09/04/2009 – Tribune libre : L’île de Mayotte en devenir 2

 

 

{xtypo_dropcap}E{/xtypo_drop^cap}n complément des questions politiques, économiques et sociales que nous avons évoquées précédemment, il s’agira de dégager l’hypothèse de l’homme mahorais actuel comme aboutissement d’un processus de trente années de transformation ayant considérablement modifié ses comportements, et de l’homme en devenir dans son projet de modernité sociale. L’intérêt de cette réflexion est de mesurer l’aptitude des individus à s’inscrire dans un projet de société et cela en s’attardant sur les aspects de la société mahoraise actuelle, ses opportunités et ses paradoxes. D’une manière claire, les aspects visibles de notre île dénotent d’une société en mutation profonde. Ils mettent l’individu face à une situation de dynamique des influences, des pensées, des mentalités multiples, hétérogènes, certains en mouvement, d’autres en perte de vitesse ou en stagnation.

Il s’agit d’interroger ces aspects pluriels, de voir la manière dont ils s’articulent, de les évaluer sous forme de catalyseurs en consensus ou en oppositions. La question serait celle-ci : en quoi les aspects culturels et cultuels de la société mahoraise actuelle constituent une structuration de l’individu ? Et en quoi ils sont favorables ou défavorables à l’épanouissement de l’homme dans la société nouvelle ? Les réponses à ces questions peuvent être les hypothèses d’une action politique locale au profit de l’individu.

Si on observe bien, on arrive au fait que trois niveaux d’influences de pensées, qui peuvent structurer l’individu, sont opérants dans la société mahoraise actuelle. Nous pouvons les catégoriser dans les trois termes qui les distinguent. Nous pouvons parler alors de néo-conservatisme, d’anticolonialisme fossilisé et de néo-modernisme. L’individu évolue sur cette brèche dans l’intervalle entre la tradition religieuse ou animiste, ce que j’appelle le néo-conservatisme, entre l’anticolonialisme fossilisé qui regrouperait les rejets de l’expérience coloniale du décolonisé et le néo-modernisme émergeant tourné vers l’avenir comme reconstruction opérante donc en devenir.

Considérer que ces influences constituent un cloisonnement, des frontières entre elles et qu’il n’y ait pas des interférences serait caricatural. Ces trois niveaux sont intéressants à observer parce qu’ils constituent les premiers enjeux identitaires, politiques, les sources de conflits ou de consensus entre les hommes, les lieux probables des débats de société, où ils s’entrecroisent et où s’épousent dans un rapport consensuel où ils sont en opposition. Ce qu’il faudrait mettre en avant, c’est que ces trois vecteurs constituent dans notre société des regroupements d’intérêt et des zones d’influence, voire des enjeux de pouvoir de telle sorte qu’il existe une volonté politique d’imposer une tendance au détriment des autres, tant il est vrai que ces influences régulent le comportement des individus et apparaissent comme décisives dans le devenir de l’homme. En cela elles peuvent constituer des espaces de censure ou d’encouragement, des problématiques liées à la liberté de l’individu.

Le néo-conservatisme définirait l’ensemble des croyances et des pratiques héritées de la tradition arabo-musulmane, swahili, avec ses codes et son mysticisme. C’est en réalité une société multiséculaire qui a survécu à la colonisation française. Fortement ancrée dans la religion musulmane et dans la cosmogonie bantu, ses sciences nombreuses sont héritées de la tradition arabe telle l’astrologie encore appliquée à Mayotte, l’exégète et la pratique du hadith comme rapport philosophique avec sa panoplie de notables, les cadi, les fundi, les cheikh, les hadj, les imam… gens influents et respectés, gens de pouvoir dépositaire d’un syncrétisme et d’une mystique de tradition mahoraise.

Cette fraction exerce une véritable autorité sur la population locale, c’est pourquoi la classe politique dirigeante collabore fortement avec elle. Aucun meeting, aucun évènement politique ne peut être envisagé sans la présence du Grand cadi et l’ensemble des notables. L’intérêt du pouvoir politique vis-à-vis des notables s’explique par la volonté de faire perdurer un concept d’identité mahoraise liée directement à l’islam et à sa tradition. C’est une volonté d’uniformisation, de contrôle de la population et des individus. Ainsi, lorsque la tradition et le religieux s’expriment, c’est souvent par intérêt politique et dans un souci de perpétuation de la notoriété des notables.

