{xtypo_dropcap}I{/xtypo_dropcap}ntéressons-nous justement au rôle ou plutôt à la posture de l’élite intellectuelle mahoraise. D’aucuns trouvent que son attitude tant à l'égard du pouvoir politique que des institutions et du personnel politique est plutôt négative : elle se referme sur elle-même et aime à penser que les responsables politiques locaux ne se préoccupent pas de leurs problèmes. D’ailleurs, sa perception de la politique est souvent en conflit avec celle des dirigeants politiques. Si bien que presque tous les cadres administratifs et intellectuels mahorais qui représentent cette élite veulent embrasser une carrière politique afin d'apporter à la cité les changements positifs adéquats.

Mais ils n'y arrivent que maladroitement. En effet, le rapport que ces jeunes cadres et intellectuels entretiennent avec le politique reste souvent trop affectif et intimiste. De ce fait, ce rapport de proximité doublé d’un rapport professionnel installe d’emblée le jeune cadre mahorais dans un rapport de clientélisme plus pervers. Force est de constater en effet que les ambitions politiques du jeune cadre vont ainsi être savamment remodelées, ensevelies dans un en deçà de contraintes professionnelles et de frustrations, et faire de lui un fidèle exécutant et un faire-valoir du dirigeant politique.

N’est-ce pas là une des traductions de la vigilance chère aux dirigeants mahorais, Ra hachiri "Nous sommes vigilants". Cette vigilance historique et politique, rappelée à tous les Mahorais tel un leitmotiv, s’exerce, subrepticement, également sur les jeunes loups qui aspirent à un bouleversement rapide de la hiérarchie politique traditionnelle. Dans une sorte de rappel à l’ordre déclamé : Ra-ha-chiri "nous siégeons" soit "[c’est] nous [qui] sommes au pouvoir" (cit. Yazidou Maandhui, "Les rois et le trône" In, Mayotte Hebdo de l'édition du 17 avril 2009). Un règne qui a l’intention de durer.

S’agissant justement de la dernière consultation de la population mahoraise du 29 mars 2009, contrairement à la conclusion avancée par Yazidhou Maandhui, dans le texte sus-cité, qui soutient que le choix du statut de département à une majorité de 95,2% par la population fut la victoire de la démocratie, "en l'occurrence [celle de] la liberté d'opinion […] [qui] fonctionne bel et bien dans la République", on y verrait plutôt la victoire de "la désobéissance intellectuelle". Une désobéissance et un renoncement que l’on pouvait effectivement observer mutatis mutandis chez l'élite mahoraise et encouragée de façon machiavélique par les dirigeants politiques locaux. C'est cette démission intellectuelle, qui ressemble plutôt à un renoncement à l’exercice de la réflexion, qui tourmente actuellement l'intelligentsia mahoraise.

Ce qui introduit une seconde lecture possible des résultats du 29 mars 2009, qui est la suivante. A savoir que la victoire du "oui" massif en faveur de la transformation de Mayotte en département et région d'Outremer tel que le prévu l'article 73 de la Constitution française devrait annoncer plutôt une nouvelle ère politique qui sera marquée – espérons-le – par une liberté d’expression et d'opinion effective. D'ailleurs, il était permis de constater un certain soulagement chez les intellectuels locaux, qui estiment pouvoir enfin s'exprimer (plus) librement sur un sujet ô combien sensible comme la départementalisation de Mayotte.

Et puis à ce propos, combien de fois n'a-t-on pas entendu le désir, inassouvi, de l'élite locale de se jeter dans la démarche de réflexion sur cette problématique, avant et durant la campagne de février et mars 2009. Certes, il y avait là une formidable occasion de faire entendre ses idées ou tout simplement d'engager une démarche démocratique et citoyenne pour participer au débat public. Il faut croire en effet qu'aucun Mahorais ne souhaitait en aucune façon rater ce moment de dénouement de "la quête pour départementalisation de Mayotte". D’aucuns s’accordaient pour dire que ce fut LE rendez de Mahorais avec l’histoire, sans doute un rendez-vous qui inaugurait une nouvelle ère dans l’histoire de Mayotte.

