"Ce terme est apparu pour désigner les personnes haut placées dans la société, mais qui n'étaient pas dans l'aristocratie. Elles occupaient leurs positions sociales par leur activité : commerçants, avocats, médecins… Ce sont des citadins qui ne connaissaient rien au monde rural. Ils ne doivent pas leurs positions à leur naissance", décrit le sociologue David Guyot.
Pour Saïd Ahamadi dit Raos, maire de Koungou et auteur d'ouvrages sur l'histoire de Mayotte, la référence à la bourgeoisie entraîne forcément le renvoi à la noblesse. "Les bourgeois aspirent aux mêmes privilèges que ceux des nobles", avance-t-il. Cependant, le contexte mahorais est différent des conditions moyenâgeuses et il convient d'être prudent quant à l'emploi du terme bourgeois. Aujourd'hui, la définition la plus connue est celle qui a été définie par Karl Marx et Friedrich Engels dans leur Manifeste du parti communiste.
"La condition essentielle d’existence et de suprématie pour la classe bourgeoise est l’accumulation de la richesse dans des mains privées, la formation et l’accroissement du capital; la condition du capital est le salariat. Le salariat repose exclusivement sur la concurrence des ouvriers entre eux", décrivent-ils dans la première partie de leur Manifeste intitulée "Bourgeois et prolétaires".
Les bourgeois mahorais sont ceux qui occupent des fonctions de cadres, de chefs d'entreprise, d'élus ou même d'instituteurs
Cette définition, à connotation négative, de la bourgeoisie a parcouru les années et bien que la Guerre froide soit terminée, peu de gens acceptent l'étiquette de "bourge' ". Dans la société mahoraise, il est également difficile de transposer telle quelle cette analyse, car Mayotte ne s'est ouverte à l'industrie que récemment. De plus, le secteur secondaire pèse moins en terme de salariés que le secteur tertiaire dont les conditions de travail ne sont pas identiques, même si l'on retrouve beaucoup de revendications similaires. Pour savoir vraiment ce qu'on entend par bourgeoisie mahoraise aujourd'hui, il est nécessaire d'avoir un aperçu de la société mahoraise depuis l'époque fani jusqu'à la période contemporaine (voir encadré).
Aujourd'hui, ces classes sociales sont plus difficiles à distinguer, car au fil des années, de plus en plus d'autochtones ont eu accès à l'école et ont donc pu s'extirper de ce schéma social. Actuellement, les bourgeois mahorais sont ceux qui occupent des fonctions de cadres, de chefs d'entreprise, d'élus ou même d'instituteurs. Pour Raos, une grande partie d'entre eux doit sa position privilégiée à la propriété foncière. "Des gens comme mon père ont travaillé à la Bambao et ont pu mettre de l'argent de côté. C'est avec cela qu'ils ont racheté des terrains à cette société. Ensuite, ils ont pu construire en dur, contrairement aux autres qui avaient des habitations de type végétal", raconte le maire de Koungou. Un argument qui est confirmé par David Guyot.
Au cours de diverses enquêtes, ce sociologue qui travaille depuis des années sur Mayotte a eu connaissance d'un certain nombre d'anciens militaires qui se sont vus attribuer des "cadeaux fonciers" en retour de services rendus à la patrie et qui par la suite sont devenus des personnages respectés dans leurs villages.
Les notables et l'école de la République
Raos définit deux catégories de bourgeois qui naissent dans les années 60. La première est la bourgeoisie pro indépendantiste très impliquée au sein du Pasoco (Parti socialiste des Comores) et basée dans le quartier de M'balamanga à M'tsapéré. Ses membres occupaient des places de choix dans l'administration comorienne et avaient eu la chance d'aller à l'école. La seconde est la classe profrançaise dont le symbole serait le MPM et son chef de file Younoussa Bamana, elle aussi scolarisée à l'école de la République.
Un autre élément très important a favorisé l'émergence d'une classe aisée à Mayotte : le salariat. Pendant de nombreuses années, les revenus des Mahorais dépendaient du travail agricole et des récoltes. La plupart du temps, la production était d'abord destinée à la consommation familiale et c'est seulement le surplus qui était échangé ou vendu à des personnes différentes. Mais dès les années 1975-1976 avec les instituteurs et la mise en place d'institutions locales, puis au début des années 80, les communes et le conseil général ont recruté de plus en plus de salariés, d'autres administrations ont fait de même.
"Les gens ont pu avoir pour la première fois accès à un travail stable rémunéré en numéraire. Cette classe a pu capitaliser et commencer à faire des projets, à se constituer un patrimoine", explique David Guyot. D'ailleurs, celui-ci raconte les quiproquos que ce genre de situations a pu provoquer auprès de fonctionnaires "expatriés" à Mayotte.
Naissance de la bourgeoisie dans les années 1980
"Les dames qui travaillaient à la DE en tant que femmes de ménage étaient des bourgeoises dans les années 80. Elles avaient certes un faible capital scolaire, mais étaient de grandes familles et avaient donc une influence importante dans leurs quartiers ou villages, surtout si elles combinaient leur emploi salarié à une fonction de maître coranique. Elles ont obtenu ces emplois grâce à leurs maris, frères ou oncles qui eux avaient été plus loin dans leur scolarité. L'administration n'a rien vu de tout ça. C'est un peu comme l'éducation nationale qui s'adresse aux instituteurs comme à des ouvriers du savoir. C'est une erreur fondamentale, car ces instituteurs sont très nombreux dans la sphère politique et pour beaucoup forment la bourgeoisie mahoraise".
Toutefois, cette bourgeoisie est qualifiée de "petite" bourgeoisie par le sénateur Soibahaddine Ibrahim Ramadani. En effet, il y a encore très peu de hauts fonctionnaires d'État, dans l'Éducation nationale, dans la justice ou PDG d'une grande société. Pour l'instant, la catégorie la plus élevée concerne des chefs de service dans l'administration, dans certaines entreprises et des patrons de PME.
En ce qui concerne le mode de vie, les bourgeois disposent aujourd'hui d'un patrimoine important. "Cela donne des pouvoirs que le citoyen ordinaire n'a pas", résume Soibahaddine Ibrahim Ramadani. Raos se veut plus prolixe sur le quotidien de cette catégorie de Mahorais.
Le foncier comme première source de richesse
"Pour la plupart, ils ont une maison conçue selon le modèle européen, avec une cour fermée en dur et plus de pièces que les maisons traditionnelles – qui en avaient 2. L'intérieur aussi est façonné à l'occidentale, ils ont des grands salons avec télé, lecteur DVD, mini-chaîne, bouquet satellite. Dans la cuisine, il y a des éviers, des armoires de rangement, un ou plusieurs congélateurs, un frigo. Le chauffe-eau est courant, la machine à laver aussi et le couple a au moins un véhicule. Souvent, ces personnes ont une maison secondaire qu'elles mettent en location", analyse le maire de Koungou.