Je définirais l’anticolonialisme fossilisé comme un phénomène d’opposition systématique à l’Occident, ces comportements sont les conséquences de l’époque coloniale et des injustices entre les communautés, des inégalités entre les Métropolitains et les Locaux. Ces oppositions sont exacerbées par des lectures tardives des chantres de la Négritude et une découverte récente des exactions coloniales imposées à l’Afrique. Ceux-là auraient pu constituer un véritable mouvement de pensée s'ils avaient pu s’entendre entre eux. Malgré le peu d’organisation qu'il y a eu autour de ce cercle, les clichés occidentaux issus des théories de Gobinot, de Fronebius, R. Kipling, du R.P. Tempels… combattus déjà par Léopold Sédar Senghor, Alioune Diop qui font les éloges d’une Négrité des chantres de la Négritude consommées par les intellectuels, ceux-ci perpétuent une pensée qui revendique une tradition et une culture africaine uniformisante. Il n’est pas rare d’entendre dans l’ensemble des Dom-Tom se lever le chant élogieux de l’identité nègre liée à une tradition et un folklore négro-africains.

Sous couvert d’un engagement au profit de la préservation d’une identité musulmane ou africaine, ces deux attitudes sont en réalité la preuve de notre incapacité à proposer, notre impuissance à orienter, notre faiblesse face à une situation d’urgence qui demande à l’homme d’être inventif, de rénover, de renouveler, de réinterpréter, de recréer, d’être à la hauteur de son temps, de poser les yeux vers un futur (bien évidemment sans oublier le passé) mais ne pas faire du passé, de ce qui est acquis déjà puis dépassé, une priorité. Le passé ne se transforme pas, il est à connaître mais seul le futur modelé, assumé, maîtrisé peut apporter à l’homme-citoyen une maîtrise de son milieu, de son action. La cantate des traditions et des folklores renvoie en arrière, elle permet aux dirigeants politiques de disposer de leur peuple uniformisé, unifié dans une idée de la nation.

En réalité, la tradition et le religieux ont perdu depuis longtemps de leur force, les oppositions raciales, même si elles ne sont pas totalement dépassées, ne constituent plus des enjeux réels, même s'ils ont été relégués à leur juste intérêt spirituel et cultuel, même s'ils sont loin de représenter une préoccupation véritable de la société, même si ces héritages du passé ne contribuent plus vraiment à l’épanouissement de l’homme dans le milieu urbain, nous continuons à mélanger religion et politique, nous continuons à trouver à Mayotte, dans nos traditions religieuses, dans les croyances et les oppositions raciales, nos seuls actes de pensée et de sens…

On investit dans la religion, on voudrait croire qu’elle joue encore le premier rôle dans nos sociétés, qu’elle nous détermine encore, on catalogue, on étiquette les relations humaines dans une logique de couleur, on vend notre population comme population des croyances, des traditions et de moralité forte. Non pas que ces aspects soient à bannir, non pas qu’ils soient à anéantir, mais il faudrait reconnaître qu’ils ne constituent plus le socle sur lequel reposent les références réelles dans la nouvelle réalité qui pointe, celle de l’urbanité et des cultures nouvelles de l’informatique et de l’homo economicus.

La ville est bel et bien là et il s’avère que la première préoccupation de l’homme dans ces nouveaux espaces est la réalité de la culture de consommation. Elle est nécessairement liée au rapport d’achat et de vente comme seule alternative de vie et de survie dans son espace urbain, lieu des violences morales et physiques, d’hostilité, de transformation, de construction et de destruction, de conquête, d’exploitation, d’affirmation de soi. Toute l’activité de l’homme consiste à se faire une place dans ce milieu, c'est-à-dire à s’insérer dans le rapport économique de l’achat/vente sinon il est exclu. Ne parle-t-on pas du phénomène social des exclus qui commence à être une réalité chez nous où les enfants de la rue, les immigrés clandestins, les nécessiteux et les personnages âgés mendient sur le marché, où les classes pauvres mènent un perpétuel combat pour s’accrocher au rapport achat/vente, refusant l’exclusion.

