En conserve ou surgelées, il y a des denrées alimentaires qui provoquent ruées et bousculades les commerces mahoraises. Parce que très peu disponibles, elles disparaissent à très grande vitesse, à peine mise en rayons, tant les quantités importées sont faibles au regard des besoins du consommateur mahorais durant ce mois de Ramadan.
Entre pénurie de bouteilles d’eau, manque de denrées alimentaires de base (manioc, bananes, fruits à pain, songes et patates douces), remplir le quatrième pilier de l’islam relève de l’effort herculéen pour 95 % des habitants de Mayotte qui sont de confession musulmane. Si jeûner en pleine saison de pluies et sa chaleur étouffante est une épreuve de plus pour le croyant – face à laquelle il peut faire preuve d’une résilience remarquable – demeurer sous-alimenté pendant un mois entier devient en revanche un problème majeur de santé publique pour les 329.000 habitants de l’archipel. Un sujet de très grande inquiétude pour un grand nombre de personnes qui ne savent vers quelle autorité se référer pour essayer d’obtenir une réponse satisfaisante à leur faim. En effet, à l’issue d’une première semaine de jeûne, des milliers de consommateurs mahorais se demandent s’ils ne vivent pas tout bonnement le début d’une famine qui ne porte pas encore son nom. La frustration commence à céder la place à un sentiment de colère collective. Pour le constater, il suffit de se rendre dans un centre commercial ou même une supérette de la place ; les gens se bousculent pour tout et pour rien, ici pour de la farine, là-bas pour du sucre, de la viande, des cuisses ou des ailes de poulet, lorsque ce n’est tout simplement pour des boites de sardines ou des bouteilles d’eau.
Les mêmes scènes se répètent et se constatent à différents endroits de l’agglomération de Mamoudzou et Petite-Terre où nous ont conduits nos investigations, après maints signalements des consommateurs. Au magasin « Jéjé » sur le Rocher de Dzaoudzi face à l’embarcadère des barges, quai Issoufali, le responsable du commerce est contraint de baisser le rideau métallique pour éviter une bousculade et contraindre ainsi les clients à se ressaisir et à preuve d’un peu de discipline. Peine perdue, l’astuce ne fonctionne que quelques minutes seulement, avant que la ruée ne reprenne de plus belle, aussitôt que les agents de sécurité relâchent leurs efforts. « Qui aurait cru qu’une telle scène puisse se produire ici, le temple de la consommation moderne qui nous attirent tant nous autres Comoriens fascinés par la société de consommation à l’occidentale qu’est devenue Mayotte, département français d’outre-mer ? », balance ironiquement Abdallah Moussa Soumaïla, un ressortissant comorien installé à Mayotte (avec sa famille) depuis une vingtaine d’années. « Tout cela, c’est le revers de la médaille parce que nos frères et sœurs mahorais refusent tous liens avec leurs voisins comoriens, au point qu’ils préfèrent attendre d’être alimentés par des produits en provenance d’Europe plutôt que de les importer des îles voisines, de Madagascar ou de Tanzanie », assène une dame qui pourtant fait la queue au milieu d’autres clients. Certains la foudroient du regard, sans lui adresser un mot.
Des importateurs sceptiques
La même cliente explique : « le cyclone Chido n’est pas passé là-bas, les bananes et autres légumes qui manquent ici pullulent sur les marchés à Anjouan et Mohéli. C’est l’argent pour les acheter qui fait défaut ! Alors pourquoi les autorités de Mayotte n’autorisent pas leur importation, du moins exceptionnellement pour la durée de Ramadan ? ». A défaut, les consommateurs se reportent sur toute denrée alimentaire susceptible de pallier les produits indisponibles dans les rayons. Les produits surgelés se substituent aisément aux aliments frais disparus des étales après le passage du cyclone dévastateur, le 14 décembre 2024, et bousculent les habitudes alimentaires de toutes celles et ceux qui avaient coutume de manger local. Si les maraîchers sont les premiers agriculteurs à avoir réussi à redresser la tête pour produire salades, tomates, concombres et autres brèdes (aux prix habituels), les quantités commercialisables ne sont pas assez importantes pour assurer l’alimentation de tous et permettre un basculement durable des habitudes alimentaires. Fruits d’importation (pommes d’Afrique du Sud, agrumes d’Égypte) et légumes (carottes, poivrons, oignons et ail produits en Europe) arrivent difficilement à redresser le moral en piteux état de consommateurs mahorais qui n’ont pas pour habitude de se priver pendant le Ramadan. Alors que la pomme de terre et les songes avaient (sur un laps de temps très court) remplacé la banane et le manioc au cours des trois premiers jours de jeûne à prix d’or (quatre euros le kilo pour la première, six à dix euros pour le second selon les endroits) ne sont plus qu’un vague souvenir, la population de confession musulmane du territoire doit trouver le moyen de tenir le coup pour les trois prochaines semaines restantes avant l’Aïd el-fitr qui sonnera la fin du mois sacré.
Combien de personnes pourront suivre une telle cadence et s’adapter à une nourriture de substitution jusqu’à mener à son terme le Ramadan entre inflation et rationnement par famille s’agissant de certains produits cruciaux comme l’eau en bouteille, les œufs, le sucre ou encore la farine ? « Il est quasiment certain que ce type de nourriture ne pourra pas être importé à temps avant la fin du mois en cours. Les importateurs font face à trop de problèmes logistiques pour réussir à les acheminer par bateaux, et le port de Longoni a lui aussi été suffisamment impacté par le cyclone Chido pour ne pas permettre un traitement régulier des conteneurs une fois arrivés sur place à Mayotte », confie Zaaïr Abdallah. Il pointe du doigt de nombreuses défaillances, aux origines difficiles à identifier, entre le transport par bateau et le stockage temporaire au port, néanmoins source d’une rupture de la chaîne du froid en d’un dysfonctionnement du système frigorifique. « Résultat, la banane ou les songes arrivent mûrs ou en piteux état, impossible à écouler rapidement avant qu’elles ne soient complétement avariées. Les pertes sont tellement importantes pour nous, qu’elles nous découragent à repasser commandes dans les moments actuels », souligne-t-il. Il ne cache pas son étonnement devant la résilience dont a su faire preuve la population jusqu’à présent. « Ces questions d’alimentation auraient dû faire partie des priorités des autorités locales, au même titre que l’eau ou l’électricité. Les dates du Ramadan étaient connues depuis longtemps par les services compétents et les autorités religieuses. Maintenant, on peut dire que c’est le médecin qui court après la mort », relève-t-il dans un humour teinté d’amertume.
Journaliste politique & économique