Si aujourd'hui, il est difficile de distinguer la noblesse de la bourgeoisie et que cette dernière catégorie semble avoir les clés pour diriger la société mahoraise, quelques codes anciens subsistent. En effet, auparavant, les nobles avaient certains avantages, mais ils n'étaient pas les seuls. Les notables étaient ceux qui régentaient la vie sociale des villages et de l'ensemble de l'île. Toutes les grandes décisions ne pouvaient être prises sans qu'ils aient été consultés.
Leur statut était dû principalement à leur savoir religieux. "Mon père était un notable respecté à Koungou. C'était un grand fundi religieux en plus d'être un propriétaire terrien. Je n'ai jamais manqué de quoi que ce soit, mais nous étions d'une famille modeste", concède Raos tout en s'incluant dans cette bourgeoisie. Ce pouvoir spirituel a été conservé et il est observable notamment lors de la grande prière du vendredi.
"Les descendants d'esclaves parvenus à une certaine aisance financière ont du mal à s'introduire dans certains milieux"
"À Pamandzi, selon qui vous êtes vous ne pouvez pas vous asseoir n'importe où", affirme David Guyot. Soibahaddine Ibrahim Ramadani de son côté confirme le même phénomène dans le cadre des alliances matrimoniales. "Les descendants d'esclaves parvenus à une certaine aisance financière ont du mal à s'introduire dans certains milieux. C'est difficile d'y rentrer à Sada, Tsingoni, Pamandzi Hachiwawa, Bandrélé et M'tzamboro. Les gens disent "Kari tsaha ra tsangana, iyo damu ya peu" ("On ne veut pas se mélanger, ils ont du mauvais sang"). On ne se marie pas avec n'importe qui. Les rois en Europe faisaient la même chose et ne mariaient leurs enfants qu'entre eux", affirme Soibahaddine Ibrahim Ramadani.
"Je connais des hommes qui ont subi des pressions familiales pour faire un "bon" mariage. Mais cela mène à des dispositions schizophréniques, car ces mêmes hommes ont une femme mahoraise et une maîtresse anjouanaise, la femme de la raison et la femme de cœur", développe David Guyot.
Bien que la situation diffère quelque peu de Mayotte, ce genre de prescriptions et d'interdictions (notamment celle concernant le anda, le grand mariage) régissant la vie en Grande Comore est bien décrit par Sultan Chouzour dans son ouvrage "Le pouvoir de l'honneur" paru chez L'Harmattan en 1994.
Aujourd'hui, certains admettent que les élus politiques, les instituteurs ou les acteurs du monde associatif possèdent une aura semblable à celle des notables traditionnels (fundi, cadis) et que ces deux mondes sont parfois en conflit pour user de leur influence dans la vie quotidienne des Mahorais.
"Les notables traditionnels sont plus âgés, ils sont respectés pour leur sagesse et parce qu'ils font basculer les élections"
"Les notables d'aujourd'hui sont de plus en plus jeunes et ont de plus en plus de moyens matériels. Les notables traditionnels sont plus âgés, ils sont respectés pour leur sagesse et parce qu'ils font basculer les élections", indique le sénateur. "Si quelqu'un est riche, cela ne signifie pas forcément qu'il gagnera une élection. Il faut connaître les mécanismes sociaux de la société mahoraise. Autrefois, tout fonctionnait de façon clanique, c'est un peu le cas à Sada, Pamandzi et Tsingoni aujourd'hui. Ailleurs, on est plus libre. En 1997, qui aurait pu deviner que je deviendrais un jour maire de Koungou ? Cette année, si Mansour Kamardine a perdu, ce n'est pas parce qu'il n'a rien fait. C'est parce qu'il n'était pas soutenu par les notables et qu'il était qualifié de mécréant, alors qu'Abdoulatifou Aly était considéré comme le candidat de la préservation de l'islam", avance de son côté Raos.
Si la bourgeoisie mahoraise s'affirme au point d'absorber l'ancienne noblesse de l'île, malgré l'absence d'un prolétariat (qui est cependant en train de voir le jour selon David Guyot), elle est néanmoins en position de lutte contre une catégorie d'individus : le muzungu. "Pour moi, la noblesse à laquelle s'oppose la bourgeoisie d'aujourd'hui, ce serait les wazungu "expatriés" fonctionnaires de l'État. Ce sont eux qui assument les postes de direction ou d'encadrement des administrations d'État ou du conseil général. Il en est de même pour les grandes entreprises. Ce sont ces postes-là que les Mahorais aspirent à accéder un jour", précise Raos.
Ainsi lorsque des employés mahorais subissent des discriminations de supérieurs mahorais, la revendication est moins marquée qu'en cas de présence d'un chef muzungu. "Du fait des positions, la discrimination est plus mal vécue quand le patron est blanc", observe Soibahaddine Ibrahim Ramadani.
Les Indo-Pakistanais, bourgeois mais musulmans "et surtout ils ne font pas de politique"…
Un ressentiment qui est beaucoup moins accentué envers la communauté indo-pakistanaise. Ceux-ci pour la plupart ont tous de bonnes situations, sont dans le commerce et pourraient eux aussi être qualifiés de bourgeois selon les définitions citées plus haut. Leur installation est ancienne sur notre île et ils parlent le shimaore ou le kibushi.
"Ils ont une connaissance de la culture des autres. Même si parfois les comportements envers les Mahorais peuvent être durs, ils sont respectés, car ils respectent les habitudes des Mahorais. Ils font des cadeaux pour le jour de l'Ide, participent aux enterrements et cotisent pour l'organisation des obsèques. Ce sont des gens puissants qui ne sont pas considérés comme des cibles", perçoit David Guyot.
Pour Raos, deux aspects fondamentaux jouent en faveur des Indo-Pakistanais. "Ils sont musulmans pour la majorité d'entre eux, comme les Mahorais, ils parlent les langues de Mayotte, ce sont des Mahorais. Et surtout, ils ne font pas de politique", lance le maire de Koungou. Ce qui ne veut pas dire qu'ils ne sont pas influents, au contraire.
Mais désormais les élus mahorais sont les premiers décideurs de la politique à mener à Mayotte et les forces économiques, quelles que soient leurs origines, doivent composer avec cette partie de la bourgeoisie mahoraise pour faire avancer leurs projets.
L'évolution historique des classes sociales mahoraises
Le sultan, les villageois et les esclaves
Du 13e siècle à la fin du 15e siècle, la vie se fait en communauté. L'individu n'est rien, on n'existe que par le groupe. Chaque groupe (qui peut s'étendre à plusieurs villages) est dirigé par un fani. Celui-ci doit être d'un certain âge, avoir une connaissance en matière d'islam et être reconnu par ses pairs. "Dans la mémoire collective, c'est cette époque qui semble avoir été retenue dans l'histoire orale", fait remarquer Soibahaddine Ibrahim Ramadani, sénateur de Mayotte et auteur de plusieurs recherches sur la société mahoraise.
Puis arrive l'époque du sultanat qui s'étendra du 16e siècle à la seconde moitié du 19e. "C'est à cette période que se fait l'institution des différenciations sociales, en fonction de la détention du pouvoir politique, de la terre et des esclaves", explique Soibahaddine Ibrahim Ramadani.
