Mayotte Hebdo : Pourquoi vous êtes-vous intéressé à l’histoire des Comores ?

Jean Martin : Je me suis de tout temps intéressé aux îles et aux sociétés insulaires. Enfant et adolescent, je parcourais les îles bretonnes et j’ai toujours été assez fasciné par les îles. D’autre part, à partir de mon adolescence, après avoir fait un voyage en Tunisie pour rendre visite à un de mes oncles, j’ai été également fasciné par l’Islam et par le monde musulman. Or, il se trouve qu’aux Comores, à Mayotte comme dans les autres îles, Islam et insularité se rejoignent.

 

MH : Vous ne sentiez pas également qu’il y avait un manque concernant les données historiques disponibles sur l’archipel ?

JM : Oui, il y avait certainement un manque car quand j’en ai parlé à un professeur à la Sorbonne, M. Deschamps, qui était d’ailleurs un ancien gouverneur des colonies, il m’a dit : »C’est un beau sujet, presque entièrement vierge. » Il y avait encore très peu de travaux à ce moment-là. L’étude la plus sérieuse était l’ouvrage d’Alfred Gevrey, l’ancien procureur du tribunal de Mayotte, mais cette étude datait de 1870.

 

MH : Comment avez-vous effectué vos recherches ?

JM : J’ai essentiellement travaillé à partir des archives. D’abord, pour la période coloniale proprement dite, les archives d’Outremer qui sont à Aix-en-Provence, mais qui à ce moment-là se trouvaient encore rue Oudinot à Paris. Ce n’était pas suffisant bien sûr : j’ai aussi étudié les archives de la marine qui sont pour l’essentiel au château de Vincennes, il y en a également à Lorient, à Toulon, dans les ports de guerre et là j’ai trouvé des rapports d’officiers de marine, des rapports fort intéressants dont certains datent du XVIIIe siècle. Car les Comores étaient connues de longue date, avant la pénétration coloniale.

 

MH : Est-ce que vous avez essayé aussi d’avoir accès au point de vue des colonisés ?

JM : Il est difficile d’avoir accès au point de vue des colonisés car ils écrivaient assez peu. Certains ont écrit des mémoires, c’est le cas de princes anjouanais comme Saïd Hamza El Masela ou Saïd Omar par exemple pour ne citer qu’eux, et d’autres chroniqueurs comme le cadi de Mayotte Omar Ben Aboubakar qui a écrit une chronique de Mayotte, mais ce sont des travaux très apologétiques dont les auteurs cherchent à magnifier leur rôle dans la cession de Mayotte à la France pour obtenir du gouvernement français des récompenses sous une forme ou une autre, et notamment la Légion d’honneur, qui ne les laissaient pas insensibles.

 

MH : Vous n’avez pas cherché à vous appuyer sur des archives orales ?

JM : Vous savez, une archive écrite n’est parfois qu’une archive orale fixée à un temps donné, mais c’est vrai que j’ai fait peu de collecte de sources orales. D’une part, je ne parlais pas la langue car je n’ai pas fait de très longs séjours dans l’archipel et d’autre part, la mémoire des traditions orales est souvent assez courte. Il y a quand même un cheikh de la Grande Comore, cheikh Ahmed Fouahia qui est mort depuis longtemps, qui m’a donné des indications très précieuses sur les anciennes dynasties.

 

« L’histoire régionale devrait être enseignée, mais il n’y a pas de manuel sérieux enseignant l’histoire locale, ni l’histoire de la période coloniale avec ses ombres et ses lumières »

 

MH : Ne trouvez-vous pas qu’il y a une sorte d’amnésie historique sur l’histoire de Mayotte avant la présence française, à partir de 1841 ?

JM : Oui. Mayotte était étrangement une île assez délaissée à l’époque française et pourtant le siège du gouvernement colonial se trouvait à Dzaoudzi. On parlait du gouverneur de « Mayotte et dépendances » pendant longtemps. Mais de là à s’intéresser au passé précolonial de l’île, et des autres îles d’ailleurs, il y avait un pas qui n’a pas été franchi. Les Comoriens eux-mêmes, les Mahorais comme les autres, n’étaient pas passionnés par leur histoire, il faut bien le dire. Déjà en 1820, un officier de marine qui s’appelait William Lelieur de Vile-sur-Arce, notait : « Ils ne savent rien de leur passé et lorsqu’on leur en parle, ils rient et croient que l’on veut se moquer d’eux ». C’est assez révélateur de ce manque d’intérêt des insulaires pour leur passé.

 

MH : Dans quelle mesure pensez-vous qu’il faille enseigner l’histoire locale à Mayotte ?

