(Entretien paru le vendredi 29 mars 2019)
Évolution institutionnelle, amendement en faveur de la lutte contre l’immigration clandestine, élections présidentielles en Union des Comores, mais aussi coopération régionale ou travail de la Justice, le sénateur Thani Mohamed Soilihi répond à nos questions.
SUR LE DÉPARTEMENT
Mayotte Hebdo : Vous portez avec le Conseil départemental le projet d’évolution institutionnelle, qui tend à transformer le département en département-région. Non sans inquiétudes. Où en est le processus ?
Thani Mohamed Soihili : Il serait vraiment opportun que les gens se calment sur ce sujet. C’est une proposition d’évolution institutionnelle émanant d’un groupe de travail du Conseil départemental que j’ai transformé en proposition de loi. J’ai mis la proposition sur la table pour que chacun puisse justement y apporter des suggestions de modifications, d’ajouts, ou de retraits de certains points. Au lieu de ça, on entend des commentaires complètement ubuesques, provenant soit de gens qui n’ont pas lu le projet, soit qui l’ont lu, mais qui n’ont manifestement pas compris.
Il y a une chose très simple à comprendre : en votant il y a 10 ans pour la départementalisation, il s’agissait déjà d’un projet de département exerçant les compétences d’une région. C’est donc une suite logique. Aujourd’hui, pourquoi y a-t-il besoin d’évoluer ? Parce qu’au bout de 10 ans, on se rend compte de deux choses : non seulement la compétence départementale n’est pas aboutie, avec le volet social qui reste à parfaire ; mais les compétences régionales qui sont déjà sur le papier n’ont pas non plus les dotations qui vont avec. Leur exercice n’est donc pas clair.
Les Mahorais ne cessent de comparer le développement de Mayotte avec celui de La Réunion. Ils citent notamment la route du Littoral et celle des Tamarins, qui sont des projets qui coûtent plusieurs millions, voire des milliards d’euros. Nous, pour une malheureuse piste longue ou un malheureux contournement de Mamoudzou, on n’arrive pas à mettre en place les projets. Mais la différence est que les grands projets de La Réunion sont portés par la région. Elle a plus de moyens qu’un département. Cela me semble aller de soi.
MH : La grande crainte qui émane de ce projet est d’amener Mayotte, à terme, vers l’autonomie. Puisque ce n’est pas le cas, qu’est-ce qui vous parait mal compris ?
TMS : On ne peut pas aller vers plus d’autonomie, ou vers l’article 74 de la Constitution, sans passer par un référendum. Il faut être clair là-dessus. Je pense que la confusion vient du fait que la collectivité unique – le département-région, dont nous avons été les premiers à bénéficier – a depuis été copiée par la Guyane et la Martinique, qui sont département depuis 70 ans. Or, il est vrai que les Guyanais pourraient peut-être être intéressés par un statut plus autonome. Je dis bien « peut-être», car en discutant avec certains collègues guyanais, ils ne sont pas du tout encore dans cette démarche-là.
Mais quand bien même, aujourd’hui, s’ils avaient l’idée d’évoluer, il faudrait que cela soit validé au niveau constitutionnel. Cela doit partir d’une volonté, et nous n’avons pas cette volonté-là à Mayotte. Dans ce texte, je mets au défi quiconque de me dire quel article ou quelle disposition du texte pourrait y mener. Ce qui se trouve dedans, c’est l’exercice clair et entier des compétences régionales et des compétences départementales. Les Mahorais n’ont jamais aspiré à un statut qui tendrait vers l’autonomie, je ne vois pas ce que ça vient faire dans la discussion.
Par les temps qui courent, cela fait bien de suspecter tout le monde de tout et n’importe quoi, mais encore une fois, dans ces travaux, il n’y a rien qui puisse permettre d’avoir ces suspicions.
« NOUS VIVONS AVEC DES VOISINS, QU’ON LE VEUILLE OU NON »
Autre explication possible : lorsque le Conseil départemental a parlé de ces travaux, il a été question de supprimer le terme « département ». Mais j’ai été parfaitement clair : j’ai demandé que le nom soit celui de « département-région » pour éviter toute ambigüité. Il s’agit d’un département pleinement et entièrement, et d’une région pleinement et entièrement.
MH : Nous parlons de compétences, mais le Département a encore du mal à assumer celles qui sont les siennes. N’est-il pas trop tôt pour lui demander d’assumer celles d’une région ?
