Ancien directeur commercial d’Ida Nel, il a été parmi les premiers importateurs de bus de l’île, avant d’installer sa franchise Mercedes à Mayotte. Désormais consultant pour le secteur, Nouridine Hakim tire la sonnette d’alarme : pour lui, la filière du transport est localement gravement menacée. Rencontre.
Flash Infos : Vous travaillez dans le secteur du transport à Mayotte depuis près de 30 ans. Comment l’avez-vous vu évoluer ?
Nouridine Hakim : Dans les années 90, nous avons, pour la société d’Ida Nel, importé les premiers mini-bus sur l’île. J’ai pu voir les chauffeurs de taxi adopter ces véhicules pour la première fois. Il a fallu qu’ils s’organisent, qu’ils acquièrent un statut en tant que professionnels car l’administration a commencé à vouloir que les gens soient référencés, qu’ils aient une licence, une véritable structure… J’en ai accompagné certains puisque nous avions mis en place le premier cabinet d’experts-comptables et de conseil de la filière, pour que les taximen deviennent progressivement des transporteurs. Un bus coûtait alors environ 130.000 francs (soit moins de 20.000 euros, ndlr), aujourd’hui, le même matériel coûte 250.000 euros, parce qu’on est désormais dans les réglementations européennes. Quand vous regardez le niveau de revenus à Mayotte à cette époque, les gens dans le privé gagnaient beaucoup mieux leur vie qu’aujourd’hui. Ceux qui travaillaient dans le transport mettaient seulement six mois à rembourser leur bus. Aujourd’hui, je ne vois pas qui peut payer un bus en moins d’un an. Entre la fin des années 90 et le début des années 2000, on nous a fait croire qu’avec l’Europe et le passage de Mayotte en RUP on allait avoir plus de dotations et que ça serait mieux pour tout le monde. Cela avait bien commencé, pendant les cinq premières années on a eu pas mal d’aides. Mais progressivement, on n’a plus rien eu. Résultat : aujourd’hui on n’a pas de réseau de transport, on n’a pas d’organisation de la mobilité à l’échelle territoriale, et on a des gens qui se retrouvent à devoir financer seuls leur matériel ou à devoir emprunter 100% de leur investissement.
FI : Pourtant des subventions dédiées ont été déployées par le conseil départemental…
N. H. : À l’époque, le conseil départemental participait aux investissements à hauteur de 30 %, et à côté on avait le complément avec la défiscalisation dans le cadre de la loi Girardin. En gros, cela représentait 60 % d’aides, mais cela n’a pas duré longtemps. Aujourd’hui, les transporteurs ont droit à des aides de 50.000 euros, mais quand vous avez cinq bus à acheter, cela ne représente quasiment rien, d’autant plus quand au bout de trois ans, la collectivité ne vous a toujours pas versé le moindre centime. Ce qui fait que les professionnels de la filière sont surendettés et en même temps, ils doivent accepter la quasi-démission du service public. Au niveau social, les charges augmentent, les cotisations ne sont plus les mêmes qu’il y a dix ans. Au niveau de l’entretien, il faut passer au garage presque tous les mois, ce qui représente un certain coût. On a toute une batterie de choses qui font que l’exploitation aujourd’hui coûte très cher. Les personnes qui ont commencé dans les années 90 approchent de la retraite ou y sont déjà, et les nouvelles générations ne veulent pas reprendre cette activité parce qu’elle n’est pas sécurisante, alors qu’elle pourrait être très porteuse. À cela s’ajoute la délinquance : des bus sont cassés tous les jours, pendant que les vitres ne sont plus prises en charge par les assureurs. Un pare-brise de bus, c’est 5.000 euros ! Donc si vous devez supporter chaque année trois ou quatre pare-brises, en plus d’une assurance qui coûte très cher comme c’est le cas à Mayotte et un entretien deux fois plus coûteux qu’en métropole, l’investissement n’est pas rentable. L’administration a mis en place des aides pour que les jeunes puissent passer le permis de transporteur et se lancer en tant que chauffeur, c’est quelque chose d’intéressant, mais une fois que les jeunes ont passé le permis, s’ils n’ont pas de contrat avec Matis ou un autre grand groupe, ils se rendent compte qu’ils ne peuvent pas financer leur bus. La vocation des jeunes aujourd’hui, c’est de devenir des chefs d’entreprise. Pour moi, la filière est condamnée à mourir, je ne vois pas comment on peut organiser l’avenir. C’est le même problème qui se pose avec le tourisme : on dit qu’il faut le développer, mais est-ce qu’on incite les Mahorais à ouvrir des clubs de plongée, est-ce qu’on forme des maîtres-nageurs ?
FI : Le projet Caribus, porté par la ville de Mamoudzou, ne peut-il pas selon vous relancer la machine ?
N. H. : Lorsqu’on a commencé à parler du projet, un syndicat de transporteurs a alerté les élus sur le fait que tous les acteurs de la filière n’avaient pas été pris en compte. On aurait dû réfléchir ensemble, en toute intelligence, avec l’ensemble des professionnels. Mais personne ne nous a appelés. Construire un réseau de bus, c’est choisir les moteurs, aménager les parkings… On va créer Caribus sans même savoir où garer les véhicules, sans même avoir de mécaniciens. Tous les petits garages qu’on avait à Mayotte ont aujourd’hui disparu, pendant que l’usure des véhicules est ici deux fois plus importante qu’en métropole en termes de fréquence des renouvellements. Il aurait fallu développer ces garages qui sont tous en train de fermer, mais avec les problèmes de foncier, on n’en incite pas d’autres à se réinstaller. Résultat, on n’a presque plus que des grands groupes et les Mahorais sont en train de disparaître de la filière.
FI : L’entreprise Matis, chargée d’assurer le transport scolaire à travers toute l’île, travaille pourtant avec des chauffeurs mahorais…
N. H. : Certes, Matis fait travailler les Mahorais, parce qu’on lui donne les financements pour, mais il reste un groupe réunionnais et il n’apporte pas de valeur sociale au territoire. Est-ce que vous avez regardé ce que gagnent les chauffeurs de Matis ? ? Ils sont très mal payés, et la plupart des bus qu’ils ont ont été importés depuis La Réunion, ils n’achètent pas à Mayotte. Quand ils renouvellent leur parc, ils ne font pas travailler les locaux. Dans ce contexte, comment organiser la filière de manière globale ? On doit concevoir un développement harmonieux en intégrant tout le monde : les petits vendeurs de pneus, les mécaniciens, les chauffeurs, etc. On développe des projets certes, mais pour moi on ne le fait pas de la bonne façon. Les bus qu’on a ici ne sont même pas adaptés à Mayotte, ils sont beaucoup trop grands pour nos routes et je l’ai toujours dit, même lorsque j’étais importateur et qu’on a imposé des bus de 14 ou 15 mètres. Autant prendre deux ou trois petits bus, moins encombrants, et recruter plus de chauffeurs. En termes d’investissements cela ne coûterait pas plus cher.
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