Sylvie Escrouzailles, juge des enfants au tribunal judiciaire à Mamoudzou, dénonce un manque de moyens en comparaison du nombre de mineurs sur l’île. Mais elle en appelle surtout à une implication et une solidarité de la population civile pour cadrer la jeunesse.
Flash Infos : En deux mots, pouvez-vous expliquer votre travail ?
Sylvie Escrouzailles : On a deux casquettes. Le pénal : on sanctionne le mineur qui fait des délits. Et le civil, où on suit le plus d’enfants : c’est-à-dire l’assistance éducative pour protéger les mineurs quel que soit leur statut et d’où ils viennent. Manque de nourriture, de logement, absence de scolarité, parents défaillants… Le danger c’est tout ça.
F.I. : Vous êtes arrivée au tribunal judiciaire de Mamoudzou en octobre 2022, qu’est-ce qui vous a frappé en venant ici ?
S.E. : Les affaires sont toujours d’une extrême violence. Mais j’ai fait 20 ans en banlieue parisienne. Toute proportion gardée, je retrouve un petit peu les mêmes mécanismes. Dans les Hauts-de-Seine, il y avait la guerre sur une rue, les plus petits se battaient contre les jeunes de la ville voisine. On leur demandait pourquoi, ils ne savaient même plus. C’est comme entre Doujani et M’tsapéré. Je retrouve aussi le phénomène des femmes seules pour élever leurs enfants. Les pères sont absents. Il n’y a souvent que les mamans aux audiences.
F.I. : Quelle est votre lecture de la situation à Mayotte ? Vous êtes réticente à parler à la presse d’habitude, mais vous vouliez prendre la parole dans le contexte actuel.
S.E. : Il n’y aura pas de solution si on ne prend pas à bras le corps le problème des mineurs. Mais ce ne sera pas de tous les mettre en prison, ou en centre éducatif renforcé (CER) ou en centre éducatif fermé (CEF). Devant moi, la grande majorité sont des enfants nés ici. Ils ne connaissent pas d’autres pays, ne connaissent pas leur famille. Qu’est-ce qu’on fait de ces enfants ? Au mieux, ils sont scolarisés. Parfois, ils obtiennent un diplôme. Et après ? Ils ne peuvent pas aller en stage parce qu’ils n’ont pas de documents, ils ne peuvent pas trouver de travail, ne peuvent pas aller à la mission locale… À 18 ans, on les lâche sur l’île sans qu’ils puissent en sortir. Il faut s’occuper de ces jeunes. Je suis intimement convaincue que si un enfant grandit mal, c’est qu’on ne lui donne pas de quoi bien grandir au départ. Les parents sont des tuteurs. S’il n’y a pas ce tuteur pour tenir la plante verte, ça part dans tous les sens. Depuis plus d’un an que je suis ici, je n’ai jamais eu à condamner de mineurs d’origine africaine. Je ne les ai qu’en assistance éducative car ils sont tout seuls sur le territoire. 90 % obtiennent le statut de réfugié et ils partent.
F.I. : Quelle est la situation au tribunal ?
S.E. : Le tribunal est sous-calibré pour une population composée d’au moins 50 % de mineurs sur le territoire… On aurait besoin de plus de moyens, pas seulement pour le tribunal pour enfants, mais pour toutes les structures qui doivent accompagner de la naissance à la majorité. Je le vois avec la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), les associations qui travaillent avec nous pour les assistances éducatives sur l’aspect civil, les familles d’accueil sont surchargées. Les éducateurs aussi. Et nous, en tant que juges pour enfants, c’est la même chose. On est en sous-effectif chronique dans tout le tribunal. Sur les trois juges pour enfants, deux vont partir cet été. Depuis mon arrivée en octobre 2022, mon cabinet des mineurs a connu six greffiers différents qui viennent pour quelques mois. De fixes, on peut compter sur deux greffiers pour trois juges des enfants. Ils n’arrivent pas à écrire les compte-rendus en temps et en heure. Cela provoque du retard dans le traitement des affaires.
F.I. : Quelle est l’attitude de ces jeunes par rapport à la justice ?
S.E. : Ici, il y a encore ce respect pour le juge. Ce que je ne ressentais plus du tout en métropole depuis des années. Pas tous mais en général, ils sont impressionnés, penauds en salles d’audience. Ce qui est étonnant, c’est que 90 % des mineurs reconnaissent facilement leurs délits et même des viols horribles. Ils disent pardon souvent. Comme des enfants en fait, mais qui font des choses horribles. C’est qu’il y a quand même des choses à faire avant qu’ils deviennent des coupeurs de route, des coupeurs de bras… Beaucoup sont des enfants abandonnés, qui sont laissés à eux-mêmes.
F.I. : Dans une interview que nous avons faites avec un éducateur syndiqué de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), il évoquait que le manque de places pouvait influencer le rendu d’une décision, que répondez-vous ?
S.E. : On essaie de faire avec les moyens qu’on a. Je ne pense pas qu’il y ait de biais. Mais on a uniquement un Centre éducatif renforcé (CER) à Bandrélé qui fonctionne par sessions de quatre mois. Si on n’envoie pas un mineur en début de session, c’est très difficile de l’intégrer. Ce n’est absolument pas à la dimension de ce territoire. On a un foyer (l’EPE Dago) mais si les jeunes veulent fuguer, ils peuvent. Il faudrait plus de structures adaptées pour les plus ancrés dans la délinquance.