TMS : Ce n’est pas trop tôt, et j’ai même envie de dire que c’est déjà trop tard. C’est en effet prévu dans le texte : normalement, le Conseil départemental d’aujourd’hui devrait, dans les faits et sans que l’on ait quoi que ce soit à changer, exercer les compétences d’une région. C’est d’ailleurs ce qu’il se passe en matière de formation. Ce que nous souhaitons, c’est de la clarification. Les missions incombant à la région et qui doivent être exercées par la collectivité de Mayotte doivent être claires, et avec les budgets correspondants.
Par ailleurs, moi je ne travaille pas pour les gens qui sont en place, mais pour les générations futures. Préparons donc les choses pour elles. On parle des générations en place, mais qui vous dit que le président Soibahadine sera candidat à sa propre succession ? Et si c’est le cas, qui vous dit qu’il sera réélu ?
Ceux qui ont des doutes sur la capacité du Conseil départemental à se gérer à l’heure actuelle, alors qu’ils soient candidats pour prendre les reines derrière. Qui sont ces défaitistes qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez ? Au lieu d’être courageux et candidats pour influer sur les évènements, ils préfèrent dire « On ne change rien », tout en disant « Cela ne va pas en ce moment. » J’ai un métier, la politique n’est pas ma profession, alors je ne fais pas ça pour la génération actuelle. Moi, j’espère sincèrement que nos enfants et petits-enfants seront mieux que nous, et ferons mieux que nous.
MH : La fenêtre est assez courte pour ce projet de loi puisque c’est cette année qu’il doit être inscrit…
TMS : C’est en quelque sorte l’année de la dernière chance, oui, car un tel projet ne sort pas d’un chapeau, cela date de la précédente mandature. Si on veut rattraper le calendrier des prochaines élections régionales en 2021 donc, c’est maintenant ou jamais. Cette proposition, je ne souhaite pas qu’elle soit autonome : je l’ai concocté à l’issue des travaux du Conseil départemental et j’espère qu’elle pourra se greffer en totalité ou en partie au projet gouvernemental du Plan Mayotte qui, dans sa mesure 48, aborde cette évolution institutionnelle. Je tâche de nous raccrocher au wagon, mais il faut arrêter de faire du surplace. Le danger de ces discussions stériles est-ce que le gouvernement ne voient pas de consensus ni accord.
MH : Le Conseil départemental est dans la tourmente, avec la mise en examen du président Ramadani et de cinq de ses collaborateurs. Si la présomption d’innocence prévaut, cela ne porte-t-il pas tout de même un coup de plus à la crédibilité des élus locaux ?
TMS : J’ai l’habitude de ne jamais commenter ces affaires au nom de la séparation des pouvoirs judiciaires, législatifs et exécutifs. Je ne le ferai donc ni pour la procédure ni pour les faits présumés. Toutefois, dans une démocratie, il est important que chacun fasse son travail et que chaque compétence soit exercée. Aujourd’hui, si la Justice s’intéresse à des faits considérés comme litigieux, nous avons le devoir de lui faire confiance. Elle doit aller jusqu’au bout.
Pour les personnes concernées, cela n’est jamais agréable, et humainement elles ont tout mon soutien, quel que soit le bord politique. Mais démocratiquement, cela ne doit pas nous inquiéter, car la Justice est l’un de ces opérateurs de régulation. Il faut que l’on sache s’il y a ou non des choses répréhensibles. Si ce n’est pas le cas, alors tant mieux. Si la culpabilité de ces personnes devait être retenue, alors la Justice sera passée conformément à ce qu’il se passe dans une démocratie.
INTERNATIONAL
MH : Votre amendement portant adaptation du droit du sol à Mayotte est désormais effectif. On sait qu’il va nécessiter un temps de mise en place puisque les officiers d’état civil doivent y être formés, notamment. Mais a-t-on déjà des premiers retours ?
TMS : La mise en route est complètement d’actualité puisque le 27 mars, je dois intervenir avec le Procureur de la République* lors de la formation des officiers d’état civil pour qu’ils sachent comment procéder. Il est donc encore trop tôt pour avoir des résultats et tirer les premières conclusions.
Je le répète : ce n’est pas la potion magique pour lutter contre l’immigration clandestine, mais c’est un élément de plus dans l’arsenal législatif. Il faut également lutter contre le travail illégal, contre les marchands de sommeil, contre les reconnaissances de paternité de complaisance, contre les faux documents, etc. Quand tout ça sera fait de manière concomitante, alors on pourra espérer voir des résultats.