La classe la plus haute était celle des Wafaume ("les rois" en shimaore), qui formaient l'aristocratie mahoraise. Faisaient partie de cette classe le souverain et sa cour qui vivaient dans son enceinte à M'tzamboro, puis à Tsingoni et enfin à Dzaoudzi. Les Wafaume détiennent également un pan du négoce qui se fait principalement avec les principaux ports de l'aire swahilie – Zanzibar et Dar Es Salaam pour les esclaves – mais aussi avec l'Hadramaout pour d'autres produits.
Kabaila, "les ancêtres des entrepreneurs"
En descendant dans la hiérarchie des catégories sociales, nous avons les Kabaila ou Wangwana. "Ils ne faisaient pas partie de la noblesse royale, mais n'étaient pas non plus des esclaves, c'était des hommes libres, vivant essentiellement du commerce", précise le sénateur. Cette définition semble se rapprocher en tout point de celle de la bourgeoise européenne donnée par David Guyot.
Les Kabaila possédaient des boutres et les Wafaume faisaient appel à eux pour le commerce d'esclaves, venus du Mozambique et du Zimbabwe. "Ils ont développé l'initiative privée, ce sont en quelque sorte les ancêtres des entrepreneurs", indique le sénateur. Certains d'entre eux s'affirmaient dans la religion sans pour autant occuper la position d'imam.
Puis il y avait les Watrani, des paysans sans terre qui étaient réduits à cultiver des bouts de terrain appartenant aux Wafaume, moyennant l'uchuru : une rente en nature, souvent une partie de la récolte. Enfin, tout en bas de l'échelle, les esclaves ou Warumwa. Ils étaient destinés à la cour du roi, à la culture des propriétés royales ou à la vente.
Les Kabaila commercent, achètent des terres et envoient leurs enfants à l'école de la République
Toute cette organisation va être bousculée à l'ère coloniale. Les Wafaume vont voir leur pouvoir confisqué par les colons. Ils n'auront plus d'avantage politique, l'essentiel des terres sera accaparé par des colons pour en faire un espace de culture capable de rivaliser avec les Antilles françaises et la Réunion. Ses acquis économiques disparaissent d'autant plus que l'abolition de l'esclavage contribue à la perte de leur capital travail, à savoir les esclaves.
Toutefois, si la richesse matérielle s'amenuise, les nobles mahorais gardent tout leur prestige sur le plan intellectuel. "Les lettrés, les cadis, fundis étaient des Wafaume. Même en situation de paupérisation matérielle, ils jouissent d'une origine réputée noble, ils se prévalent d'être des Mazarifi ("Sharif" au singulier) : des descendants du Prophète. Ce sont des gens respectés, des notables dans leurs villages et qui conservent le pouvoir spirituel et intellectuel", continue le sénateur.
Bien intégrés à la localité, les Wafaume participent à toutes les activités traditionnelles des toirikat (confréries) avec les mulidi. Il y a aussi les mariages, circoncisions, grandes réunions de villages, etc. L'arrivée puis le déclin du système colonial va être profitable dans une certaine mesure aux Kabaila.
"Le réseau swahili décline et les partenaires commerciaux deviennent occidentaux. Ils vont s'affirmer à trois niveaux. Tout d'abord, ce seront les premiers à envoyer leurs enfants à l'école républicaine. La noblesse s'y refusait puisqu'elle était très musulmane et à ses yeux l'école française était l'école des catholiques. Ensuite, les Kabaila avaient des économies et ont acheté des terres partout où ils le pouvaient dès la seconde moitié du 19e siècle, à Coconi, Kangani, M'ronabéja, etc. Enfin, ils ont ouvert des boutiques qui au fil du temps sont devenues de plus en plus grandes", décrit Soibahaddine Ibrahim Ramadani.
Désormais, par leur richesse et leur prestige ils concurrencent les nobles, dont ils cherchent parfois à acquérir le statut. Certains mariages y participent. Les esclaves et les Watrani eux ne devront leur ascension sociale qu'à l'éducation.
Plus on est blanc, plus on est noble
Mayotte a beau faire partie de l'archipel des Comores et par conséquent du continent africain, à cause de ces différenciations sociales liées à la religion certains Mahorais renient leur africanité, au point qu'ils utilisent le substantif "Africain" – comme les Britanniques utilisent le nom d'"Européen" – pour désigner les continentaux.
"Il existe une généalogie imaginaire dans l'esprit de certains Mahorais. Ils s'inventent des ancêtres shiraziens ou arabes. Ceux-ci avaient la peau claire et étaient soient des nobles, soit des bourgeois, au contraire des esclaves qui étaient noirs", explique David Guyot. Cette différenciation est encore très marquée en Grande Comore et dans les deux médinas "arabes" d'Anjouan : à Mutsamudu et Domoni. Les "esclaves", eux, sont conservés aux champs. A Mayotte, la très faible implantation de Shiraziens (à Tsingoni principalement), la forte population d'origine malgache et l'implantation française de longue date avec ses écoles, contrairement aux trois autres îles de l'archipel, ont conduit à affaiblir ces distinctions de classes sociales, toutefois encore vivaces.
"Aujourd'hui, il y a un phénomène phénotypique qui pousse les femmes à tout faire pour ne pas noircir leur peau. Maintenir la couleur claire, c'est maintenir sa lignée et sa position sociale. Certains, surtout dans les classes les moins aisées, pensent qu'on peut y arriver par un raccourci de l'Histoire en épousant un homme ou une femme muzungu. Dans la bourgeoisie c'est rare, et si tel est le cas c'est la femme qui est blanche. Un mariage se fait généralement dans la même 'tribu' sociale, mais également dans la même 'tribu' raciale", rappelle David Guyot.
Comme dans de nombreux autres territoires, les mariages se sont ainsi longtemps réalisés entre membres de "grandes familles", avec les soucis de consanguinité qui sont apparus étant donné la petite taille de l'île. Quand aux mariages mixtes, bien d'autres raisons les expliquent, notamment l'amour.
Et si le mariage n'aboutit pas, il reste encore la solution du pandalao et autres crèmes "cosmétiques" qui éclaircissent la peau, mais celles-ci peuvent causer de graves pathologies cutanées.
Portrait d'un entrepreneur
"La seule chose que je mendie, c’est le boulot !"
Il est jeune, joli garçon, bon vivant et a un avantage à son actif à Mayotte : il a créé et dirige une société dynamique dans le BTP. "Une fois mariée à un homme pareil, on ne doit manquer de rien à la maison", vous répondront les femmes sur son passage. Cette allusion le classe lui et son beau 4×4 parmi la classe aisée de l’île. Portrait d’un jeune homme qui a su s’imposer, par son travail.
Le parcours d’Abdullatif* est similaire à celui de beaucoup de jeunes ayant la trentaine tout juste passée de nos jours, avec comme chacun une touche personnelle qui l'a conduit à sa condition sociale actuelle. "J’ai eu une éducation 'de force' avec mes parents. Un père évoluant dans le milieu hospitalier et une mère, maîtresse d’une école coranique. Ils nous ont toujours appris comment se débrouiller dans la vie", remercie t-il. Une famille soudée mais un père polygame. "Malgré cela j’ai toujours pris comme exemple le parcours de mon grand demi-frère. Un homme qui a su s’imposer en respectant sa propre vision de la vie. Ce qui lui a bien réussi", fait remarquer notre jeune entrepreneur.
