Flash Infos : Le concert que vous allez donner ce samedi à M’tsahara s’articulera-t-il principalement autour de votre dernier album intitulé « Dernier appel » ?
Tiken Jah Fakoly: Absolument pas. Ce sera un grand concert au cours duquel j’interpréterai un panel de chansons issues de tous mes albums. Les chansons de « Dernier appel » seront, bien sûr, au rendez-vous, mais pas seulement. J’interpréterai environ deux chansons de chacun de mes albums de manière à ce que ce concert soit représentatif de l’ensemble de ma musique.
FI : Pourquoi votre dernier album s’intitule-t-il « Dernier appel »? Doit-on comprendre qu’il s’agit de votre dernier album ?
TJF : (rires) Pas du tout, je ne compte pas arrêter la musique de si tôt! Depuis mes débuts dans la musique, j’ai toujours été un chanteur engagé pour l’Afrique. Mon album « Dernier appel » est un appel à l’unité de l’Afrique et des Africains. L’adjectif « dernier » est là pour signifier l’urgence de cet appel, l’urgence du réveil de l’Afrique. Il est temps que les Africains prennent conscience des potentialités extraordinaires dont regorge leur continent, mais dont ils n’arrivent pas à profiter car ils sont encore trop divisés. L’urgence est donc de couper court aux conflits et de s’unir afin de créer une Afrique forte qui ne puisse plus se faire écraser par l’Europe et les Etats-Unis comme c’est le cas aujourd’hui. L’Afrique est constituée de 54 pays. Si ceux-ci réussissent à s’unir, l’Afrique deviendra un continent qui aura enfin sa place sur la scène internationale.
FI : Vous voulez dire que vous aimeriez que les Etats africains s’unissent pour créer une seule entité à la manière de l’Union Européenne ou des Etats-Unis ?
TJF : Absolument! Mon rêve est de voir naître un jour les « Etats-Unis d’Afrique ». Je ne verrai sans doute pas cela de mon vivant, mais je suis quelqu’un de fondamentalement optimiste et je suis persuadé qu’un jour cela se fera. Je crois en l’Afrique et je sais que mon rêve se réalisera tôt ou tard. Le sol africain regorge de richesses en tout genre, mais à l’heure actuelle ce ne sont pas les Africains qui en profitent. Les occidentaux se servent allègrement dans les richesses de ce continent et son peuple n’a pas les moyens de les en empêcher car il est en position de faiblesse. Il n’est pas normal que le continent africain soit si riche et les Africains eux-mêmes si pauvres. Il est grand temps que cela change !
FI : Pensez-vous que votre musique puisse aider à éveiller la conscience des Africains ?
TJF : Tout à fait ! C’est d’ailleurs la mission que je me suis fixée: éveiller la conscience des Africains afin qu’ils s’unissent et deviennent un peuple fort qui puisse rivaliser avec les autres nations. Je suis un soldat au combat pour l’Afrique. La musique reggae est, par essence, une musique engagée. Bob Marley lui-même chantait pour éveiller les consciences et je me situe dans sa lignée. Il avait déjà compris que la musique pouvait être une arme terriblement efficace pour faire évoluer le monde. Comme je le dis souvent, la musique reggae est la voix des sans-voix. Je continue le combat initié par Bob Marley et poursuivi ensuite par d’autres chanteurs de reggae comme Alpha Blondy, pour ne citer que lui.
FI : Pour faire passer un message, il faut avant tout un texte percutant. Considérez-vous les chansons de reggae comme des chansons à texte ?
TJF : Bien sûr! Les chansons reggae sont avant tous des chansons à texte car, sans texte, pas de message! Or le reggae a toujours été, depuis sa naissance, une musique engagée, créée pour apporter quelque chose à l’humanité. Le micro peut être une arme bien plus efficace que toutes les autres pour faire évoluer le monde.
FI : Pensez-vous que le réveil de l’Afrique est imminent ?
TJF : Absolument ! L’éveil des consciences africaines est en cours, plusieurs signes nous le montrent comme la multiplication des révolutions ces dernières années sur le continent africain. Dans mon album « African revolution », je rends d’ailleurs hommage aux révolutions du « printemps arabe » qui ont fait bouger les choses dans ces pays. La dernière révolution africaine en date, celle du Burkina Faso est également un exemple à suivre. L’Afrique est en train de se réveiller c’est certain, tandis que la civilisation occidentale est, elle, sur le déclin. Le développement à outrance des nouvelles technologies est en train de causer sa perte. Certes, celles-ci ont leurs avantages, mais elles comportent aussi des dangers. Regardez ce qui se passe dans le monde de la musique par exemple: l’accès trop aisé au téléchargement gratuit est en train de causer la ruine des artistes! Tout comme Bob Marley avant moi, je pense que « Babylon va tomber » et qu’une nouvelle civilisation basée sur d’autres valeurs va voir le jour. Et c’est en Afrique que cela se passera, j’en ai la conviction absolue! D’ici une centaine d’année, le rapport de force va s’inverser et c’est sans doute l’Afrique qui refusera d’accorder des visas aux Européens! (rires)
FI : Qu’est-ce qui vous fait croire cela ?
