Assis sur la véranda de sa maison à Malamani, Daniel Godo y reste toute la journée, laissant ainsi le temps s'écouler. A quatre-vingt six ans, il apprécie paisiblement l'évolution de Mayotte française pour laquelle il s'est battu aux côtés des sorodas, et "envie la jeunesse présente, cette jeunesse libre de choisir de partir à la guerre ou non".
Né à Chirongui, fils de la lignée des Dzoudzou, Godo suit sa mère en Petite Terre à l'âge de onze ans, celle-ci venait de se remarier. "Dans mon enfance, la traversée d'une terre à l'autre s'effectuait en kalbouaboua. On y transportait une douzaine de personnes et la traversée était gratuite", se souvient-il. C'est dans le village de Labattoir que Godo passe ainsi son adolescence.
A l'origine de son déménagement, son grand-père avait entendu parler de la réputation du professeur Chebane. "M. Chebane a été un grand enseignant, un grand monsieur qui a éduqué les plus grands politiciens de l'île : le sénateur Adrien Giraud, l'ancien sénateur Martial Henry et bien d'autres personnes. Connaissant par le bouche à oreille la dureté et l'efficacité de son éducation et sachant que nous allions vivre en Petite Terre, mon grand-père m'a envoyé dans son école." En 1940, Mayotte a fait l'objet d'une visite historique avec la venue d'un bateau appartenant à l'armée française. Ce dernier s'est déplacé pour recruter tous ceux qui étaient capables de faire la guerre, jeunes et moins jeunes. Plus d'une centaine de Mahorais ont ainsi navigué en direction de Madagascar, après avoir passé et réussi un test écrit. Nombre d'entre eux sans réellement savoir ce qui les attendait.
Basé à Saint-Raphaël, Godo sera fusiller marin pendant 9 ans
Bon élève à plusieurs niveaux (éducatif et sportif entre autres), Godo n'a pu éviter ce voyage périlleux : "Je ne m'imaginais pas dans l'armée avant la venue des militaires. A l'école, je m'en sortais très bien dans tous les domaines, alors je n'ai eu aucune difficulté à réussir le test. Je me souviens être parti en regardant mon beau-père pleurer sur mon sort. Là, un militaire en service s'est approché de lui, l'a calmé et a tenté de le réconforter en lui disant : "Laisse-le partir. Ne t'inquiète pas pour lui. Tu verras, il reviendra riche, avec beaucoup d'argent et vous sortira d'ici, toi et ta famille." C'était un geste gentil, mais dans le fond il savait, comme je savais, que nous n'avions pas le choix."
Arrivées sur la Grande Île, dans la ville de Diego Suarez, les recrues mahoraises ont passé un second test, cette fois-ci pour désigner les volontaires à l'armée de terre et ceux pour la marine. "Les examens pour la marine étaient plus difficiles", affirme-t-il. En optant pour la marine et en décrochant une nouvelle fois le test, le Mahorais navigue sur les eaux de l'océan indien et remonte jusqu'à la Méditerranée. Il fait escale à Marseille avant d'achever son voyage à St Raphaël où il devient fusilier marin pendant neuf ans.
"Après ces neuf ans passés en fusilier, mon professeur m'a proposé d'entrer dans le service hydrographe. "Il y a plus d'argent à gagner", m'a t-il dit. M. Le Guen me connaissait et m'estimait beaucoup. Il m'a dirigé dans ce qu'il voyait de mieux pour moi. De plus, il a donné pour mission à sa femme, enseignante aussi, de me former. C'est avec trois bouquins spécialisés et durant deux mois que Mme Le Guen m'a enseigné l'hydrographie."
"J'ai vu des choses extraordinaires, des bateaux coulés bien avant notre passage"
Rapidement, Godo a su apprendre le métier d'hydrographe. Il est devenu en l'espace de quelques temps, observateur de la marée. Non convaincus, ses collègues de bord le sous-estiment, mais se rendent très vite compte "à qui ils ont à faire". "M. Le Guen m'a mis en confiance. Il répétait souvent que j'étais une exception. Moi je confirmais par ma manière d'être et ma connaissance et ils ont fini par m'appeler "Petit chef". M. Le Guen a fait beaucoup pour moi", prend plaisir à se remémorer le retraité militaire.
Grâce à une machine, Daniel Godo et les hydrographes pouvaient voir sous l'eau, constatant par exemple que le nom de la Mer rouge venait des pierres sous cette eau, de couleur rouge. S'approchant tranquillement de l'océan indien et de Mayotte sur le navire La Pérouse, le Mahorais a observé les profondeurs de la côte Est de l'Afrique.