JM : Les Mahorais ont le droit de connaître leur passé, celui des Comores en général et celui de Mayotte en particulier. Cela va de soi : l’histoire régionale devrait être enseignée. Je crois qu’il y a ici un corps enseignant de grande valeur, mais dans quelle situation peut se retrouver un ouvrier auquel on ne donne pas d’outils ? Il n’y a pas, à ma connaissance, de manuel sérieux enseignant l’histoire locale, ni l’histoire de la période coloniale avec ses ombres et ses lumières. Je peux vous dire que beaucoup d’Européens ont très mal reçu mes travaux, notamment quand je dénonce les abus commis à Mayotte par exemple par les planteurs sucriers du XIXe siècle ou à la Grande Comore par le colon Léon Humblot qui s’était arrogé la propriété de plus de la moitié de l’île.

 

MH : Pensez-vous qu’il y a d’autres lieux pour apprendre l’histoire locale, en dehors de l’école ?

JM : Il y a une société d’érudition locale, la société des Naturalistes de Mayotte, qui se dévoue pour faire connaître l’histoire des Comores, pour intéresser jeunes et moins jeunes à l’histoire de l’archipel en général et à l’histoire de Mayotte en particulier. Je salue avec respect les efforts de cette société car ce sont des gens qui disposent de moyens assez limités.

 

« Mayotte devait devenir un centre commercial et un port de guerre et on avait exclu tout avenir agricole, mais en fait c’est dans ce domaine qu’elle a pu donner quelques modestes résultats »

 

MH : Pensez-vous que les Comores ont été un peu délaissées par la France par rapport à ses autres colonies ?

JM : Certainement. Les Comores étaient une colonie très méconnue, très oubliée et négligée par l’administration coloniale française. On connaît ce mot d’un ministre des colonies en 1906 qui arriva au ministère, et, regardant la carte de l’Empire colonial français, se serait écrié : « Les colonies, je ne savais pas qu’il y en eut tant ! » On peut gager que ce monsieur ne connaissait pas l’existence des Comores. Je me souviens moi-même d’avoir eu une conversation vers 1970 avec un étudiant en sciences politiques qui m’a demandé où cet archipel se trouvait et de quelle puissance coloniale il relevait car il pensait à l’Angleterre…

 

MH : Pourquoi, alors qu’au milieu du XIXe siècle la France imaginait faire de Mayotte le carrefour de l’océan Indien, l’île ne l’est jamais devenue ?

JM : Les Français ont nourri beaucoup d’illusions quand ils ont poursuivi cette politique des points d’appui – la recherche de positions stratégiques pour la marine – et les milieux coloniaux se sont grisés. Ils ont pensé que Mayotte allait devenir une formidable position militaire, comparable à Malte ou à Gibraltar, et un grand centre commercial comparable à Singapour ou Hong-Kong. Vous remarquez qu’il s’agit surtout de rivaliser avec la Grande-Bretagne. Mayotte est une île isolée au milieu du canal de Mozambique, elle ne commande pas l’accès à une mer intérieure comme Gibraltar, elle n’est pas au centre d’un bassin comme Malte, elle n’est pas aux rives d’un continent peuplé et riche comme Singapour ou Hong-Kong. La modeste flotte basée à Mayotte ne pouvait menacer que les navires qui seraient allés gratuitement s’affourcher sous la volée de leurs canons.

 

MH : Et contrairement à la Réunion, l’industrie sucrière n’a jamais réussi à décoller véritablement…

JM : Les colons venus à Mayotte sont arrivés trop tard, dans un monde trop vieux, comme dirait le poète. Ils ont consenti des investissements énormes et des efforts très grands pour arriver à une production relativement modeste. Mayotte devait devenir un centre commercial et un port de guerre et on avait exclu tout avenir agricole, mais en fait c’est dans ce domaine qu’elle a pu donner quelques modestes résultats.

 

MH : Le premier tome de votre ouvrage, qui couvre la période fin XVIIIe jusqu’à 1875, raconte la lutte d’influence entre la France et la Grande-Bretagne et leurs rivalités, et comment les puissances coloniales ont profité des sultans batailleurs et des razzias malgaches pour petit à petit imposer leur domination…

JM : Les rivalités coloniales franco-britanniques se font jour aux Comores comme en bien d’autres lieux. En réplique à l’annexion de Nosy-Bé, puis de Mayotte par la France, les Anglais ont installé un consulat à Anjouan : il y a eu deux consuls pendant une période d’une vingtaine d’années. Puis le consulat a été supprimé en 1867 parce que le deuxième consul, William Sunley était un grand planteur sucrier qui avait un très beau domaine à Pomoni, dans le sud d’Anjouan. Mais on s’est aperçu qu’il employait sur ses plantations environ 600 esclaves, qui n’étaient pas les siens car il avait passé un contrat avec le sultan d’Anjouan, un propriétaire d’esclaves qui lui fournissait de la main d’œuvre contre une rente. C’est quand même un peu ennuyeux pour le consul représentant d’une puissance qui se voulait la championne de la lutte contre l’esclavage, d’employer des esclaves, même si ce sont ceux d’un autre propriétaire. Ce qui fait que M. Sunley a été mis en demeure de choisir entre son poste de consul et sa plantation, et il a choisi la plantation qui était plus rentable que le modeste salaire qui lui était versé par le Foreign Office.