TJF : Comme je le disais, l’Afrique est un continent très riche qui possède dans ses sous-sols tout ce que recherchent les pays occidentaux. Même le cobalt, matériau nécessaire à la fabrication des téléphones portables, est pris dans les mines africaines, à Kinshassa. Et puis, le continent africain est ensoleillé toute l’année, ce qui fait que les gens ont toujours le sourire! Ca aussi, c’est une force! On sait maintenant que le climat joue sur le moral et cela se vérifie: regardez le nombre de gens qui tombent en dépression à l’approche de l’hiver dans les pays occidentaux! En Afrique, cela n’arrive jamais! Le peuple africain est un peuple qui garde le moral en toute circonstance! Même après avoir subi 400 ans d’esclavage, le peuple africain garde le sourire et c’est un atout formidable que nous avons là ! La jeunesse de la population africaine est également un avantage extraordinaire. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’Afrique doit mettre avant tout l’accent sur l’éducation. Il faut construire des écoles pour former tous ces jeunes car ce sont eux qui bâtiront l’Afrique de demain, cette Afrique unie et forte dont je rêve! L’éducation est donc pour moi le socle de la construction de la nouvelle Afrique. L’agriculture est également un domaine fondamental et il serait souhaitable que les jeunes s’y intéressent davantage car elle est potentiellement génératrice de nombreux emplois. J’aimerais moi-même, d’ici une dizaine d’années, retourner dans mon village en Côte d’Ivoire pour y cultiver du riz, tout en continuant, bien sûr, à faire de la musique car j’ai de nombreux fans qui me suivent dans le monde entier et je ne veux pas les décevoir. Mais, à l’origine, je suis un paysan, il ne faut pas l’oublier. J’ai été élevé dans un petit village de Côte d’Ivoire qui accordait une grande importance aux valeurs de la terre et cela a eu une grande influence dans ma façon de voir le monde. Il n’est pas normal qu’on parle de crise alimentaire en Afrique alors que le sol de ce continent est si fertile. Il faut que les jeunes s’intéressent à nouveau à cette activité primordiale afin que l’Afrique arrive un jour à devenir auto-suffisante sur le plan alimentaire. Si les Africains arrivaient à exploiter convenablement leur terre, ce continent pourrait à lui seul nourrir une grande partie de la planète !
FI : Vous ne pensez pas que la diversité des ethnies africaines puissent être une barrière à l’unité de l’Afrique ?
TJF : Non, pas du tout! Je pense, au contraire, que la diversité des ethnies est une immense richesse pour l’Afrique. Malheureusement, rares sont les Africains qui l’ont compris pour le moment. Mais, comme je vous l’ai dit, je suis quelqu’un d’optimiste et je suis sûr qu’un jour les Africains comprendront que chaque ethnie peut apporter quelque chose d’intéressant à notre continent. Il faut donc apprendre à accepter les différences de chacun et s’unir au lieu de se faire perpétuellement la guerre !
FI : Quels sont les pays africains que vous admirez le plus ?
TJF : J’admire l’Afrique du Sud qui est pour moi l’un des pays africains les plus en avance. Les Noirs et les Blancs ne se mélangent pas encore beaucoup, mais c’est en train de changer, ce qui me donne beaucoup d’espoir pour la suite. Et puis j’ai une grande admiration pour Mandela. C’est un homme qui a véritablement apporté quelque chose à l’humanité. Sinon, j’ai aussi une grande admiration pour le Ghana qui est en train de s’engager sur la voie de la démocratie. Et, bien sûr, pour le Burkina Faso dont la dernière révolution a donné beaucoup d’espoir aux Africains. Ce pays est véritablement un exemple à suivre. Je compte d’ailleurs organiser très prochainement un concert là-bas afin de saluer l’intégrité et la détermination du peuple burkinabè.
FI : Quelles sont vos croyances religieuses ? En temps que chanteur de reggae, la culture rastafari a-t-elle eu une influence sur vos croyances ?