Tout lieu possible se transforme aujourd’hui en lieu de vente/achat. Le marché se pose sur les trottoirs, les places publiques, les arrêts de taxi, les plages, les rebords des magasins, les sorties des hôtels. Le banditisme accéléré, vols, vente de drogue, prostitution galopante, rien que l’actualité de ces derniers jours fait état de plusieurs cas d’arrestations sur le marché de la drogue et du sexe … C’est une preuve que le rapport de l’homme à l’homme est désormais un rapport monétaire et non un rapport de race ou de foi. C’est une réalité et non une fatalité, car l’austérité des sociétés de consommation peut être dépassée et amortie par une politique complémentaire et non d’opposition, orientant une nouvelle éducation de l’homme dans la ville. Est-il judicieux de persister à défendre un monde de religion et de tradition obsolète, faut-il continuer à opposer le Blanc au Noir ou faudrait-il enfin prendre la ville par ses rues pour proposer une nouvelle culture de l’homme ?

C’est ce que les pays de libertés comme la France métropolitaine – la France parlons-en, la France et sa République – ont fait de la culture : une nécessite à côté de la nécessité économique. La politique culturelle est une politique d’accompagnement intellectuel de l’individu, l’ouverture à une autre consommation à côté de la consommation matérialiste, la consommation des humanités pensantes et émotives, je nomme ici les œuvres d’art, la culture en général, condition sine qua non la ville ne peut avoir une santé, car la pensée et les arts sont indispensables à la population pour que le conditionnement monétaire ne devienne pas une anarchie destructrice opérant dans le sens d’aliéner l’homme et de le réduire au conditionnement économique et au matérialisme austère, sans enjeu humain, sous les yeux passifs d’une politique conformiste du zélateur de la foi ou de la négrologie.

Face à cette réalité sociale nouvelle, la ville s’impose un accompagnement de l’homme que les Arts et la culture contemporaine peuvent prendre en charge. Nous prendrons l’exemple des révolutions sociopolitiques de 1968 en France pour illustrer le rôle que la culture contemporaine peut jouer dans nos sociétés. Les soulèvements de 1968 ont été couvés essentiellement dans les lieux de lecture. La société française s’inscrivait alors dans un véritable débat populaire proféré haut et fort, sans attendre que le pouvoir politique ou religieux mène la cadence. Les salles, les centres culturels ont été les lieux de débats et de rencontres de toutes les classes populaires, un débat largement influencé par les apports des artistes et des intellectuels (A. Camus, J.P. Sartre, Foucault, Genet…), qui incarnaient les idées nouvelles et qui les concrétisaient dans leurs œuvres pour provoquer le débat participatif des citoyens.

Ceci explique pourquoi les équipements voués à la culture sont nécessaires dans les sociétés modernes. Mais qu’est-ce que la France donne à Mayotte en matière de culture ? Qu’est ce que la politique locale donne à ses citoyens ? Les mosquées ? Les gymnases ? Les terrains de foot sans les infrastructures culturelles sont-ils à eux seuls capables de relever le défi de la société actuelle ? Et la tête de l’homme, on en fait quoi ?

Quand on sait que la politique culturelle de la France met l’accent sur l’aménagement des infrastructures dédiées à la culture et aux libertés de parole et d’expressions artistiques, on peut se demander pourquoi aujourd’hui Mayotte ne dispose pas d’un seul établissement moderne d’accueil des arts contemporains. Il convient alors de se demander si la politique locale désire l’épanouissement de l’individu dans sa société, son émancipation dans son monde ou la pérennisation d’une société conservatrice, arrêtée, non renouvelée, qui perpétue le pouvoir des notables religieux et des dignitaires du syncrétisme conservateurs.

 

Alain Kamal Martial

Auteur, dramaturge

Mayotte Hebdo vise à contribuer au développement harmonieux de Mayotte en informant la population et en créant du lien social. Mayotte Hebdo valorise les acteurs locaux et les initiatives positives dans les domaines culturel, sportif, social et économique et donne la parole à toutes les sensibilités, permettant à chacun de s'exprimer et d'enrichir la compréhension collective. Cette philosophie constitue la raison d'être de Mayotte Hebdo.

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