Cette démarche de réflexion sur la départementalisation par l’élite mahoraise aurait été louable. Mais on était obligé de constater que cette élite mahoraise était peu ou prou présente dans le débat public. En réalité, elle s’est vue tout simplement privée de parole lors de ces rendez-vous publics. Ignorée et méprisée par le politique, elle était contrainte au silence, n’ayant pas trouvé en fait les moyens d’exprimer ses idées.

Pour revenir sur la question de la désobéissance intellectuelle de l’élite mahoraise, on peut envisager plusieurs façons – du moins empiriques – d’y répondre. Durant la campagne, on pouvait constater que pendant qu’une certaine catégorie de jeunes cadres prenaient la vacance de la parole au débat public, une autre se trouvait tout simplement vassalisée – sans une aucune forme de légitimité reconnue – par ce "oui" puissant des départementalistes. De sorte que la voix de l'élite intellectuelle locale ne fut pas entendue dans les meetings. Pourtant, dans les trengwe ou places publiques, certaines voix tentaient bien de se faire entendre pour apporter notamment une critique constructive eu égard "à la pauvreté des idées développées durant la campagne pour le "oui"", comme le faisait remarquer le conseiller général d'Acoua, Soiderdine Madi, dans une missive adressée aux membres du comité pour la départementalisation de Mayotte au mois de mars 2009.

En vain. Il faut reconnaître que cet effort pour faire entendre la voix des sans voix fut d’autant plus vain que la parole des intelligences mahoraises avait le principal défaut d'être timide, hésitante. Elle finissait par s’évanouir le plus souvent dans le royaume consensuel du silence.

A propos de cette incapacité à se faire entendre ou à prendre la parole publique, il semble que l'élite locale reste en général (ou ad vitam aeternam ?) prisonnière des codes sociopolitiques qui entravent le processus démocratique au niveau local et qu’aucun de ses membres n’a encore réussi à remettre vraiment en question et à annihiler. Il faut reconnaître ces codes sont méthodiquement entretenus par le personnel politique local.

Et il semble que c’est précisément ce constat de verrouillage et d’impuissance qui pousse les cadres et intellectuels mahorais à désobéir à l’ordre de l’intellect au profit d’une autre façon d'exister dans la société. Aussi le cadre mahorais se résigne-t-il en cherchant à s’offrir des opportunités de carrière dans l'administration locale. Un choix qui le met d’emblée dans l'obligation de respecter servilement non seulement les devoirs inhérents à sa fonction professionnelle, mais également la politique irrationnelle de ses supérieurs, politiques.

Se pose quand même la question de la nature du mécanisme à l’origine ou qui sous-tend ce renoncement systématique à l’exercice intellectuel au profit des opportunités de carrière dans l'administration. Est-ce la peur de perdre son emploi, prestigieux et coquettement rémunérateur ? Ou la garantie d’accéder plus facilement ou sûrement à un mandat ou à une fonction politiques ? Il semble que l’une comme l’autre réponse peut être avancée pour expliquer cette désobéissance intellectuelle.

Cependant, il faut comprendre qu’en refusant d'user de sa faculté de réflexion, l'élite mahoraise démontre déjà qu'elle n'est pas un sujet qualifié pour exister sur le terrain politique. Et cette incapacité se révèle le plus souvent à travers sa difficulté à discourir sur un sujet purement politique sans sombrer dans le discours proprement technique. Par ailleurs, il peut observer que le rapport souvent entretenu par l'élite mahoraise avec les dirigeants locaux est de l'ordre de l’affectif et de l'acquiescement, au point qu’elle se révèle incapable de se détacher intimement du dirigeant politique.

