{xtypo_dropcap}L{/xtypo_dropcap}es milliers d’affaires annuelles que la justice est appelée à connaître dans les domaines les plus diversifiés, embrassent dorénavant tous les secteurs de l’activité humaine. Ce faisant, la judiciarisation incoercible de nos sociétés n’épargne plus notre collectivité, au point que l’activité contentieuse s’inscrit désormais pleinement dans la logique du choix statutaire opéré par les Mahorais le 29 mars 2009.
Sur un espace unique singulièrement exigu et pourvu de maigres effectifs, les tribunaux de première instance et d’appel absorbent avec des moyens exsangues la plénitude des prérogatives dévolues à d’importantes juridictions métropolitaines qui n’ont cependant pas à supporter les exceptionnelles vicissitudes afférentes à l’immigration clandestine.
De ce tableau peu amène, la chancellerie aveulie se borne à promouvoir une forme larvée de féodalisation administrative par le truchement d’une possible chambre détachée de la Cour d’Appel de Saint-Denis, dont la création n’est guère enthousiasmante. S’il ne fallait retenir qu’une incurie significative parmi les innombrables carences de l’appareil judiciaire à Mayotte, la condition actuelle du Tribunal Supérieur d’Appel cristalliserait indéniablement le point de friction le plus symptomatique entre les avocats et les hérauts de ces projets encore flous.
À l’inverse des autres départements ou territoires ultramarins, y compris ceux dotés d’une large autonomie, les pouvoirs publics freinent à Mayotte les évolutions judiciaires d’envergure tout en poursuivant un ambitieux processus d’uniformisation du droit sans équivalent dans l’histoire moderne. Cette politique dichromatique n’est plus acceptable au moment où le corps judiciaire s’emploie laborieusement à réussir la difficile transition vers le droit commun.
Forte de son indépendance, de sa foi dans les valeurs démocratiques et de son obstination à lutter pour une justice républicaine de haut niveau, notre profession s’insurge contre l’exfoliation méthodique de l’institution judiciaire qui à terme pourrait dévoyer les libertés fondamentales.
Substrat du procès pénal comme du litige civil s’il en est, le droit de la défense s’articule au centre de la construction juridique organisant la procédure d’appel au sein d’un arsenal subtil qu’il importe de préserver, renforcer et garantir.
Nous redoutons que les propositions actuelles de restructuration des juridictions mahoraises visent à institutionnaliser, sous couvert d’une aléatoire efficacité, une forme de médiocrité en réfutant l’acception plénière du concept de double degré de juridiction.
Pourtant, nous ne trahirions point les intentions du législateur en rappelant que la loi organique n°2007-223 du 21 février 2007, entrée en vigueur depuis le 1er janvier 2008, a spécialement exclu l’organisation judiciaire des rares domaines encore échus au droit local.
Ce texte d’orientation générale contient certes des dispositions résiduelles ou supplétives laissant place à une marge d’interprétation aux contours vaporeux puisque "l’applicabilité de plein droit des lois et règlement ne fait pas obstacle à leur adaptation à l’organisation particulière de Mayotte", est-il laconiquement indiqué. Faut-il dès lors comprendre que le droit fondamental d’interjeter appel nécessite à Mayotte des adaptations spécifiques ?
Fussent-elles nombreuses sous l’ancien régime, l’existence de voies de recours caractérisées par un foisonnement abstrus, une complexité inintelligible et un coût prohibitif rendit nécessaire d’envisager un mode de réformation de droit commun assorti de garanties propres à limiter les injustices.
De la loi du 2 mai 1790 généralisant la procédure d’appel et imaginée par l’Assemblée Constituante pour mettre fin à toutes les formes d’arbitraire, ne se pratique à Mayotte qu’une trame absconse imputable à l’ignorance du droit subjectif processuel ordinaire, seul protecteur efficace des libertés individuelles.
Censé réparer les erreurs possibles des juges de première instance, le principe du double degré de juridiction doit en effet s’articuler sur des mécanismes efficients pour en assurer le contrôle et réaliser l’achèvement du procès.
Le droit d’être rejugé est d’ailleurs posé par l’article 2 du protocole n°7 à la Convention Européenne des Droits de l’Homme, texte qui porte les exigences d’un procès équitable, lesquelles doivent s’apprécier avec rigueur et lient les pouvoirs publics chargés de mettre en œuvre la concrétisation des droits positifs.
Dans son discours prononcé le 27 juin 2007 pour l’installation du comité consultatif de la carte judiciaire, Rachida Dati alors Garde des Sceaux mettait en exergue le souci d’une justice de qualité qu’elle associait au renforcement de la collégialité, une vulgate dogmatique qui n’a cependant abouti à aucun acte significatif près de trois années après.
