{xtypo_dropcap}L{/xtypo_dropcap}a manière dont les départements de l’Outremer français se sont constitués autour de leur histoire varie selon les régions, même si les Antilles, la Réunion et la Guyane semblent avoir partagé un destin commun à l’intérieur de la République française, en laissant apparaître des similitudes nombreuses : l’expérience de la traite négrière, l’expérience de la mer, l’expérience d’un point de départ avec la France, l’expérience chrétienne, l’expérience de la créolisation. Force est de constater que leur réalité géographique si lointaine de la France métropolitaine et proche de peuples d’Amérique crée des contradictions nombreuses.
Celles-ci ont été souvent les lieux de réflexion et d’établissement de logiques nouvelles qui rompent parfois avec les manières traditionnelles de nommer les peuples, l’homme et le monde. Les Antilles ont par exemple mis en avant l’expérience de l’esclavage à travers la Négritude de Césaire et de Léon Damas. On y parle de civilisation de l’universel depuis ces petites îles dans un concept d’échange, de partage, du don et du recevoir, avant que Chamoiseau, Glissant et autres penseurs ne mettent en avant la condition du Créole ou l’identité créole partagée avec d’autres terres, une créolité du métissage ethnique et une créolité de langue, parfois conçue avec beaucoup de fierté comme espace de l’universel.
Cette créolité constitue l’aboutissement des premiers pas de l’Antillais, du Réunionnais sur une île à construire depuis le premier pas de l’homme et la première pierre qu’il a posée. La créolité est par ailleurs assimilée à une culture de résistance, même si elle constitue un processus naturel des peuples devenus aujourd’hui les îles du métissage. Les penseurs de la créolité se sont inscrits dans cette tendance de l’universalité, ils expliquent et démontrent que l’avenir de l’homme est dans la rencontre, le partage et l’échange entre les peuples pour faire naître une identité plurielle. L’approche de la créolité par ses penseurs relève d’une pensée existentielle inscrite dans sa dimension humaine et en rupture avec la nécessité immédiate, économique et politique. Elle prend parfois le sens d’un regain d’orgueil face au regard condescendant de la Métropole qui a toujours ignoré les revendications multiples de ces Dom.
La créolité est partagée par les quatre départements de l’Outremer et constitue une expérience composée et partagée directement avec la France, en ce qui concerne la Guadeloupe, la Martinique, la Guyane et la Réunion. Elle est l’expérience de l’esclavage, du métissage ethnique, du métissage linguistique et du catholicisme. Depuis peu, la créolité prend d’autres allures plus immédiates, plus proches des problèmes économiques. Elle s’érige en langage de revendication contre la condition du citoyen de seconde zone, sa réaction n’est plus uniquement conceptuelle et intelligible, elle est violente et brutale, elle fait résistance et se met à la défensive, elle se veut une force de proposition, participative, décisionnelle, conceptrice des relations entre le Dom et sa Métropole. Mayotte peut tirer les leçons de cette expérience domienne des autres îles et se demander en quoi aujourd’hui les états généraux peuvent modifier la démarche de la France vis-à-vis de son Outremer ?
Quant à Mayotte, qui est en passe de devenir le cinquième département français de l’Outremer, son expérience est à plusieurs points différente des Dom des Antilles et de la Réunion. Mayotte ne s’identifie pas à l’expérience de la créolité connue de la Métropole. Mayotte, l’oubliée, l’inconnue, doit enfin se proposer dans ses composantes réelles, sans qu’elle se fasse assimiler ou absorber par des réalités d’ailleurs. Mayotte a une expérience historique unique avec la France. L’expérience de Mayotte est toute autre puisqu’il s’agit là d’un rapport construit dans le temps, marquée par des obstacles multiples, des silences nombreux. Il ne s’agit pas d’un rapport d’identification ou de volonté commune, mais d’une volonté d’appartenance.