Neufs enfants de même mère et même père, 21 enfants de mères différentes au total. Le jeune Abdullatif persiste et poursuit sa route :
– J’ai d’abord effectué un BEP, ensuite un bac professionnel et j’ai fini par créer ma boite. Alors vous voyez, je ne suis pas ce qu’on appellerait un bourgeois !
– Dans quelle tranche de la société vous classeriez-vous alors ?
– Un Mahorais moyen, une personne qui ne fait pas la manche et qui ne meurt pas de faim, contrairement à d’autres couches de la société, comme les Anjouanais par exemple.
– Vous confirmez tout de même gagner suffisamment votre vie et faire partie des classes sociales les plus élevées ?
– Vous savez, contrairement à d’autres je ne me fais pas de salaire. Je vis des rentrées de mon entreprise. Je ne fais pas la manche. La seule chose que je mendie, c’est le travail pour faire avancer mon artisanat, reste discret l’homme quant à ses revenus. Il roule en 4×4 double cabine – "c’est un outil de travail", précise t-il en rigolant. Il surfe sur internet, possède ordinateur, téléphone portable dernier cri, imprimantes, climatisations…
– Ça reste des outils de travail, insiste t-il avec le sourire. Abdullatif est loin de la vie originelle du petit mahorais lambda. Même si notre homme reste évasif sur ses conditions de vie, il reste néanmoins très conscient de la vie qu’il mène.
– Je me suis acheté un petit bateau pour profiter de la mer et en faire profiter mes amis. Et qui sait ? Un jour peut-être que je me lancerai dans le tourisme ?, réfléchit-il déjà. Amoureux de la mer, son regard s’illumine dès qu’il est question de ses activités nautiques.
– Louer un jet ski chez Maliki et aller se faire des bonnes courbatures en mer, il n’y a rien de meilleur. Se poser au large avec la femme qu’on aime et voir un vivaneau remonter au bout de ta ligne de pêche, ce sont des plaisirs que 'le petit mahorais' ne s’offre pas, reconnaît le dynamique chef d'entreprise qui profite ainsi de ses rares temps libres pour souffler, au calme.
La pêche au vivaneau peut en effet réjouir le petit pêcheur local qui pourra ainsi les revendre et nourrir sa famille, mais le jet ski reste une découverte que seule s’offre une classe privilégiée de Mahorais.
"Je vis avec mon temps mais je n’oublie pas qui je suis. Je travaille dur pour ce que j’ai"
A écouter les hobbies que s’offre notre jeune entrepreneur, il est vrai qu’il se démarque de la classe moyenne de la société et qu’il serait ainsi plus facile de le classer dans la catégorie montante des privilégiés, de la nouvelle bourgeoisie qui construit sa vie par son travail acharné.
Avec les années, il s'est ainsi offert un bateau personnel à 3.000 euros. Une belle et spacieuse maison à étage. Un 4×4 qui le rend bien visible par la société, des équipements modernes – "un bon resto… et des vacances à la française, j’aime la France en hiver", reconnaît-il. Tout cela peut créer la confusion quant à la modestie d’Abdullatif. Pourtant l’homme est loin d’être un matamore, pour lui chaque chose en son temps.
– Attention, il ne faut pas confondre vie moderne, vacances, travail et culture, rappelle instinctivement notre citoyen. Je suis un Mahorais et je suis fier de l’être. Je vis avec mon temps mais je n’oublie pas qui je suis. Je travaille dur pour ce que j’ai. J’aide ma famille et rends à mes parents ce qu’ils ont un jour donné pour moi (comme un bon musulman éduqué à la mahoraise).
– Tous les jours, je cours derrière les fournisseurs. Je travaille seul. D’ailleurs à Mayotte, c’est une situation de plus en plus complexe. Voilà deux ans que l’ANPE s’est implantée. Depuis deux ans je suis à la recherche d’une personne pour me seconder. J’ai déposé tous les documents à l’ANPE et toujours rien. J’avais une main-d’œuvre clandestine qui travaille très très bien on a refusé de la légaliser car c’est un clandestin. Comment voulez-vous qu’on travaille alors ? Ici on organise des forums pour motiver les jeunes à créer des entreprises et on nous barre la route pour ce genre d’histoire. Où trouver une main-d’œuvre qualifiée ?, interroge avec insistance Abdullatif.
Des privilèges certes, mais des réalités quotidiennes similaires à celle de tout un chacun. Jeune, dynamique, aimant la vie, Abdullatif est le symbole de la nouvelle génération et de la future classe dirigeante de l’île. Un jeune homme vestimentairement pas plus distingué que d’autres, mais plus évolué, plus moderne, plus ouvert.
– Est-ce que mes enfants iront dans des écoles privées ? Non. Mes enfants iront dans la meilleure école. Je suis allé à l’école publique, nous étions plus d’une trentaine sur les bancs de l’école. J’ai su m’imposer et les autres ne s'en sont pas mal sortis aussi. Au moment venu, ma femme et moi nous étudierons pour donner le meilleur à notre progéniture, aspire-t-il.
* Prénom d'emprunt
"On sent qu'il y a de l'argent"
La voiture est un moyen de locomotion bien pratique à Mayotte, surtout en l'absence de lignes régulières de transport en commun. Mais c'est aussi un marqueur social fort. La bourgeoisie mahoraise, comme toutes les autres classes sociales, n'échappe pas au phénomène et cela se voit chez les concessionnaires automobiles.
Il y a tout juste 20 ans, le parc automobile mahorais était très réduit et la 504 bâchée faisait figure du nec plus ultra des véhicules présents sur l'île. Mais aujourd'hui, bien des choses ont changé. Si vous avez cru apercevoir une Jaguar, quelques Mercedes, des BMW, des Volkswagen (New Beetle, Passat ou Touareg), haut de gamme ou les derniers modèles vous ne rêvez pas, ces véhicules sont bien en circulation à Mayotte.
Et contrairement à ce que l'on pourrait croire, il n'y a pas que les Blancs ou les Indiens qui roulent en véhicules haut de gamme. A la SMCI, on l'a bien compris puisque le groupe est depuis un an le concessionnaire d'une marque de prestige, le constructeur allemand BMW. "D'année en année, nous effectuons une montée en gamme. Les gens dépensent de plus en plus dans l'automobile, le marché augmente en volume et en coût. C'est pour cela que nous avons fait venir BMW. BMW, tout le monde connaît, les gens regardent la télé, voient les publicités. Cela montre aussi un besoin de reconnaissance", affirme Daniel Santos Jean, directeur commercial de la SMCI, premier concessionnaire automobile de l'île.
C'est pour cette raison que désormais la gamme de véhicules disponibles à Mayotte est celle des Dom-Tom, alors qu'auparavant la SMCI importait les modèles destinés au marché africain. Si les berlines BMW commercialisées à Mayotte partent moyennement, en revanche les 4×4 partent très bien, achetés surtout par des chefs d'entreprise.
