Certaines personnalités locales pensent avoir trouvé une brillante idée pour gagner la reconnaissance et la notoriété à laquelle ils aspirent : en réponse au chômage qui sévit sur notre territoire, il faudrait mettre en place des mesures de discriminations positives. Il s’agirait d’instaurer une "préférence locale à l’emploi", comprenez une priorité accordée aux Mahorais. Compte tenu de la campagne d’éradication des M’zungus qui occupaient des postes de direction au conseil général ou au sein de ses structures satellites et de l’ostracisme dont sont frappés depuis quelques années les rares survivants, on a du mal à ne pas s’esclaffer. Tentons pourtant de prendre leur proposition au sérieux. Et surtout de comprendre leurs motivations et les conséquences du mépris de la compétence qui sévit à Mayotte.

Qui est ce Français de caste inférieure qui n’aura pas les mêmes droits que les autres ?

Il faudra tout d’abord que les promoteurs de cette idée – qui se présentent sans honte comme des départementalistes – nous apportent une définition précise de ce qu’ils entendent par "un Mahorais" et en conséquence, qu’ils désignent clairement ceux qui n’ont pas le droit de se considérer comme tel. Il y a fort à parier qu’un M’zungus installé à Mayotte depuis vingt ans ne soit pas, dans leur conception, un Mahorais et ce, quelle que soit la contribution qu’il aurait pu apporter au développement du territoire. Et que dire d’un Indien, d’un Comorien, d’un Malgache… Mahorais de souche ou pas, j’avais naïvement pensé que nous étions tous Français, sur une île française, et qu’à ce titre nous avions tous, conformément à la Constitution française, les mêmes devoirs et les mêmes droits et partant, le droit à une égalité de traitement dans une situation de recrutement ?

Mais où sont donc ces Mahorais victimes de discrimination ?

Il faudra ensuite que les chantres de la priorité aux "Mahorais" nous expliquent dans quels secteurs d’activités lesdits Mahorais sont victimes de discrimination à l’embauche, phénomène qui seul pourrait venir légitimer l’instauration de mesure correctives dites de "discrimination positive". Il y a bien les secteurs de la santé et de l’enseignement où les M’zungus sont largement majoritaires. Pour autant, l’Etat peut-il sérieusement être suspecté de faire barrage aux candidatures des Mahorais ? C’est un truisme qu’il semble utile de rappeler : s’il n’y a pas davantage de médecins mahorais à l’hôpital de Mamoudzou, ce n’est pas parce que les Mahorais sont victimes de discrimination mais parce qu’il n’y a, sur le marché du travail, quasiment aucun médecin mahorais. Faudrait-il selon les zélotes de la "préférence aux Mahorais" créer un diplôme de médecine plus accessible que celui actuellement en vigueur et dont la délivrance serait réservée à des Mahorais de souche ?
Notons également que les mesures de préférence locale existant de part le monde ont été instaurées au bénéfice de minorités. Aux Etats-Unis, l’un des pays les plus expérimentés en la matière, ce sont les communautés hispaniques, asiatiques et afro-américaines qui sont visées. On ne voit donc pas très clairement ce qui justifierait de telles mesures au profit de Mahorais largement majoritaires sur le territoire. Pour terminer, même aux Etats-Unis où l’existence de telles mesures peut se justifier, il faut constater que le bilan des dispositifs de discriminations positives est très mitigé et que les mesures concernées sont aujourd’hui décriés par ceux-là même qui en bénéficient. Ces derniers font en effet valoir que ces mesures dévalorisent ceux qui ont enlevés un diplôme ou un emploi à la force de leurs seules qualités et qui seront pourtant suspectés de les avoir obtenus à la faveur des mesures de discrimination positive.

Faudrait-il ériger en règle nos pires erreurs ?

