été remises en liberté”, rapporte Julien Kerdoncuf.

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