"Une demande de confort correspond à un embourgeoisement certain"
Pour les autres marques du groupe, les clients recherchent les modèles sophistiqués avec des options électroniques ou esthétiques qui peuvent paraître parfois superflues. "Le pouvoir d'achat augmente, les Mahorais veulent se faire plaisir et avoir un joli véhicule. Les jantes en aluminium, le radar de recul, la climatisation, le détecteur de pluie, les feux anti-brouillard répondent à une demande de confort qui correspond à un embourgeoisement certain. On sent qu'il y a de l'argent. Les gens sont très soucieux de la consommation de carburant, mais l'écologie ce n'est pas encore ça, sauf pour les administrations", avance le directeur commercial.
Daniel Santos Jean avoue qu'il ne possède pas de critères objectifs pour définir la bourgeoisie mahoraise, mais qu'il existe indéniablement une classe aisée de Mahorais. "Nous réalisons des chiffres étonnants, dignes de pays émergents. Nous avons eu une hausse des ventes de 15% en 2006, actuellement nous en sommes à 20% alors que l'année n'est pas terminée et cette hausse s'élève à plus de 50% en 3 ans. Mais c'est partout pareil, dans le domaine de l'électroménager, les chiffres sont encore plus étonnants", précise-t-il.
Cette plongée frénétique dans le monde de la consommation s'explique selon Daniel Santos Jean par la subite explosion de l'offre. "Avant il n'y avait rien pour consommer, aujourd'hui il y a des produits très séduisants. Mais le Mahorais n'est pas un flambeur, il n'achète pas seulement pour se montrer. De toutes façons, le vrai bourgeois ne flambe pas. Le Réunionnais par contre est un vrai flambeur. A Mayotte, le foncier, le patrimoine immobilier passe encore avant toute chose", reconnaît-il. Toutefois, il identifie aisément la voiture type du bourgeois mahorais. "La 407, c'est la voiture de quelqu'un qui a réussi, du notable du village, du maire".
Portrait d'un cadre du privé
"Par mon travail, je me suis fais un nom"
Issu d'une grande famille, titulaire d'un diplôme de 3ème cycle et occupant un poste de cadre important dans l’une des sociétés clef de l’île, Mistoih* est déjà un homme influent sur Mayotte. Enga gé dans la vie associative, s'intéressant à la politique, fringant, bel homme, heureux mari, il affiche tous les atours de la classe dominante locale, une étiquette qu’il porte bien malgré lui.
Son sourire et ses yeux ravageurs qui se baissent dès qu’on lui parle de sa place dans la société locale en disent long. Si l’homme n’avait pas été un homme de couleur, une coloration rouge vive s’instillerait sur ses joues, tellement la perception des autres sur son statut semble le gêner. "J’ai facilement accès à certains contacts. C’est un beau privilège mais je ne me classe pas pour autant dans la bourgeoisie mahoraise", sourit–il. C’est peut-être le terme de bourgeoisie qui dérange ? "Disons que je viens d’une grande famille respectée sur l’île et dans mon village. Et de par mon travail je me suis fais un nom", débute t-il alors.
Par son poste dans le secteur privé, par sa famille, par ses engagements dans le milieu associatif, Mistoih a l'occasion de faire de nombreuses rencontres, ce qui ouvre sans aucun doute des portes non négligeables, mais l’homme préfère la modestie. Titulaire d’un DESS d’une école supérieure de gestion, notre homme n’est pas arrivé sur le flanc mahorais par hasard.
"Lorsque j’ai pris mon poste à Mayotte, j’avais déjà de l'expérience en métropole dans le domaine de l’emploi. Quand on arrive après avoir vécu si longtemps en dehors de son île, on acquiert d’autres idées. Il faut toutefois les manier avec précaution, car dans le monde du travail local les diplômés ne sont pas bien acceptés", cerne très vite Mistoih.
Chaque pays à ses croyances, et à Mayotte il est redouté que les diplômés ne s’emparent des postes des anciens, car ils sont plus efficaces et plus compétents dans le travail. Mistoih opte alors pour la discrétion. "Les autres nous apportent autant que nous leurs apportons. Parfois on est plus diplômé que les supérieurs eux-mêmes, mais il faut accepter son rang", réfléchit-il.
"J’ai conscience que j’ai une vie privilégiée par rapport à d’autres Mahorais, mais je connais aussi mes engagements"
Installé sur son nouveau fauteuil, l’homme est tout de même très ambitieux. Rapidement, il sort des cartes de son jeu et multiplie son influence. Il veut s'impliquer, apporter ses compétences, prendre une part active à l'évolution de Mayotte. Double casquette, triple casquette, il s’investit dans la vie sociale locale et la classe dirigeante mahoraise l’adopte progressivement.
"J’ai conscience que j’ai une vie privilégiée par rapport à d’autres Mahorais, mais je connais aussi mes engagements", ne cesse-t-il de répéter. Il évolue avec les artisans et entrepreneurs locaux : "je me sens très proche des agriculteurs, des commerçants… Je côtoie les mêmes soucis au quotidien qu’eux. La société de consommation est à double tranchant. Mes courses me reviennent à 200 euros, la vie ici est particulièrement chère".
Mistoih fait partie de ces Mahorais qui aiment se rendre au restaurant. "Un bon resto de temps en temps ça fait du bien quand on peut se l’offrir", vous répondra-t-il l’air toutefois toujours gêné qu’on vienne à interpréter ses propos. Il s'offre des déplacements réguliers dès qu’un congé le lui permet, en compagnie de sa femme et son enfant : "nous logeons dans des hôtels et nous nous déplaçons principalement vers les îles voisines : Maurice, la Réunion, les Comores… Nous connaissons déjà assez bien la Métropole alors nous découvrons la région".
Œuvrant dans le milieu associatif, il accompagne dès qu’il peut la nouvelle génération pour se construire progressivement une place. Une manière de vivre qui se distingue doucement de la façon de vivre locale, surtout lorsque Mistoih nous apprend que son fils unique ne va pas à l'école publique mais à l’école privée. "En réalité je n’ai jamais voulu que mon enfant aille à l’école privée, mais il a été refusé en école publique. Encore heureux, parce qu’avec les grèves à la rentrée prochaine, il va avoir 3 ans et risque d’être sérieusement en retard", calcule le père.
1.200 euros la scolarisation de son fils
Une situation qui n’est pas sans difficultés pour l’homme. "C’est vrai qu’on mène une vie aisée par rapport à d’autres, mais ce n’est pas non plus toujours un avantage", avance-t-il. L’homme explique alors que pour les écoles privées il existe deux systèmes à Mayotte. Dans certaines écoles le prix annuel est fixe pour tous, mais dans d’autres il varie selon les moyens des parents et il n’y a pas toujours beaucoup de places disponibles.