Pour louables qu’elles soient, les dispositions récemment décidées pour renforcer l’accompagnement des étudiants mahorais en Métropole n’ont guère de chance de réduire significativement l’échec massif que l’on observe aujourd’hui (plus de 90%) et dont les racines sont profondes. Sans doute animé de bonnes intentions, l’Etat a amplement démontré que l’enfer en était pavé. C’est un secret de Polichinelle : souhaitant favoriser l’accession des Mahorais au poste d’instituteur, on a déjà expérimenté sur notre île une forme de discrimination positive au bénéfice des candidats mahorais en accordant le diplôme à des personnes qui n’avaient pas le niveau requis. Qui tolèrerait que soient délivrées des qualifications de pilotes de ligne à des prétendants qui ne seraient pas parfaitement au point ? Mais l’éducation est semble t-il aux yeux de certains une matière ou l’amateurisme ne porte pas à conséquence.
Résultat : l’avenir professionnel de nombreux enfants a été compromis. Mal éduqués dans le primaire, ils n’ont jamais acquis les bases indispensables, n’ont jamais fait de bons élèves du secondaire et moins encore de bons étudiants. Ils ne feront pas davantage des parents aptes à épauler leurs enfants dans le déroulement de leurs études. Combien d’années faudra t-il maintenant que les Mahorais patientent afin d’avoir l’assurance de pouvoir donner à leurs enfants accès à une éducation de qualité dès le primaire, assurée par des instituteurs mahorais disposant de toutes les compétences requises ? Faut-il dans ce domaine et dans d’autres instaurer une préférence locale à l’emploi ou simplement recruter les meilleurs agents ou salariés disponibles ? Que vous soyez Mahorais de souche ou de toute autre origine, comment auriez-vous conduit dans le passé le recrutement des instituteurs si les enfants à éduquer avaient été les vôtres ?

La seule voie possible pour redresser la barre : la préférence à la compétence

Les emplois doivent être attribués à ceux dont le profil correspond le mieux aux exigences des postes à pourvoir. Je ne connais pas d’entreprise performante qui procède autrement. Et je ne vois pas par quel miracle le Service public pourrait être efficace à Mayotte en s’exonérant d’appliquer cette règle de bon sens. Dans le cas contraire, la société mahoraise n’aurait aucune chance de se redresser à moyen terme et serait perdante à double titre.
D’une part, une préférence accordée sur le fondement d’une origine sociale, ethnique, d’une couleur de peau ou d’une appartenance religieuse institutionnalise une injustice : "j’avais toutes les qualités pour ce poste mais je suis d’origine malgache. Un Mahorais qui était moins qualifié que moi a obtenu l’emploi parce qu’il était Mahorais de souche". Veut-on réellement créer ce type de situation dans un territoire français ? Face à un tel exemple, pourra-t-on ensuite s’étonner d’entendre un salarié accumulant les fautes professionnelles et revendiquer néanmoins une rémunération identique à celle octroyée à un collaborateur s’illustrant par sa productivité ? Le danger serait grand de voir un tel exemple se propager dans la société mahoraise et s’installer partout comme la norme. C’est une société injuste et incontrôlable qui en ressortirait.