Ce rapport hiérarchique se traduit alors systématiquement chez elle par l’adoption d’une posture conciliante. En effet, le jeune cadre ne veut pas froisser sa hiérarchie pour mettre en péril ses ambitions de carrière au sein de l'administration locale. Son rapport au politique s’enlise ainsi dans le compromis et, de ce fait, se trouve marqué par une scrupuleuse docilité intellectuelle. N’est-ce pas une forme moderne du rapport maître-esclave, dont il est question dans la Phénoménologie de l'Esprit de Hegel ? L'esclave refuse de s'affranchir de sa liberté propre. Il s'interdit la parole et l'action publique, se muselle pour se mettre à la disposition du maître. Tandis que le maître, lui, décidera, de son bon vouloir, soit de le libérer du joug administratif, c'est-à-dire de le sortir des fonctions de "bas étages", soit de lui confier des responsabilités honorables.

Certes, il est intéressant de savoir comment ce rapport dominant-dominé ou maître-esclave se résout, pour le cadre, dans une forme plus que jamais moderne, celle d'un choix arbitraire. En effet, la perte arbitraire de la liberté chez le cadre n'est pas vécue négativement comme une perte de la parole publique, mais plutôt comme le choix d’une autre forme de liberté. La liberté de travailler pour pouvoir abondamment et ostensiblement consommer. Aussi faut-il accepter le fait que le choix de cette autre forme de liberté puisse être vécu sans heurts par le cadre mahorais.

De même que la désobéissance intellectuelle de l'élite intellectuelle locale s'explique pour une bonne part par la recherche permanente d’avantages et du confort matériels, et de prestige social. A titre d’exemple, en acceptant de ranger son intelligence critique, le cadre pourrait disposer à sa guise d'une voiture de fonction, d’outils bureautiques exceptionnels, multiplier les voyages à titre professionnel (même si quelquefois les motifs avancés ne sont pas toujours valables !). A l’inverse, cette recherche du confort matériel et de conditions de vie nettement plus agréables est un argument suffisamment exploité par le personnel politique local pour affaiblir l'intelligence critique des cadres et intellectuels mahorais.

Enfin, il faut noter également que la situation politique de la société mahoraise participe fortement à cette posture de démission intellectuelle. En effet, le combat pour la départementalisation de l'île depuis un demi-siècle a fortement imprégné les mentalités. Il a fortement marqué une bonne partie des étudiants mahorais, qui, devenus cadres dans l'administration locale, n’ont que rarement mobilisé leur intelligence critique acquise dans la fréquentation des universités françaises.

Il ne serait pas injuste de dire que quand ces étudiants devenus cadres prennent la parole, souvent c'est juste pour mythifier les anciens, idolâtrer les précurseurs du combat pour la départementalisation de Mayotte. Pire, leur discours fortement contrôlé par les dirigeants locaux et les dignitaires de l'île font quelquefois l'objet d’une certaine censure sociale si ce n’est d’une auto-censure tout simplement.

En somme, il semble que cette attitude de désobéissance intellectuelle et de compromission-abdication peut être expliquée en dernière instance par une forte politisation de la société mahoraise. En effet, la société mahoraise est trop politisée, si bien que tout le monde se retrouve à faire de la politique. Les cadres, au sein de l'administration territoriale, et les intellectuels n’en font pas exception. Que nenni. Et cela ne peut qu'accroître la méfiance des dirigeants politiques locaux à l'égard de l'élite intellectuelle mahoraise. Et, naturellement, tout dirigeant politique se sentant menacé sur son trône mobilise toutes les ressources qui sont à sa disposition pour résoudre, ingénieusement ou brutalement, pour vaincre, souvent en confiant des fonctions importantes à son prétendu adversaire lorsqu’il s’agit d’un jeune cadre.

Malheureusement, les dirigeants de notre île oublient que ce trop-plein de politique nuit au bon fonctionnement des administrations locales. Mais, apparemment, ils ont tous retenu l’enseignement de Machiavel : pour ne pas se mettre à dos le prolétaire, et pour mieux le surveiller et mieux le diriger, le Prince le responsabilise.

 

 

Par Madi Abdou N'tro,

Essayiste

 

A paraître aux éditions de l’Harmattan "La départementalisation contre elle-même, le cas de Mayotte" et "Tropiques", un recueil de poèmes.