"Le tarif devient alors proportionnel à la vie que tu mènes. Je paye environ 400 euros par trimestre, alors que certains parents ne payent que 50 euros. En plus, je ramène à manger à midi, plus la collation de la journée", surenchérit l’homme. 1.200 euros l’année, plus les déplacements. "L’enfant ne va pas dans l’école du village, car il n'y en a pas. Ce sont aussi des déplacements à payer, mais quelque part ça nous arrange. Nous sommes ensemble dans la capitale et rentrons ensemble", ce qui finalement satisfait la petite famille.
L’homme garde la discrétion en ce qui concerne son salaire avec tout de même une petite précision : " on ne dépense pas autant que l’on gagne. Tout est une question d’organisation. On s’arrange de manière à pouvoir payer l’école et la vie qu’on choisit de vivre". Roulant dans une petite voiture qu’il détenait déjà étant étudiant, l’homme se voit souvent interpellé : "dans ta situation, pourquoi tu ne t’achètes pas une belle voiture neuve ?". "Je n’ai pas le goût du luxe, une voiture simple me convient parfaitement, avec ma famille, mon champ". Voici ce qui fait le bonheur d’un homme.
* Prénom d'emprunt
Portrait
"Dans la vie, il faut oser"
Durant sa jeunesse, ses études et avec l'armée, Ahmed* a beaucoup voyagé, en Métropole et à l'étranger. Déterminé à revenir dans son île natale, visionnaire, il a économisé chaque sou et a acheté quelques terrains pour lui et sa famille. Il se retrouve aujourd'hui à la tête d'un patrimoine foncier qui le classe automatiquement parmi les hommes les plus riches de l'île. Modeste, il se lance aussi dans l'agriculture et incite les siens, comme les enfants en général, à continuer leurs études, à prendre des risques pour avancer. Portrait d'un Mahorais qui a osé.
Ahmed est aujourd'hui père de cinq enfants et si ces derniers sont fiers de lui, il y a de quoi. En 1955, il quitte Mayotte avec sa mère et son frère pour rejoindre son père à Majunga, exerçant le métier de cuisinier. Il avait alors cinq ans. A cette époque, Madagascar était prospère par rapport aux quatre îles des Comores réunies. A huit ans, le patron de son père l’inscrit à l’école élémentaire réservée aux vazahas ("les blancs"). En 1961, il revient à Mayotte avec sa maman et son frère et deux ans plus tard son papa revient dans l'île définitivement. Ce dernier y trouve un poste de cuisinier et la famille est réunie à nouveau.
Ahmed quant à lui continue sa scolarité et après la Petite Terre, il va à l’école à Sada. Son maître en CM2 n’est autre que le défunt Younoussa Bamana. Après la réussite à son examen d’entrée en sixième, il retourne sur Dzaoudzi pour le collège. "Dans ma classe nous étions 25 élèves. Après la 3ème, je suis parti à Moroni. A cette période, le lycée ne se trouvait qu’en Grande Comore. Pour les parents qui avaient les moyens financiers, ils envoyaient leurs enfants en métropole, à la Réunion ou encore à Madagascar."
Bien qu’il soit bon élève, il échoue au baccalauréat. Cet échec n’empêche pas Ahmed de quitter les îles pour la métropole. En parallèle avec la terminale, il se préparait en effet à passer un examen pour entrer dans l’armée. Pari gagné car il réussit le concours et part pour la Métropole en 1973, dans une école de sous-officiers de l’armée. Il a alors 23 ans.
"J’avais des idées mais ça ne collait pas avec la mentalité d’ici. C’était complètement différent de la métropole"
"Quand je suis arrivé à Paris, c’était le 4 décembre. C’était l’hiver et il faisait froid. Je portais une chemise à manches longues et des sandalettes. Pour moi, rentrer dans l’armée était le seul moyen pour venir en France. Une fois sur place je voulais faire autre chose, mais quand j’ai vu la galère que rencontraient mes amis d’Orléans, de Dijon et de Toulouse qui étaient à la faculté, j’ai préféré rester dans l’armée. Au moins là-bas on te donnait 50 FF tous les mois. En fonction de ton grade, tu pouvais gagner plus. Par ailleurs, on poursuivait des études pour apprendre un métier rapidement.
J’ai passé six mois de formation militaire et un an de formation professionnelle avec comme spécialité technicien dans les transmissions. J’ai réussi dans l’armée parce qu’on est obligé de réussir. Tous les quatre mois, il y avait un examen. Quand tu redoublais, c’était terrible. Dans les matières où tu avais une note inférieure à 12/20, tu devais faire la plonge de 4h30 à 7h. J’en ai fait l’expérience et j’ai senti la douleur". Après sa formation, il a été affecté dans différentes casernes, en France et à l'étranger.
Après 23 ans dans l’armée, il prend sa retraite et revient sur sa terre natale. Il s'investit alors dans la vie associative. En métropole, parallèlement à l’armée, il a en effet suivi plusieurs formations et a obtenu des diplômes. Mais il est rapidement déçu et démissionne de son poste. "J’avais des idées mais ça ne collait pas avec la mentalité d’ici. C’était complètement différent de la métropole."
"Beaucoup de Mahorais possèdent des terrains et n’osent pas prendre de risque"
Toujours déterminé à aider sa famille et à préparer son avenir, Ahmed ne gaspille pas son argent. "Quand j’étais lycéen, je mettais de côté une partie de ma bourse. Avec cet argent, j’ai réussi à couvrir le toit de mes parents en tôle qui était en feuilles de cocotier. Je me suis sacrifié pendant deux ans. A l’armée, je divisais ma bourse en trois. Une part que j’envoyais à mes parents, une part pour moi et la dernière que j’épargnais pour les imprévus. Je partais toujours du principe qu’il y avait le vital. Lorsque j’ai eu la prime d’engagement s’élevant à 6.000 FF, je l’ai mise de côté. Mes amis ont dépensé la leur pour passer leur permis, acheter une voiture ou voyager."
Grâce à ses économies qu'il envoie à Mayotte, son père lui achète un terrain que la société Bambao avait mis en vente. "J’ai eu la chance de tomber sur de bons créneaux." L'homme s'est ainsi constitué, à la sueur de son front, par son travail, un patrimoine immobilier conséquent.
A son arrivée dans l’île, très décidé, Ahmed démarche les différentes banques pour décrocher un prêt pour construire. Une première lui a catégoriquement refusé le prêt car, d’après elle, il n’avait pas grand-chose à mettre en hypothèque. En revanche, une nouvelle venue le lui accorde moyennant l’hypothèque de son terrain situé dans la commune de Mamoudzou. En collaboration avec son cousin, il construit des bureaux qu'ils mettent en location à destination d'entreprises. Et la forte demande fait qu'ils sont rapidement remplis. De quoi financer un autre immeuble…
"Beaucoup de Mahorais possèdent des terrains et n’osent pas prendre de risque. Ces gens ne voient que du négatif, or il faut oser. En 1996, deux Métropolitains sont venus me voir et m’ont proposé de leur vendre mon terrain à 2.000 FF le m2. J’ai refusé et ils m’ont dit que j’étais bête". Malgré son refus, les deux Métropolitains ont commissionné un Mahorais. Ce dernier s’est présenté devant Ahmed en tant que client. En vain.