F.I. : Paradoxalement, à la maison d’arrêt de Majicavo, il y a une surpopulation carcérale (+300 % en décembre 2022) chez les majeurs mais le quartier pour mineurs n’est pas rempli. Comment cela se fait-il ?
S.E. : Le code de justice pour mineurs privilégie l’éducatif sur le répressif. Le cerveau n’arrive à maturité qu’à 21 ans, l’enfant est un adulte à en devenir. Avant de mettre un mineur en détention, on l’aura vu plusieurs fois, on aura tenté d’autres choses avant : un foyer, des familles d’accueil, un contrôle judiciaire… Et puis on ne peut pas mettre en détention un mineur en-dessous de 13 ans. Et je pense qu’il faut faire les choses avant 13 ans. Les mineurs sont souvent très matures parce qu’ils vivent dans la rue. Après c’est compliqué, il y a l’effet de groupe, comme partout. C’est pour ça qu’il y a l’Assistance en milieu ouvert (AMO) pour aider les parents à gérer leurs enfants pendant l’adolescence.
F.I. : Il n’y a donc pas assez de places dans les structures et pas assez d’éducateurs. Que se passe-t-il alors après avoir rendu votre décision ?
S.E. : Ils sont quand même suivis mais pas de façon aussi serrée qu’ils pourraient l’être. Il faut un budget pour beaucoup plus d’éducateurs sur le terrain ou des associations relais. La tache est monumentale et j’ai l’impression qu’on ne se rend pas compte ou qu’on ne veut pas le voir. Donc oui, ils sont suivis mais ils pourraient être mieux suivis. Mais on peut toujours faire mieux, même en métropole. La PJJ et l’Aide sociale à l’enfance (ASE) restent un parent pauvre. Sauf qu’ici, on est le département le plus jeune de France.
F.I. : Quelles sont les problématiques que vous rencontrez le plus souvent ?
S.E. : L’absence du père est difficile, il y a beaucoup de mamans dépassées. Elles se débrouillent, elle font des ménages etc. Mais qui s’occupe des enfants à la maison ? Pendant la crise d’adolescence, elles sont dépassées. Elles me disent fermer la porte le soir mais le jeune sort par la fenêtre… Je pense que ça tient beaucoup grâce à la solidarité familiale et du voisinage mais ça tend à se déliter. Il faudrait un tiers digne de confiance (terme juridique), de la famille ou quelqu’un qui connaît bien les enfants, un ami de longue date… On le désigne et devient notre référent pour le mineur dans les démarches. Dans le civil, le plus courant ce sont les violences physiques à l’encontre des enfants. On ne touche par le corps de l’autre si on n’en a pas son autorisation, mineur ou majeur. Ce n’est pas facile d’élever un enfant? mais on doit trouver d’autre méthodes que la violence.
F.I. : C’est-à-dire que la justice à elle seule ne suffit pas ?
S.E. : Il ne faut pas compter que sur les juges ou les éducateurs pour sauver cette jeunesse. On ne va pas pouvoir enfermer tous les enfants, même si on créait dix CER sur Mayotte. Il faut s’appuyer sur la solidarité encore présente à Mayotte. Plein de gens peuvent jouer un rôle de médiateur. Mais en respectant les principes républicains, par la parole et non pas par la violence. Il faudrait que tout le monde soit solidaire : mzungu, Mahorais, Comoriens.… Et où sont les pères ? Ils doivent s’occuper de leurs enfants. À Kahani, j’ai vu qu’il y a des hommes qui font des rondes la nuit pour essayer d’éviter que ça dégénère, sans que ce soit une milice (interdit par la loi). En métropole, je me rappelle de grands recrutés par la mairie comme animateurs de quartiers. Il allaient parler aux jeunes, ça crée du dialogue. La police, elle, ne peut pas, ils ne sont pas assez nombreux.
F.I. : Personnellement, quel regard portez-vous sur votre métier ?
S.E. : Je ne suis pas encore désabusée. Je suis venue à Mayotte pour les enfants. Je n’ai pas encore baissé les bras. Le peu qu’on fait, c’est déjà ça. Mais je me rends bien compte que ce ne sont pas trois juges qui peuvent tout régler tous seuls dans leur coin. On ne peut pas tout reposer sur une institution étatique. Il faut s’organiser pour occuper les jeunes, leur proposer des activités. J’ai vu sur les réseaux sociaux des jeunes qui ramassaient des déchets. Positiver. Si les jeunes sont valorisés dans ce qu’ils font et ce qu’ils sont, ils n’auront pas envie de tout casser.
Peu d’assistance éducative pendant les barrages
Sylvie Escrouzailles, juge des enfants, informe qu’en cette période de contestations à Mayotte et de barrages, le pénal fonctionne mais l’assistance éducative, elle, « ne fonctionne quasiment plus ». Sa dernière audience remonte à quinze jours et aucun éducateur est venu. « Depuis, je ne reçois plus personne. La conséquence, c’est qu’il y a des situations à l’extérieur qu’on ne peut pas traiter. » Si les urgences, sur la base de signalements adressés au procureur de la République, peuvent donner lieu à des ordonnances de placements provisoires par le parquet pour mineurs, le juge pour enfants peut difficilement juger. Ces ordonnances pour « arracher » les enfants de leur famille en urgence sont normalement valables pendant quinze jours et débouchent sur une convocation devant le juge, « mais elles vont bien au-delà ».