TJF : Je suis né musulman et je continue à pratiquer cette religion. Et non, si je me considère en effet comme un rasta, je n’adhère pas aux croyances rastafari. Je ne vénère pas Haïlé Sélassié. Pour moi, ce n’était qu’un simple chef politique éthiopien, rien de plus. Je ne considère pas le rastafarisme comme une religion, mais comme un mouvement d’éveil des consciences capable de faire évoluer le monde. Toutefois, je comprends que les jamaïcains de l’époque aient ressenti le besoin de déifier cet empereur car ils vivaient loin de leur continent d’origine, l’Afrique, et étaient entièrement sous la domination de la population blanche. Cet état de fait les a amenés à voir en Haïlé Sélassié une sorte de « Jésus noir » qui pourrait les sauver. C’est très compréhensible sur le plan psychologique, mais je ne partage pas cette vision des choses. Dans mon groupe de musiciens, il y a de tout: des musulmans, des chrétiens, des rastas ainsi que des personnes qui ne croient pas du tout en Dieu. On essaie de donner la parole à tout le monde dans un esprit de tolérance car cette diversité religieuse fait aussi notre force.
FI : Considérez-vous Mayotte comme une île africaine ?
TJF : Absolument ! Mayotte, c’est L’Afrique ! Bien que les Mahorais aient choisi de devenir français, ils n’en restent pas moins d’origine africaine et mon combat pour l’Afrique doit aussi être le leur !
FI : Pensez-vous que ce choix des Mahorais de rester français était une erreur de leur part ?
TJF : C’est un choix que je trouve discutable, mais je ne porte pas de jugement. Les Mahorais ont choisi leur destin et nous nous devons tous de respecter cela. Cependant, ce choix a provoqué une scission entre Mayotte et les autres îles des Comores et je trouve cela très grave car les Comoriens et les Mahorais ne forment qu’un seul et unique peuple. Il n’est pas normal qu’il y ait tant de conflits entre eux. Le fait que Mayotte soit française provoque beaucoup de problèmes d’immigration et beaucoup de Comoriens trouvent la mort en tentant de venir à Mayotte. Les Mahorais n’ont pas eu entièrement tort de faire ce choix car l’Europe est une grande force économique et politique actuelle. Ils ont choisi de profiter des avantages que leur offrait le présent. Mais, comme je le disais, l’avenir, c’est l’Afrique ! Et quand les Mahorais devront payer des impôts au même titre que tous les autres Français, cela va sans doute leur faire très mal !
FI : Que pensez-vous de l’immigration des Comoriens à Mayotte ?
TJF : Je pense que les Comoriens ont tout à fait le droit de venir à Mayotte, mais je ne pense pas que ce soit réellement une bonne solution pour eux. Moi, je pense qu’il ne faut pas fuir son pays, mais qu’il faut au contraire y rester pour tenter de le construire, de le développer. La fuite n’est pas une solution. Si nos parents avaient fui l’Afrique à l’époque de l’esclavage, ce dernier y serait sans doute encore présent à l’heure actuelle car il n’y aurait eu personne pour le combattre, pour faire changer les choses en profondeur ! C’est sur place qu’il faut mener le combat, même si cela est difficile. La place des Africains est en Afrique et pas ailleurs ! Je ne pense donc pas que les Comoriens fassent le bon choix en tentant de venir à Mayotte au péril de leur vie. Ils devraient rester aux Comores afin de tenter de développer au mieux leur archipel qui possède aussi des ressources extraordinaires. Malheureusement, les Comoriens n’en ont pas encore conscience et c’est bien dommage !
FI : Je crois savoir que ce n’est pas la première fois que vous donnez un concert à Mayotte ?
TJF : En effet, c’est la quatrième fois ! La première fois, c’était en 2002. Puis, j’y suis revenu en 2004 et j’ai alors eu la chance de vivre deux semaines dans le village d’Hamjago, avec la population mahoraise. Celle-ci m’a très bien accueillie et je l’en remercie du fond du cœur !
FI : C’est donc l’accueil que vous a réservé le public mahorais qui vous a donné envie de revenir sur cette île ?
TJF : Absolument ! J’ai pu constater que ma musique était très populaire à Mayotte et que les Mahorais étaient sensibles à mon combat. Je touche à des thèmes qui trouvent un écho profond en eux puisqu’ils sont eux-mêmes d’origine africaine, même si leur culture a également subi d’autres influences. Je trouve donc important de donner des concerts à Mayotte, mais également aux Comores. Je donne d’ailleurs un concert à Moroni ce vendredi 5 décembre avant de revenir à Mayotte donner mon concert au stade de M’tsahara.
Interview réalisée par Nora Godeau
Mayotte Hebdo vise à contribuer au développement harmonieux de Mayotte en informant la population et en créant du lien social. Mayotte Hebdo valorise les acteurs locaux et les initiatives positives dans les domaines culturel, sportif, social et économique et donne la parole à toutes les sensibilités, permettant à chacun de s'exprimer et d'enrichir la compréhension collective. Cette philosophie constitue la raison d'être de Mayotte Hebdo.