Julien Kerdoncuf, sous-préfet à Mayotte en charge de la lutte contre l’immigration clandestine : « Actuellement, la priorité c’est non pas d’intercepter, mais de refouler »

Si les expulsions vers les Comores sont toujours suspendues, la préfecture a renforcé ses activités de lutte contre l’immigration clandestine en mer. Dans un premier temps, la fermeture des frontières et la peur de la propagation du virus avait fortement limité les flux migratoires, mais l’activité semble reprendre peu à peu. Selon Julien Kerdoncuf, sous-préfet en charge de la lutte contre l’immigration clandestine, plusieurs kwassas sanitaires seraient même arrivés la semaine dernière, sans pour autant être en lien avec le Covid. 

Flash Infos : Aujourd’hui, où en est la lutte contre l’immigration clandestine alors que les reconduites aux frontières sont suspendues depuis le mois de mars ? 

Julien Kerdoncuf : D’abord, il faut savoir que la lutte contre l’immigration clandestine ne se limite pas aux reconduites, qui sont toujours suspendues pour des raisons sanitaires. L’opération Shikandra repose sur quatre axes. Premièrement, les relations avec les Comores, et là, ça se joue plutôt au niveau de l’Élysée et du ministère des Affaires étrangères. Deuxièmement, la réaffirmation de la présence à terre. Les opérations de contrôle à terre sur la voie publique ont été suspendues en l’absence de perspective d’éloignement. Concrètement, le groupe d’appui opérationnel de la police aux frontières, son unité d’interpellation et la gendarmerie mobile ne procèdent plus à des interpellations d’étrangers en situation irrégulière, ils ont été redéployés sur d’autres missions comme la sécurisation générale. Dès qu’il y aura besoin de reprendre les interpellations, on le fera du jour au lendemain puisque les effectifs sont toujours là et mobilisables immédiatement, mais tant qu’il n’y a pas d’éloignements, on préfère mettre le paquet sur la sécurité. Je tiens aussi à rappeler que pendant presque toute la durée de la crise sanitaire, nous avons déployé des militaires dans le cadre de l’opération Résilience. Ils constituaient des groupes « projetables », c’est-à-dire que nous pouvions les envoyer sur les plages en cas de « beachage ». Puis, le troisième axe de l’opération Shikandra, c’est l’approfondissement du travail judiciaire. Depuis plusieurs semaines, nous avons choisi de faire un focus sur la lutte contre l’emploi d’étrangers sans titre. Autrement dit, le travail illégal. L’idée, c’est de contrôler les chantiers – du BTP mais pas seulement – et de sanctionner les travailleurs, leurs employeurs et leurs donneurs d’ordre. Cela permet de couper l’économie informelle qui fait l’attractivité de Mayotte pour les candidats à l’immigration. Cela s’est traduit par le renforcement du groupe de lutte contre le travail illégal de la PAF : on a plus que dédoublé les capacités de ce groupe en y joignant des effectifs des unités d’interpellation. On a donc poursuivi le travail d’enquête, avec par exemple le démantèlement d’un trafic de faux billets d’une filière africaine, ce que l’on appelle le « wash-wash », mais il y a beaucoup d’autres enquêtes toujours en cours et qui avancent. On ne s’est pas arrêté pendant le Covid. On est aussi en train de monter en puissance dans la lutte contre la fraude documentaire, avec l’entrée en fonction d’un expert de la PAF venu de Paris et qui vient de prendre son poste à la préfecture pour travailler principalement sur les reconnaissances frauduleuses de paternité et sur l’obtention frauduleuse de titres de séjour. Pour en revenir à l’opération Shikandra, le quatrième axe est la protection des frontières maritimes. Nous avons là renforcé notre dispositif en mer de 10 effectifs supplémentaires pour la PAF et 12 pour la gendarmerie. Deux nouveaux bateaux sont aussi arrivés, l’un à la fin avril et un qui devrait être mis à l’eau cette semaine. On a donc désormais huit intercepteurs opérationnels. Ils ne sont pas tous à l’eau en même temps ; mais ça nous permet d’élargir notre capacité d’action. 

FI : Si les interpellations ont été suspendues, la présence en mer a en effet été maintenue depuis le début de la crise sanitaire. En quoi consistent ces actions ? 