Chômage et sous-développement : le mépris de la compétence se paie au prix fort

Cette préférence locale à l’emploi aurait d’autre part des effets néfastes sur le développement économique et social de Mayotte et compromettrait le processus de départementalisation. Il est déjà en grand danger. C’est qu’il ne suffit pas de décréter, il ne suffit pas davantage de disposer des budgets requis. A Mayotte, les évolutions à conduire sont légions tant dans le domaine social qu’économique. Contrairement à la Métropole, les cadres supérieurs des collectivités territoriales mahoraises – et du conseil général en particulier – ne peuvent se contenter d’inscrire leur action dans les pas de leurs prédécesseurs.
Certains domaines d’intervention ont à peine été investis : gestion du foncier, création de zones d’activités économiques, délivrance de prestations sociales, coopération régionale… Et même les approches, méthodes, processus, outils de travail restent souvent à élaborer. Les cadres supérieurs dont notre île a besoin doivent être capables de s’inscrire à la fois dans une dynamique de création et de gestion. Il faut donc des personnels armés d’une vaste expérience et de fortes compétences pour mener ces chantiers complexes. Et ces compétences font aujourd’hui cruellement défaut !
L’Etat est bien placé pour le savoir, lui qui reprendra probablement, une fois encore, une large partie des crédits qui avaient été affectés au financement du Contrat de projet Etat/Mayotte du fait de l’incapacité du conseil général à lancer et conduire bon nombre des opérations inscrites au programme. Là où il aurait fallu composer une équipe d’élite pour répondre aux enjeux, c’est le népotisme et le clientélisme qui ont fait office de critère de sélection. Avec plus de 6.000 agents (selon la dernière étude du CNFPT) payés chaque mois et un personnel composé à 32% de femmes de ménage, gardiens et chauffeurs, la Collectivité n’est plus qu’un sumo impuissant, s’enlisant sous le poids de son effectif dans le marais de son déficit.
Pendant des années, les élus ont utilisé l’argent public – non pas pour financer des opérations porteuses de développement économique et de création d’emplois – mais pour acheter des soutiens politiques à coup d’emplois, de complaisance ceux-là. C’est Mayotte dans son ensemble qui en paye aujourd’hui le prix. Le chômage et le sous-développement ne sont pas une fatalité, ce sont des plaies résultant en bonne partie de l’incurie de certains de nos édiles. Devrait-on pousser plus loin encore dans l’irresponsabilité en mettant en place une préférence locale à l’emploi ? Dans notre situation, il serait suicidaire de continuer à choisir des agents sur un autre critère que celui de la compétence. Et pourtant.

Mais où sont passés les Blancs ?

Les cadres dirigeants M’zungous du conseil général ont été ou placardisés, ou licenciés, ou poussés à partir. Assez bien représentés jusqu’au début 2008, sous l’ère du président Saïd Omar Oili et du DGS Jean-Pierre Rousselle, ils ont disparu du paysage. Le sujet est tabou : tout le monde a constaté le phénomène, personne n’ose l’évoquer publiquement.
Il y eu Jean-Pierre Rousselle et André Dorso, les deux directeurs généraux rapidement usés par une lutte incessante avec les élus pour tenter de rester dans la légalité (et d’éviter que leur propre responsabilité ne soit engagée), Pierre Salomon, le directeur général adjoint (DGA) infrastructure, aménagement et environnement; Philippe Coat, le directeur du développement économique et touristique – sauvé provisoirement par décision du tribunal administratif – Didier Mercier-Lachapelle, DGA services à la population; Bruno Gallois-Parmentier, chargé du suivi du Contrat de projet; Hélène Séchet, DGA vie institutionnelle et partenariat… Le cas de ce dernier DGA est révélateur de l’attitude du conseil général vis-à-vis des M’zungous : son départ a été précipité par des insultes et des menaces de mort. Son employeur n’a pourtant même pas jugé utile de porter plainte contre X ! C’est l’intéressée qui a donc dû s’en charger à titre personnel, avant de se résoudre à jeter l’éponge. Pourquoi cette éviction progressive et organisée des cadres de direction M’zungous ?
Etaient-ils tous incompétents ? Cet argument ne résiste pas longtemps à l’analyse. L’ancienne équipe s’était mise en quête de cadres affichant un haut niveau d’études (possédant souvent plusieurs 3ème cycles), disposant d’une forte expérience professionnelle acquise tant dans le secteur public que privé, en France et à l’étranger, ayant à leur actif des réalisations d’envergure…
Bref, des profils solides qui n’existent pas sur le marché mahorais, des bourlingueurs adaptables dont l’ancienne direction estimait que Mayotte avait besoin pour faire face aux handicaps sévères du territoire et à la complexité des chantiers à mener, notamment dans la perspective de la départementalisation. Les quelques rares survivants bataillent pour conserver leurs prérogatives, cernés par un ou plusieurs adjoints qui ont pour mission principale de court-circuiter toutes leurs initiatives.

