Ambiance studieuse dans l’hémicycle Younoussa-Bamana au conseil départemental de Mayotte, ce mardi 12 mars. Élus locaux et consulaires, opérateurs économiques, cadres d’administratifs et des particuliers avaient répondu à l’invitation de la Chambre de commerce et d’industrie (CCI) pour la restitution du livre blanc des assises de l’Industrie à Mayotte (30 novembre et 1er décembre 2023). Une restitution assurée par Nadine Levratto, directrice de recherches au CNRS (Centre national de la recherche scientifique) et directrice du laboratoire Économix à l’université Paris-Nanterre.
Flash Info : Où en sommes-nous avec le projet de labellisation de Mayotte en territoire d’industrie ?
Nadine Levratto : Mayotte vient d’obtenir la labellisation « territoire d’industrie ». Pour faire simple, il s’agit d’un principe qui impose un binôme entreprises-collectivités locales. Le cas de votre île est un peu spécifique, en l’occurrence cinq intercommunalités qui ont choisi d’être représentées par la Chambre de commerce et d’industrie (CCI). Cela signifie que le comité de sélection de la labellisation a considéré que le dossier mahorais était robuste, sachant qu’il y a toute une série de fiches actions formulées dans le cadre du dossier. Celles-ci portent sur différents secteurs dont l’énergie et l’agroalimentaire, qui sont viables localement puisque les ressources sont normalement nécessaires pour que le projet soit labellisé dans sa globalité. Maintenant, tout n’est pas fait, certains projets sont déjà mûrs tandis que d’autres sont encore à l’état d’idées. Il va falloir mobilier des ressources financières, humaines et productives pour mener à bien tous ces projets. Et j’espère que le livre blanc que nous sommes en train d’élaborer va contribuer à le faire.
F.I. : Comment pallier le manque de compétences locales dans un secteur aussi exigeant que l’industrie ?
N.L. : Chercher des compétences à l’extérieur est un palliatif à court terme, on manque de compétences et de main d’œuvre disponible pour des métiers dont on a besoin. Mais à moyen terme, il faut aussi former cette jeunesse mahoraise qui est très importante pour qu’elle puisse répondre aux besoins de développement du territoire. Cela passe par deux choses, d’abord la question des compétences de bases nécessaires pour s’adapter aux changements de métiers. On appelle cela les apprentissages fondamentaux. Et puis après les apprentissages de spécialités qui peuvent faire l’objet d’une formation initiale et aussi d’une en continu. Tout ce système de formation à multiples étages peut faire partie de l’affranchissement des entreprises locales à la main d’œuvre extérieure.
F.I : Quel est selon vous la meilleure manière de parvenir aux objectifs recherchés à travers ce livre blanc ?
N.L. : Je préconise que tout soit fait en même temps, car si on doit commencer par formaliser ce qui existe déjà et, après, une fois bien installée l’entreprise cherche à passer à une production plus écologique, ça va non seulement prendre du temps, mais finalement coûter plus cher avec plusieurs jeux d’adaptation à faire. La proposition que je fais est de tirer parti du fait que beaucoup de choses sont à construire pour les faire en suivant les règles d’une économie écologique en optimisant les flux de matières, en réduisant les consommations intermédiaires, en réalisant des économies d’eau et d’énergie de façon à ce que le coût de ces changements soit en partie absorbé par les économies qu’il permet de réaliser. Et puis après, il y a la responsabilité des acteurs publics (État, Département et collectivités locales) pour financer la transformation des entreprises au lieu de faire des financements qui parfois contribuent juste à la survie à l’identique de l’entreprise.
Je préconise la constitution d’un écosystème territorial. Il n’y a pas d’entité industrielle suffisamment grosse pour créer autour d’elle un réseau suffisant de sous-traitants, de co-traitants, dans un cadre de relations d’achats/ventes. À Mayotte, on est sur un territoire où de petites entreprises et des PME qui n’ont pour unique solution d’exister par la création de synergies, de complémentarités entre les entreprises existantes. Soit parce que justement l’un va fournir à l’autre les intrants dont il a besoin, et on va trouver un client pour assurer des débouchés, soit parce qu’on va se retrouver, à l’image d’un cluster, pour satisfaire ensemble une demande qui ne serait pas possible de servir pour une seule entreprise. Pour les petits territoires insulaires (ou pas), il faut renforcer les interrelations entre les entreprises au sein du territoire pour avoir un système productif plus cohérent, plus cohésif, et plus solidaire possible dans le but de se positionner sur des marchés en groupe plutôt que de se lancer dans des forces individuelles qui peuvent embarquer derrière d’autres entreprises. Là, il faut tisser des solidarités d’abord, d’où la notion d’écosystème productif pour ensuite pouvoir servir des marchés.
F.I. : Comment faire pour assurer un réel décollage d’une économie industrielle locale en ayant connaissance des handicaps propres à Mayotte ?
N.L. : Les handicaps listés sont structurels, on ne peut pas faire comme si l’étroitesse et l’insularité n’existent pas. Non seulement ça existe, mais c’est très prégnant, c’est très fort. Il y a là comme une conjonction astrale avec les assises, le fait qu’il y ait ce projet de reconquête industrielle à la fois au niveau national et européen et le livre blanc. Nous pouvons dire que les objectifs sont alignés, il y a une fenêtre de tir qui s’ouvre et qui finalement constitue une chance, il me semble qu’une telle convergence d’intérêts ne s’est présenté à aucun moment de l’histoire de Mayotte, le macro-européen, le portage local à travers le territoire d’industrie et le livre blanc qu’on est en train de faire pour peut-être essayer de saisir cette opportunité pour que dans dix ans, nous ne soyons pas là encore à dire que ça fait cinquante ans que rien de concret n’a bougé.