Si les états généraux sont un espace de travail honnête, s'ils doivent tenir compte de la réalité de l’Outremer, ils doivent faire face à la réalité de Mayotte. Ils doivent entre autres laisser l’espace à la réflexion. Ils doivent permettre de penser l’île en devenir à partir d’une approche complémentaire des approches qui souhaitent répondre aux nécessités économiques et sociales immédiates, c'est-à-dire l’approche "philosophique" (j’emploie ce terme à défaut de mieux), afin d’éviter les amalgames qui inscriraient la même démarche et les mêmes propositions dans d’autres endroits du monde qui ont connu des expériences divergentes car le danger serait de penser que le statut de Dom appelle à la même gouvernance quel que soit le territoire.
Considérer les problèmes actuels, certes oui, mais à partir d’un autre point de focalisation qui dépasse les effervescences et les ambitions immédiates pour éviter de tomber dans le brouillard, le flou ou l’impatience, éviter de nous priver de notre aptitude à apprécier les problématiques de notre devenir avec objectivité, clairvoyance et en penseurs prévenus.
C’est pourquoi il me semble très important de faire entendre que penser l’avenir de Mayotte doit aussi signifier penser l’homme d’ici et son expérience ici, le saisir dans la totalité de ce qui le détermine. C’est ce que nous nous proposons dans ce volet 3 de l’île en devenir. Nous nous proposons de penser l’homme en nous mettant un peu en danger, en dépassant les sentiers battus, les a priori et les données essentiellement scolaires ou les références bien qu’avérées des théoriciens des sociétés humaines.
Nous nous proposons plutôt d’observer l’expérience d’un peuple, non pas à travers la masse en généralisant mais plutôt dans un rapport de l’homme conçu ici comme facteur de désir et de volonté. Penser l’homme invite à dépasser le parascolaire, les données et les théories toutes faites, les analogies facilistes, puisque chaque expérience est unique et c’est cette singularité qu’il faut saisir. Dépasser également le trop de réalité à savoir les actualités et les immédiatetés politiques souvent passionnelles et obsessionnelles.
Nous nous proposons de penser l’homme d’ici comme un être de volonté et de désirs, un homme qui s’inscrit dans un projet essentiel, qui peut se définir comme volonté d’appartenance. La volonté d’appartenance pose la question de l’espace, des frontières réelles et la question beaucoup moins évidente des espaces imaginaires liés aux civilisations, aux histoires, aux cultures, aux langues, à la manière dont les peuples les ont partagés. Ceci peut être englobé dans la notion de frontières imaginaires.
La volonté d’appartenance est un rapport de force entre le Mahorais, sa région, ses frontières réelles (espace et politique) et imaginaires : langues, croyances, religions, cultures, civilisations. L’homme ne peut plus être saisi dans le concept figé ou le déterminisme arrêté que nous nommons identité. Il ne peut pas non plus être projeté dans les théorisations philosophiques conçues depuis les universités européennes ou les projets politiques globalisants que constitue le statut, l’action gouvernementale à l’égard des départements d’outremer, ou dans un rapport et un projet politique uniforme et uniformisant.
La volonté d’appartenance impose de connaître l’homme puisque chaque homme dans sa société et chaque société d’hommes est une somme de désirs et de volonté. L’expérience de l’homme à Mayotte est à saisir et à étudier afin de mieux comprendre sa volonté et les désirs qui orientent ses vœux. La France doit enfin s’intéresser à ces peuples et ses histoires afin de mieux les connaître, de les respecter dans sa gouvernance.
Gouverner Mayotte impose à la France de plonger dans cette partie de notre histoire qui lui échappe, celle apparentée à la civilisation arabo-musulmane qu’elle rejette, celle qui nous lie à la culture swahilie et à une expérience partagée avec notre région, à savoir les îles de l’océan Indien, l’Afrique australe, l’Afrique de l’Est et le Moyen-Orient. Cette expérience, qui s’intensifie autour du seizième siècle, place les îles des Comores – Anjouan, Mohéli, Grande Comore et Mayotte – dans la lignée des sociétés swahilies des civilisations arabo-musulmanes liées à la suprématie de l’empire Ottoman, en pleine prospérité, une civilisation qui pouvait constituer ce qu’on appelle aujourd’hui une puissance économique, avec son califat et son sultanat.