"Nous sommes passés par la Mer rouge, la Somalie, le Kénya, le Mozambique avant de revenir à Madagascar et Mayotte. J'ai vu des choses extraordinaires, des bateaux coulés bien avant notre passage sur ces eaux. Il y a même un bateau coulé à Sazilé, près de l'îlot de sable blanc. Après tout ça, je voulais changer de métier. Je suis donc revenu à ma spécialité : fusilier marin. Nous étions quatre et j'étais dans le bureau des mouvements. Un poste qui consiste à contrôler les activités dans le bateau, à vérifier si tout le monde respecte ses horaires de travail." Le bateau fonctionnait en trois mouvements. Trois tiers se partageaient la journée, alternaient les postes : mécanique, entretien du bateau, hôpital, cuisine, boulangerie…
Des dollars en guise de remerciement pour la femme de Godo
Admiré de tous, le fusilier marin Godo a su séduire le grand chef de la marine nationale dans la zone, l'amiral Layet. Ce dernier voulait intégrer le villageois de Labattoir à l'état-major. "L'amiral m'a souvent invité chez lui à Diego, il voulait absolument connaître ma famille, alors il m'a demandé mon adresse et a fait venir ma femme et mes deux enfants à Madagascar. Les week-ends, il invitait plus de soixante-dix personnes – la plupart des Américains – pour manger. Il aimait bien critiquer la cuisine malgache : "C'est quoi ça le roumazava, c'est dégueulasse", disait-il,", se souvient parfaitement le vieil homme.
"Un jour, il a demandé à ma femme de préparer une spécialité mahoraise pour la réception. "Dis-moi tout ce dont tu as besoin et je te l'emmène". Alors mon épouse lui a demandé du riz, du poulet et du coco. Le jour J arriva et ma femme a fait un plat pour tous les invités : du riz au coco et du poulet au coco. Alors qu'ils venaient de finir, les amis de l'Amiral, les Américains, en redemandaient. Ils ont demandé à voir la cuisinière et un par un l'ont félicitée. Chaque personne lui remettait un ou plusieurs dollars dans les mains pour la remercier. Finalement, mon épouse avait des dollars pleins les mains", en sourit encore l'ancien de la marine française.
Cela fait partie des bons moments de sa carrière. Naturellement et malheureusement, toutes les journées ne peuvent pas être roses – surtout quand on s'engage dans l'armée – et Godo ne peut oublier les quelques minutes qui l'ont fait passer tout près de la mort.
Trente ans de service militaire et une balle dans le dos
"C'était lors d'une mission parachutiste, nous tirions sur tout ce qui bougeait. Je n'avais même pas le temps de me demander ce que je faisais en plein milieu de cette guerre. Tu abattais ou tu te faisais abattre. Je n'ai pas senti mon ennemi derrière moi et bien qu'il était assez loin, il m'a touché au dos. J'ai été évacué et m'en suis bien sorti, mais un camarade y a laissé sa jambe droite. C'était horrible mais je savais à quoi m'attendre en sautant de l'avion. J'ai échappé au pire et c'est l'essentiel."
C'est au bout de trente ans de carrière et d'aventures que Godo prend sa retraite et rentre définitivement à Mayotte. Daniel Godo a toujours lutté pour que Mayotte reste française. Il se souvient encore comment la monnaie française est arrivée sur l'île : "Nahouda, un jeune mahorais, travaillait dans l'agriculture à Coconi. Son patron M. Dussel l'a envoyé rencontrer le Premier ministre en Métropole pour lui faire savoir, au nom du peuple mahorais, que Mayotte voulait rester française. Il est revenu à moitié déçu, déclarant qu'il n'a pas pu le convaincre mais qu'en revanche il viendrait faire un déplacement pour voir si ce message est véridique. Le message a fait le tour de l'île : "Regroupement à l'aéroport pour la venue du ministre."
Arrivé à Pamandzi, le ministre a fait un discours puis il est reparti, convaincu cette fois-ci. A ce moment là, tout est allé très vite. Comme il l'avait promis dans son discours, la monnaie française a fait son apparition, des routes et des établissements ont été construits. Le développement de Mayotte s'est alors mis en marche. Et jusqu'à présent, l'île continue à se développer."
"Je me suis battu pour la France et pour Mayotte"
Victime de cyclones, Daniel Godo a énormément perdu : logements – fait à l'époque de vangate, tiges de grands cocotiers plus solides que le bois -, bœufs ou encore objets de valeurs et autres photos souvenirs. Tout ceci à travers les trois cyclones qui ont ravagé l'île et sa population.
Celui qui s'est battu pour que Mayotte soit ce qu'elle est aujourd'hui se dit "oublié" par les responsables mahorais : "J'ai travaillé pour l'armée française, je me suis battu pour la France et pour Mayotte mais maintenant que nous sommes libres, les élus actuels regardent vers l'avenir sans se retourner, sans penser à ceux qui restent. Je ne demande pas la charité ou qu'on me rende visite tous les jours et qu'on me chouchoute. J'aurais juste souhaité un minimum de reconnaissance. Même les Anjouanais et les Mohéliens sont prioritaires, ils passent avant nous à leurs yeux. C'est dommage."
Le Mahorais de Chirongui a subi trois opérations de l'hernie en moins de dix ans et malgré son handicap, malgré son incapacité à effectuer de longs déplacements, l'ancien de la commune suit l'actualité de Mayotte grâce à son entourage. Ce développement qui se poursuit, de génération à génération.
Mayotte Hebdo vise à contribuer au développement harmonieux de Mayotte en informant la population et en créant du lien social. Mayotte Hebdo valorise les acteurs locaux et les initiatives positives dans les domaines culturel, sportif, social et économique et donne la parole à toutes les sensibilités, permettant à chacun de s'exprimer et d'enrichir la compréhension collective. Cette philosophie constitue la raison d'être de Mayotte Hebdo.