C’est en effet par le respect en toutes circonstances de la collégialité que la prérogative de juger revêt un caractère démocratique et solennel, a fortiori lorsque la décision est rendue en appel. C’est aussi par son détachement matériel, son recul professionnel, son expérience et sa sagesse que le juge d’un rang supérieur puise la capacité d’assumer pleinement son ministère avec loyauté et célérité.
C’est encore par la constitution d’un jury élargi que se fonde en matière criminelle la conviction de l’innocence ou la culpabilité des accusés, expression d’une souveraineté populaire inhérente à l’appartenance à la communauté nationale. C’est surtout en considération du droit à un recours effectif que le citoyen est en droit d’exiger l’existence d’une juridiction du second degré installée au cœur de la cité et totalement impénétrable de toute forme de pression.
Au plan civil, l’alignement des procédures sur le droit commun ne doit pas davantage rompre le principe d’égalité devant la loi et dénier aux justiciables les garanties formelles attachées aux droits subjectifs par l’effet d’une organisation judiciaire défaillante. Legs d’une époque où la justice se retranchait derrière ses missions régaliennes traditionnelles, le Tribunal Supérieur d’Appel ne remplit déjà plus son office au moment où Mayotte avalise un corpus de règles nouvelles.
Par leur prestige, les cours d’appel n’exercent pas uniquement une magistrature d’influence, leur ancrage conditionne le respect des règles normatives essentielles en corollaire de la représentation obligatoire, il en est ainsi de la procédure de mise en état ou sur un autre plan du ministère d’avoué et de la postulation.
Leur sillage permet d’ailleurs traditionnellement de structurer l’ensemble des professions judiciaires et des services connexes dans un cadre adapté et centralisé, la force du symbole dépasse largement la simple question sémantique qui pourrait être spécieusement posée.
L’indépendance de la judicature d’appel est d’ores et déjà directement menacée par sa coexistence matérielle confuse avec le Tribunal de Première Instance symbolisée par un enchevêtrement surréaliste des locaux dans un espace confiné et indigne d’un palais de justice.
Si à l’instar de la Guyane la juridiction d’appel de Mayotte devait se fondre dans la Cour d’Appel de Saint-Denis, s’amorcerait alors la perspective d’une justice déléguée, décentrée et détournée des défis majeurs auxquels elle est confrontée et qu’elle remplit d’ailleurs imparfaitement.
Loin de remédier aux difficultés matérielles, une telle solution, fruit de l’immobilisme érigé en vertu, aggraverait le hiatus entre les citoyens et leur justice en imposant au surplus des contingences nouvelles aussi inutiles que dangereuses.
Il ne peut être sérieusement soutenu qu’une Cour d’Appel distante de plus de mille kilomètres aura la capacité d’adopter les orientations budgétaires adéquates à la situation si singulière de Mayotte, ni que la généralisation malsaine de la visioconférence induite par le détachement des magistrats favorisera la sérénité de la fonction de juger.
Refusant cette impasse, les avocats opinent pour le mouvement, l’audace et la raison, ainsi que l’exprimait le jurisconsulte Jeremy Bentham : "considérer une cour d’appel comme simplement utile, ce n’est point s’en faire une assez haute idée, elle est d’une nécessité absolue". Si cet appel n’était pas voué à recueillir l’écho qu’il mérite, gageons que les guêpes d’Aristophane resurgiraient à Mayotte pour immanquablement piquer les malheureux successeurs de Cléon, fiction qui pourrait hélas se réaliser et s’amplifier par la réitération d’erreurs, d’atermoiements et d’indélicatesses que nous déplorons tous les jours.
Plus largement, notre combat s’inscrit dans un idéal de justice porteur de messages et dans un souci de sauvegarde des droits fondamentaux de tous les justiciables. Nous ne laisserons pas perdurer à Mayotte cette paupérisation judiciaire dénoncée avec éclat par nos confrères de Guyane, à qui nous apportons notre indéfectible soutien.
Aussi, dans le respect de la liberté d’opinion de chacun des membres qui le compose et dans l’intérêt supérieur de la justice, les organes représentatifs du barreau de Mayotte ont-ils unanimement adopté par la foi du serment de la profession d’avocat et des valeurs humanistes qui l’anime, la présente motion solennelle exigeant sans délai l’émergence de la Cour d’Appel de Mayotte dans le dessein de la départementalisation.
Thani Mohamed
Bâtonnier de l’Ordre des avocats de Mayotte
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