"Il n’y a pas d’esprit de compétition et pourtant cet élément est important pour réussir"
Il n’y a pas meilleure chose que de travailler à son propre compte. Outre les bureaux mis en location, Ahmed et sa femme mettent sur pied une société immobilière dont il est le gérant. "Et là encore, des requins sont venus me voir pour gérer mes affaires mais j’ai refusé." La réussite d’un homme, autant dans sa vie privée que dans sa vie professionnelle, la solidarité familiale sont des atouts.
"J’ai eu la chance d’avoir eu de l’argent et un père qui m’a soutenu au bon moment. J’ai eu des amis qui ont envoyé de l’argent à Mayotte depuis la métropole, mais ils n’ont jamais vu la couleur du billet. Rien n’a été acheté à leur profit. Je suis reconnaissant envers mes parents qui ont travaillé dans les champs et qui m’ont toujours soutenu. J’ai pris conscience que c’est en travaillant qu’on réussit. Aujourd’hui il n’y a pas d’esprit de compétition et pourtant cet élément est important pour réussir. On a beau faire des études, mais lorsque l’on n’est pas audacieux on ne réussit pas."
Aujourd’hui Ahmed est un homme respecté, fier de son parcours et comblé. Il a réussi à concilier vie familiale et vie professionnelle. Il s’est marié lorsqu’il était dans l’armée. En dépit des affectations sur différents sites, malgré l’éloignement, sa vie de couple ne s’est jamais disloquée. Des enfants sont nés de cette union. Les trois premiers ont bénéficié d’une scolarité plus que privilégiée. En effet, ils ont été encadrés par des militaires. Sa femme et lui sont satisfaits de l’éducation qu’ils leur ont inculquée.
"On a fait le nécessaire et on continue à les épauler. On essaie de leur donner ce qu’ils veulent, pas le grand luxe mais juste ce qu’il faut. L’armée et le sport m’ont beaucoup apporté en terme d’éducation et de relations. Pour réussir, il faut travailler." Comme dans la majorité des grandes familles à Mayotte, la langue française est parlée chez les Ahmed. Cependant, le kibushi et le shimahoré sont également employés. En période de vacances, les voyages se font en grande partie en famille. Les parents ont constitué une base solide. Aux enfants de prendre la relève.
"Aujourd’hui on s’ignore. Dès que tu as une bonne situation par rapport à quelqu’un, la haine s’installe"
"Quand j’étais au collège, on se connaissait tous. Aujourd’hui on s’ignore. Dès que tu as une bonne situation par rapport à quelqu’un, la haine s’installe. Les relations amicales ne sont plus ce qu’elles étaient. A l’heure actuelle, pour avoir des amis à Mayotte, il faut être soit dans la bande de ceux qui picolent, des fêtards, ou se lancer dans la politique. Il y a beaucoup de choses à revoir. Moi au contraire, je suis content d’aider quelqu’un qui veut réussir", se désole Ahmed.
Outre son inquiétude sur l’évolution de la société, ce père de famille incite les jeunes à faire des études. La médecine est l’une des filières à privilégier. "A Mayotte il y a plus d’établissements hospitaliers qu’aux Comores. Et pourtant il y a beaucoup plus de médecins comoriens là-bas que des médecins mahorais à Mayotte. Je ne comprends pas."
Ahmed est un homme ambitieux et qui a su saisir les opportunités quand il fallait. La politique est un domaine qui ne le séduit pas. "La majorité des élus sont là pour se servir et non servir le peuple ou le pays. L'intérêt personnel prime sur l'intérêt général. Certains n'oseraient jamais voyager ou rouler avec de belles voitures sans l'apport de la Collectivité ou de l'Etat. Dommage !"
Éducation
Les écoles privées font recette
Toujours très prisées par les familles m'zungu, les écoles maternelles et primaires privées accueillent de plus en plus de petits mahorais. Surcharge des classes, rotations, mauvais niveau de français parfois, grèves à répétition, tous ces ingrédients détournent peu à peu les familles mahoraises aisées du système public. Beaucoup veulent offrir le meilleur à leurs enfants.
"200 € par mois c'est cher, mais la crèche c'est bien utile quand on est deux à travailler." Depuis que son épouse travaille, ce père de famille de Combani, instituteur, a découvert tous les avantages de la crèche. Son fils de 2 ans y reste tous les jours, matin et après midi. Le tarif est calculé en fonction des revenus de la famille. "C'est plus cher que de prendre une bouéni anjouanaise à la maison, mais c'est beaucoup moins risqué ! Ici il est bien accueilli, il fait des jeux éducatifs, il parle français…"
Le français, élément le plus important, se pratique également à la maison, plus on apprend jeune, mieux c'est. La loi sur la répression du travail dissimulé chez les particuliers et la conscience de l'importance de pratiquer le français dès le plus jeune âge ont entraîné une montée d'effectifs dans les crèches et la multiplication de celles-ci, surtout accompagnées d'écoles primaires.
"Moi ce sont les grèves à répétition qui m'ont convaincu d'abandonner le public, raconte ce cadre du conseil général. J'ai des instituteurs dans ma famille, ça fait des années qu'ils font grève et je sais que ça n'est pas prêt de s'arrêter. Cela fait deux ans que mes enfants sont à Pomme Cannelle (l'école associative de Combani, ndlr), quand je vois la grève interminable qu'il y a eu l'an dernier, je me dit que j'ai eu raison."
Maîtriser le français pour réussir ses études
Sa voisine approuve, ses enfants sont arrivés dans l'école justement pendant la grève, elle les a réinscrits cette année. "Il n'y a pas que la grève qui joue. Les classes sont moins chargées, il n'y a pas de rotations, c'est un rythme bien trop perturbant pour un enfant, et surtout on parle français correctement. Je ne veux pas dire du mal de nos instits, mais c'est quand même la loterie, on peut tomber sur quelqu'un de compétent, comme sur un qui parle un très mauvais français."
Les deux familles ont instauré le français à la maison, "pour que nos enfants aient moins de mal que nous à le pratiquer, qu'il fassent de bonnes études en métropole." Le shimaore reste leur langue maternelle, ils le parlent avec les copains, avec les autres membres de la famille. Pas d'inquiétude de ce côté, car pour tous parler les deux langues est une richesse, il ne faut jamais oublier qui l'ont est.
"Nos parents ne sont pas allés à l'école, ils n'avaient pas conscience de l'importance d'une certaine éducation, estime un chef d'entreprise dont les enfants sont aux P'tits Loups à Cavani. Quand je vois comme ça été dur de rattraper le niveau en métropole, j'essaie de faire mieux pour les miens. Nous parlons français le plus souvent possible depuis qu'ils sont nés, nous avons un ordinateur avec internet à la maison, c'est important de savoir s'en servir de nos jours. Nous partons régulièrement en vacances aux Comores pour la famille, mais aussi à la Réunion et en Métropole, qu'ils ne soient pas perdus lorsqu'ils iront y faire leurs études."