Eliminer ceux qui menacent le tranquille pillage de la manne métropolitaine

Xénophobie ? Peu probable. Mayotte n’est pas la Guadeloupe et les non-Mahorais de souche n’ont généralement pas à se plaindre de la façon dont ils sont traités par la population autochtone. Par ailleurs, de nombreux Mahorais ayant fait leurs études et travaillé quelques années en Métropole sont eux aussi victimes du phénomène. Il y a eu Ali Soula, contrôleur de gestion; Enfahne Affidou, directeur des finances; Archadi Abassi, directeur de la coopération…
Eux aussi comptent parmi les plus solidement formés et expérimentés. "On nous reproche parfois d’être des traitres, d’agir et de raisonner comme des M’zungous", me livrait un Mahorais issu de cette population, révélant en cela d’une part le mal-être de ces agents assis entre deux cultures et d’autre part la difficulté pour le conseil général d’évoluer vers des pratiques plus respectueuses des principes qui régissent le fonctionnement d’une collectivité territoriale française.
Tous ces agents M’zungous et "Mahorais métropolisés" sont en réalité coupables d’un même forfait : ils mettent en place des méthodes et des procédures pour garantir une action publique efficace et un traitement équitable des administrés, ils travaillent pour servir l’intérêt général et sont soucieux d’agir dans la légalité. Ils respectent donc simplement l’engagement que prend tout agent du service public. Mais cette attitude gène au plus haut point.

La préférence locale ou une tentative de protéger le système des castes à la mahoraise

Comment créer des emplois à Mayotte ? En les prenant aux communautés minoritaires pour les offrir à la communauté majoritaire. Il suffisait d’y penser ! En vérité, ceux qui font cette scandaleuse proposition n’ont jamais cherché à exploiter l’argent public pour susciter l’émergence de nouvelles activités créatrices de richesse endogène et d’emplois. Une fois parvenus aux commandes, ils étaient bien trop occupés à tisser un réseau d’appuis à même d’orienter une part de la richesse publique vers leurs poches avides. Ils comprennent aujourd’hui que la marche inéluctable vers le Droit commun et les règles qui régissent le fonctionnement d’un département français menacent leurs prébendes.
Réserver certains postes à des "Mahorais" – comprenez des hommes acquis à leur cause – permettrait de parachever le système qu’ils ont installé. Les "non-Mahorais" – et principalement les M’zungus – ne représentent à leurs yeux que des anticorps qu’ils convient d’éliminer pour que puisse perdurer la maladie dont ils sont les bénéficiaires : un système – hérité des sultanats d’autrefois ? – où les grandes familles s’arrogent impunément tous les droits au détriment des castes inférieures et des plus nécessiteux.
Inutile pour ceux qui sont encore attachés à la légalité et à l’avenir de Mayotte de compter sur une quelconque autorité pour les soutenir dans leur combat. Ils sont désespérément seuls. L’Etat a apparemment décidé de fermer les yeux, faisant sien le principe qui veut que "Justice bafouée vaut mieux que paix sociale menacée".

La jeunesse mahoraise comme meilleur anticorps

Après les emplois réservés aux Mahorais de souche, ces départementalistes imposteurs proposeront-ils demain un territoire français réservé aux Mahorais de souche ? Fort heureusement, les parrains n’ont pas l’assurance d’emporter la partie. Les jeunes Mahorais, toujours plus instruits, toujours plus lucides, comprennent les visées de ceux qui désignent les "non-Mahorais" comme bouc émissaire.
Plus altruistes, plus soucieux d’apporter leur contribution au développement du territoire que de devenir parrains à leur tour, les jeunes se détournent des sirènes de l’arrivisme. Ils osent de plus en plus briser le tabou, faire connaître leur écœurement face aux pratiques douteuses de certains de leurs ainés élus. Ils sont en forte demande d’une classe politique vertueuse, œcuménique, productive et qui serait enfin soucieuse de l’intérêt général plutôt que de ses propres intérêts. Espérons qu’ils trouvent les voies pour porter aux responsabilités ceux des politiques qui représentent le mieux cet idéal. Ils sont aisés à identifier tant ils sont minoritaires.

 
Eric Le Tanneur