J. K. : Actuellement, la priorité, c’est non pas d’intercepter, mais de refouler. On met fin à la tentative d’entrée sur le territoire, on arraisonne le bateau qui souhaite entrer, on lui fait faire demi-tour et on l’accompagne jusqu’à la sortie de nos eaux territoriales pour le renvoyer vers les Comores, en s’assurant qu’ils ont assez d’essence, que les capacités de navigation sont bonnes, etc. On ne met pas les gens en danger, évidemment. Si on ne peut pas refouler, on intercepte et dans ce cas-là, on amène les passagers du kwassa au centre de rétention administrative (CRA) et on les garde le plus longtemps possible pour pouvoir les éloigner. Mais parfois malheureusement, certains sont libérés par l’autorité judiciaire. 

FI : Jean-Yves Le Drian, ministre des Affaires étrangères, sommait, fin mai, l’Union des Comores de reprendre les reconduites. Dans le même temps, ce même pays demandait à la France de déployer un mécanisme de précaution sanitaire pour endiguer la propagation du Covid dans l’archipel. Ces discussions ont-elles avancées ? 

J. K. : Il y a eu des échanges à très haut niveau avec les autorités comoriennes pour que les expulsions puissent reprendre le plus tôt possible. Même si cela se discute surtout à Paris, je suis relativement optimiste sur le fait que cela sera le cas. Nous attendons un retour de l’Élysée à ce sujet. L’objectif, c’est d’avoir un sens de la responsabilité pour ne pas propager le Covid, sans pour autant accepter des dispositifs inapplicables et qui seraient une façon pour les Comores de cacher sa mauvaise volonté (d’accueillir les clandestins expulsés, ndlr). 

FI : Pourtant, 10 personnes étaient enfermées au centre de rétention administrative un mois plus tôt. Elles y sont aujourd’hui une quarantaine. Cela signifie-t-il qu’après une période creuse, les traversées de kwassas ont repris ? 

J. K. : Il y a eu plusieurs phases en matière de flux migratoire. Pendant la première phase, de mi-mars à mi-avril, il n’y avait rien, du moins nous n’avons eu aucune détection. Au-delà du renforcement du dispositif en mer et de l’action des autorités comorienne sur les plages pour empêcher les départs et les retours, il y a aussi eu une peur de Mayotte liée au Covid, puisque les autorités comoriennes ne faisaient état d’aucun cas en circulation, pendant que nous en comptions plusieurs dizaines. Puis à partir de la mi-avril, jusqu’à il y a une dizaine de jours, on a eu une remontée en puissance : nous avions détecté quelques kwassas par-ci par-là, mais cela restait relativement faible. Depuis mi-mai, on est revenu à un niveau similaire qu’à la même période de l’année dernière. Avec les conditions météorologiques en mer, cela reste là encore relativement faible, mais le flux a repris. 

FI : Maintenant que la présence du Covid aux Comores a été avérée, observe-t-on une recrudescence des kwassas sanitaires ? 

J. K. : Nous n’en avions recensé aucun depuis le début de la crise sanitaire. Mais la semaine dernière, nous en avons vu arriver quatre ou cinq, quasiment un par jour, mais pas forcément en lien avec le Covid. Avant cela, un homme qui l’avait contracté était décédé à Bandrélé après avoir débarqué d’un kwassa. Mais depuis ce cas, nous n’en avons plus eu. Les autres personnes que nous avons contrôlées sont plutôt des accidentées de la route ou des gens qui portent des sondes urinaires, par exemple. Je ne saurais pas expliquer pourquoi ça a repris précisément la semaine dernière, alors que Mayotte est passée de rouge à orange il y a plus d’un mois. Peut-être est-ce dû à l’aggravation de maladies chroniques qui n’ont pas été soignées pendant la crise aux Comores, avec des patients qui se présentent désormais à l’hôpital dans des conditions de santé dégradées… 

FI : Justement, des habitants de Kani-Bé, puis de Mtsahara ont tenté d’empêcher des secouristes de prendre en charges des personnes probablement déposées par un kwassa venus des Comores… 

J. K. : Tout ce que je peux dire, c’est que c’est parfaitement inacceptable de s’opposer à la prise en charge par les pompiers et les secours d’une personne vulnérable et en difficulté sur le plan médical et sanitaire. Mais nous ne pouvons pas prendre de précautions particulières dans la mesure où nous ne sommes pas censés nous prémunir de la population elle-même lorsqu’on porte secours. On ne va pas mettre un gendarme derrière chaque ambulance en intervention, ce n’est pas possible. Pour l’instant ça ne s’est pas reproduit, et je souhaite que ça ne se reproduise pas. 

FI : La semaine dernière, le député LR Mansour Kamardine insinuait que les passeurs pouvaient bénéficier de la complicité des autorités et des administrations locales, ce qui expliquerait selon lui la rapide pris en charge par les secours des clandestins fraîchement débarqués… 

J. K. : Ses propos n’engagent que lui, je ne peux pas les commenter.

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