En attendant que le public s'améliore…
Le système de calcul du prix en fonction du revenu de la famille, largement répandu dans ces écoles, est jugé comme le plus juste. "Evidemment c'est cher, mais pour la personne qui paie moins parce qu'elle gagne moins, c'est aussi cher si on y réfléchit. Et puis il est normal que les familles mahoraises puissent donner les mêmes chances que les m'zungus à leurs enfants, or l'école publique n'assure pas ces chances pour le moment." Cette femme, épouse d'élu, a choisi d'investir au maximum pour la réussite de ses enfants. Français à la maison, ordinateur, internet, jeux éducatifs pour les cadeaux de Noël, voyages…
"Je contrôle aussi ce qu'ils regardent à la télévision. On diffuse tellement de bêtises, je préfère les voir sur l'ordinateur, jouer à quelque chose d'intelligent, ou lire un bon livre, nos enfants ne lisent pas assez." Plusieurs de ces familles regrettent de ne pouvoir confier leurs enfants au système public, aux instituteurs mahorais.
"Le jour où notre système sera aussi bon que n'importe où ailleurs, mes enfants iront à l'école publique, assurent bon nombre d'entre eux. En attendant, je préfère qu'ils aient des profs m'zungus qui leur donneront de bonnes bases pour qu'ils prennent leurs places plus tard. Il ne faut pas faire les choses trop vite."
Pour Noël, les jeux éducatifs connaissent un large succès chez les familles mahoraises, soucieuses d'occuper intelligemment les plus jeunes. Une nouvelle grève est prévue à la rentrée, les effectifs du privé vont sûrement s'en ressentir…
Portrait d'une chef d'entreprise
"On n'allait pas aux champs, alors on nous traitait de Muzungu !"
Mariama* admet difficilement qu'elle soit qualifiée de bourgeoise. Pourtant, aujourd'hui elle est matériellement à l'aise et est influente dans toutes les activités dans lesquelles elle est impliquée. C'est sûrement dû à une enfance tranquille mais sans paillette et son éducation qu'elle a ce sentiment d'être quelqu'un de modeste.
Mariama est une femme qui vit avec son temps. À un peu plus de 40 ans, cette dame énergique court dans tous les sens pour mener de front plusieurs occupations. Politique, associations, syndicalisme, monde de l'entreprise, elle essaie de s'y engager avec conviction et à fond. Née dans le nord de Mayotte, elle y a grandi, près d'une exploitation d'ylang-ylang. "Mon père y travaillait, c'était quelqu'un de très respecté. Mon grand-père était un métis arabe, il était lui-même respecté, c'était un grand fundi qui possédait sa madrass", explique Mariama.
Elle a eu une enfance un peu privilégiée puisque contrairement à ses frères ou à ses camarades du village, elle n'allait pas aux champs travailler la terre. "Les gens disaient que nous étions de Wazungu. Chez nous, les filles n'allaient pas aux champs et je crois que cela suscitait beaucoup de jalousie chez les autres familles", se souvient-elle.
La famille de Mariama n'était pas riche, mais elle n’a jamais manqué de rien. Son père insistait énormément sur l'apparence vestimentaire de ses enfants. "Il était hors de question d'être mal habillé, surtout les filles", raconte Mariama. Les enfants n'allaient pas n'importe où et dès qu'ils quittaient l'école, ils revenaient à la maison. "On s'amusait entre nous, les garçons ne traînaient pas, ils revenaient à la maison pour étudier. C'est quelque chose qui est resté dans la famille, nous avons la même mentalité avec nos enfants", confie notre bourgeoise anonyme.
"Je ne me dis jamais que j'ai ce que je veux. J'ai toujours des projets plus grands"
Malgré toutes ces différences, elle a constamment senti que les gens la respectaient et ce respect elle l'a toujours rendu. Sa scolarité s'est déroulée jusqu'au lycée, mais elle est partie au collège en France métropolitaine dans les années 70, ce que peu de Mahorais faisaient à l'époque. Ensuite, en revenant à Mayotte, elle s'est mariée et a commencé à faire du commerce dans l'habillement.
"Cela a marché pendant 10 ans, ensuite la concurrence est arrivée et a cassé les prix. En plus, les clients ne payaient plus", constate-t-elle un brin amère. Mais cela ne l'a pas découragée pour autant puisqu'elle s'est reconvertie avec son ex-mari dans un autre domaine, le BTP, où elle sévit toujours. Tout comme pour l'habillement, Mariama a appris sur le tas, tout en recherchant des formations qualifiantes.
"Je m'informe moi-même et je ne me dis jamais que j'ai ce que je veux. J'ai toujours des projets plus grands", répète-t-elle. L'éducation pour elle, c'est primordial. D'ailleurs, elle est fière du chemin pris par ses enfants. Une de ses filles a eu son bac en Métropole (elle y est partie pour des raisons personnelles), l'autre le prépare cette année.
"Mes enfants comprennent que parfois je n'ai pas les moyens de leur offrir ce qu'ils veulent. Mais quand je vois que ma fille travaille jusqu'à une heure du matin, sans que je la pousse, je suis contente car elle comprend que c'est pour elle qu'elle travaille, pas pour moi", dit-elle avec une certaine pointe d'admiration.
Pas de 4×4, mais la télé satellite, l'ordinateur et internet pour les enfants
Du point de vue matériel, Mariama n'est pas à plaindre. Elle possède une maison qui ne paie pas de mine et qui sert pour plusieurs activités. Elle en loue une partie à un commerce et le reste est utilisé comme domicile et bureau. Son véhicule est également ordinaire, peu en rapport avec ce que ses émoluments pourraient lui permettre d'acheter.
"Pour moi, une petite voiture suffit, les gros 4×4, très peu pour moi. J'ai également la parabole, mais c'est surtout pour les enfants. Moi, je regarde les informations. Par contre, l'ordinateur et internet sont indispensables pour mon travail. Pour mes enfants, cela leur permet de faire des recherches liées aux études", précise Mariama.
Elle ne possède pas de maison secondaire et pour l'instant elle ne cherche pas à construire de nouvelles demeures. Le découpage des terrains familiaux dans sa famille est en cours de réalisation, mais selon elle son statut n'est du qu'à sa soif de connaissance et à son parcours académique, plus qu'à la possession du foncier.
"Je me considère comme quelqu'un de normal, mais certains considèrent qu'on n'est pas comme eux. Pourtant, il y en a qui sont riches aussi, plus que moi même, mais je ne sais pas pourquoi on me considère comme la seule riche", se demande-t-elle. Certaines femmes l'admirent et l'interrogent sur la façon dont elle arrive à gérer sa vie professionnelle avec sa vie syndicale et sa vie privée. À chaque fois que la question lui est posée, elle ne sait quoi répondre, car elle ne se considère pas comme un modèle.
*Ce prénom a été changé à la demande de la personne interrogée
Mayotte Hebdo vise à contribuer au développement harmonieux de Mayotte en informant la population et en créant du lien social. Mayotte Hebdo valorise les acteurs locaux et les initiatives positives dans les domaines culturel, sportif, social et économique et donne la parole à toutes les sensibilités, permettant à chacun de s'exprimer et d'enrichir la compréhension collective. Cette philosophie constitue la raison d'être de Mayotte Hebdo.