 

MH : Dans le deuxième tome, qui s’étend de 1875 à 1912, vous évoquez l’instauration du protectorat français et dénoncez notamment les excès de Léon Humblot en Grande Comore. Après l’annexion des trois autres îles par la France en 1912, vous notez qu’on voit pointer l’émergence du nationalisme comorien, qui se fait jour après 1945…

JM : Je ne sais pas si on peut parler de nationalisme. On peut certainement parler de résistance légitime à une domination étrangère et à la confiscation du sol qui l’a accompagnée. Les Comores ont été une colonie très oubliée, très négligée tout simplement car elles étaient une dépendance de Madagascar et que le gouvernement général de Tananarive s’en occupait fort peu, envoyait aux Comores souvent des fonctionnaires qui étaient là en affectation disciplinaire, de sorte qu’elles n’ont pas eu l’élite du corps des fonctionnaires coloniaux, c’est le moins que l’on puisse dire.

 

« Il y a eu très tôt à Mayotte la conscience d’une histoire particulière, distincte des autres îles de l’archipel »

 

MH : Avant 1975, pensez-vous qu’il y avait une réelle union politique et économique à travers les quatre îles de l’archipel ?

JM : Il y avait une unité administrative de l’archipel depuis 1912, puisqu’elles étaient devenues une province de Madagascar à ce moment-là. Il n’y a eu d’union politique véritable qu’à partir de la Constitution de 1946, quand les Comores sont devenues un territoire d’Outremer de la République française avec son autonomie administrative et sa personnalité juridique et financière. Et il y a eu un homme d’Etat qui s’est affirmé très tôt, d’abord comme député des Comores, puis ensuite comme chef de gouvernement local lorsque l’archipel a été doté de l’autonomie interne : le président Saïd Mohammed Cheick, un homme d’Etat d’une assez grande envergure. Remarquez que sa mémoire n’est pas encensée à Mayotte car il a quand même commis une bévue : le transfert de capitale administrative du territoire, de Dzaoudzi à Moroni en Grande Comore en 1960-1961. C’était un Grand-Comorien bien entendu. On peut dire que Dzaoudzi était excentré avec une position trop orientale dans l’archipel, mais Moroni est tout aussi excentrée avec une position trop occidentale. Je crois que Mutsamudu à Anjouan aurait fait une meilleure capitale. Toujours est-il que cette « décapitalisation », si j’ose m’exprimer ainsi, a lésé les Mahorais qui en ont eu un très vif ressentiment et à partir de ce moment-là, un désir probablement d’écrire leur Histoire à part.

 

MH : Au regard de l’Histoire, comment expliquez-vous que Mayotte ait choisi de rester française ?

JM : Le mécontentement suscité à Mayotte par le transfert de capitale effectué par Saïd Mohammed Cheick a renforcé le sentiment qu’avaient les Mahorais que leur Histoire était un peu distincte de celle des trois autres îles. Il y a eu très tôt à Mayotte la conscience d’une Histoire particulière distincte des autres îles de l’archipel qui étaient des sultanats. Les Mahorais étaient sous la domination française depuis 1841, alors que les trois autres îles n’étaient devenues protectorat qu’en 1886. Un protectorat qui avait d’ailleurs très mal fonctionné : il y avait eu une révolution à Anjouan en 1891, on a vu des mouvements de résistance à la mainmise de Humblot à la Grande Comore et des incidents ont également éclaté à Mohéli.

 

Donc les Mahorais avaient le sentiment malgré tout d’une Histoire un peu distincte qui a fait naître une conscience particulière à Mayotte et très vite un parti d’opposition au gouvernement local comorien, quand l’archipel n’était pas encore indépendant, s’est fait jour. Evidemment les colons, souvent Réunionnais ou même Nantais, se sont mal comportés envers la population, mais quoi qu’il en soit, cela a créé le sentiment d’une Histoire particulière. Il me souvient d’avoir écrit en 1969 un article dans le numéro 44 de la revue d’études politiques africaine où je disais que l’indépendance ne paraissait pas souhaitée par les dirigeants comoriens, mais que si tel était le cas, la sécession de Mayotte serait inévitable. Vous me direz que mon métier est de connaître le passé, il n’est pas de prévoir l’avenir et de jouer les prophètes mais je crois que la suite des événements sur ce point-là m’a donné raison.

Propos recueillis par Julien Perrot