Bien évidemment, cette expérience institue les langues, l’économie, la culture des croyances animistes et une assimilation au monde arabe durant des siècles, une civilisation régie par le monde musulman, une véritable culture des îles dominés par les illustres sultans cousins ou frères des sultans des côtes africaines. A partir d’au moins le 7ème siècle, alors que les autres îles sont encore loin d’être peuplées, Mayotte se construit déjà dès les apports malais, arabes, africains. L’île témoigne d’un peuple dans une société normée, institutionnalisée, inscrite dans une civilisation africaine et musulmane qui se résume dans le vocable swahili (de sahel, le littoral), donc peuple des côtes, ou des îles, musulmans.
Evoquer la réalité d’une civilisation musulmane, c’est signifier que l’expérience de l’île est dense et riche. Il ne s’agit pas de l’opposer à l’expérience de la traite et à l’expérience coloniale, mais d’interroger et de se demander comment, au fur et à mesure, ce qui semblait contradictoire a fini par partager le même espace et rompre les frontières réelles après la décolonisation et les indépendances. C’est dans cet intervalle entre 1961 et 2009, 49 ans, que la volonté d’appartenance prend tout son sens. Mayotte (quelles qu’en soient les motivations) affirme un choix fort, ce choix s’exprime comme le sens même de son histoire.
L’île pose les frontières nouvelles et les frontières imaginaires qui deviennent alors les socles d’une conscience collective, entretenue, marquée à l’intérieur de la société, dans toutes les couches. La volonté d’appartenance du peuple de Mayotte est un positionnement qui rompt avec les catégorisations traditionnelles : régionalisation, ethnicité, religions, civilisations, races. La révision de l’état-civil, l’adoption du droit commun et l’abandon du droit musulman (droit local) est un exemple concret de l’abandon d’une civilisation pour en adopter une autre par la volonté d’appartenance
Assimilation ? Appropriation ?
Là encore, lorsqu'aux Antilles puis à la réunion qui a suivi on a parlé d’assimilation, Mayotte peut défendre la notion d’appropriation. Assimilation pouvant signifier se faire inscrire dans un projet qui appartient à l’Autre, l’assimilation dénote d’une certaine passivité au contraire de l’appropriation qui définit ici la prise en charge active, sans entrer dans le détail nous prendrons l’exemple de Prométhée qui s’approprie le feu, qui le vole quasiment. Il apparaît donc d’une manière claire que la volonté d’appartenance est un rapport de force entre des civilisations à l’origine opposées, un espace d’accrochage où les forces luttent pour exister. Nous sommes dans le rapport de la conquête, une conquête rhétorique et non belliqueuse.
C’est dans cet intervalle que Mayotte devrait inscrire son projet de société, l’imposer à la France avec ténacité et insistance, comprendre que l’île n’a pas été intégrée, elle s’est intégrée, comprendre que rien ne sera donné que tout sera à prendre, c’est peut-être les enjeux de ces états généraux, un test pour les Mahorais qui ont le devoir de s’approprier l’outil républicain ici, pour mieux se faire entendre à Paris, c’est là sa seule alternative.
Alain-Kamal Martial
Auteur et dramaturge
Mayotte Hebdo vise à contribuer au développement harmonieux de Mayotte en informant la population et en créant du lien social. Mayotte Hebdo valorise les acteurs locaux et les initiatives positives dans les domaines culturel, sportif, social et économique et donne la parole à toutes les sensibilités, permettant à chacun de s'exprimer et d'enrichir la compréhension collective. Cette philosophie constitue la raison d'être de Mayotte Hebdo.