Toutefois, sans dire qu’il y a un lien de cause à effet, depuis que l’on parle de ces amendements, avec la « campagne de sensibilisation » qui est menée autour, il semblerait que les reconnaissances frauduleuses aient chuté de 30 %. J’espère que cela a un lien avec ces amendements, car cela tendrait à démontrer que oui, l’immigration clandestine n’est pas un problème insoluble et qu’avec des moyens et de l’énergie on peut arriver à des résultats.
MH : Ce n’est pas un problème insoluble, non, mais c’est un problème qui se fait pressant. Les derniers chiffres du recensement montrent en effet que près de la moitié de la population est étrangère. Bien que l’on perçoive une prise de conscience de l’État de la situation de Mayotte, notamment avec les rapports récents de la commission des Affaires étrangères et de la commission des Lois**, le chantier demeure immense. Quelles seront les prochaines étapes pour accélérer la régulation de la question migratoire ?
TMS : Je vois trois étapes pour ma part, avec en premier lieu l’accentuation de la lutte contre l’immigration clandestine afin que les personnes en situation irrégulière présentes sur le territoire puissent repartir. Si on veut construire un territoire comme Mayotte, on ne peut pas faire l’économie de cela. Il faut ensuite aller plus loin, l’intensifier. En ce sens, les propos tenus par le président de la République lors du Grand débat avec les maires ultramarins, évoquaient l’équivalent du plan Harpie mis en place en Guyane. J’attends avec impatience que cela puisse avoir lieu avec une grande campagne incluant possiblement les militaires, pour donner un coup de fouet à cette lutte.
Enfin, il y a un troisième élément dont personne ne semble parler. Il s’agit de la fixation ou du retour des Mahorais partis de chez eux. Le solde migratoire est négatif : il y a plus de départs que d’arrivées malgré l’immigration clandestine. C’est quand même une tragédie ! On ne va pas fixer les Mahorais avec des paroles, mais avec une meilleure attractivité : baisse de l’insécurité, création d’emplois, etc. C’est aussi important, voire plus important, que le reste que les Mahorais puissent rester et s’épanouir sur leur territoire.
MH : Dimanche 24 se déroulait le premier tour de l’élection présidentielle de l’Union des Comores, à l’issue duquel Azali Assoumani a été réélu. On sait le contexte sur place tendu avec les accusations de coup d’État constitutionnel portées contre le président, mais aussi un climat insurrectionnel à Anjouan il y a quelques mois. Sensibilisez-vous le gouvernement aux conséquences que cela peut avoir sur Mayotte ?
TMS : Le gouvernement est évidemment conscient des répercussions possibles sur Mayotte. Il faut être réaliste : ce sont des voisins immédiats et malheureusement, tout ce qui se passe chez eux peut avoir des conséquences chez nous. Le gouvernement a anticipé ce moment très sensible en suspendant les discussions menées avec les Comores sur l’accord-cadre à conclure. C’est tout à fait normal que l’on ne mélange pas les choses dans ces moments et que l’on attende.
Mais il faut être réaliste : on voit bien qu’une partie de la solution se trouve dans notre capacité à dialoguer avec nos voisins – pas seulement les Comoriens, mais tous nos voisins – et à coopérer en vue de ce qu’on appelle aujourd’hui la coopération régionale. Il est important de participer à des actions de codéveloppement afin de fixer chez elles les populations qui sont attirées par notre territoire, et d’apaiser nos relations. Nous devons nous engager dans cette démarche sérieuse, car nous pouvons aussi avoir à gagner. Le Mozambique, par exemple, est un pays à fort potentiel avec qui nous avons le swahili en commun. C’est cette vision globale que j’aimerais qu’on ait à l’esprit plutôt que de rester obnubilé par ce qu’il se passe aux Comores.
MH : Les négociations autour de l’accord-cadre reprendront donc après ?
TMS : Nous n’avons pas le choix. Nous sommes français et européens, mais nous vivons avec des voisins, qu’on le veuille ou non. Une entente intelligente est préférable à des relations uniquement fondées sur la menace et la peur. Il faut arrêter avec ces visions du chaos. On doit continuer à lutter contre l’immigration clandestine, mais continuer à prôner des rapports apaisés avec notre voisinage.
* Entretien réalisé le lundi 25 mars.
**Mayotte Hebdo n°868 et 871.
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