À toute société ses anciens, mais à Mayotte les cocos et bacocos ont une importance toute particulière. Traditionnellement, ils sont ceux qui doivent être écoutés, respectés, mais aussi protégés, préservés. Le lien intergénérationnel est un des piliers de la société. Et c’est là que le bât commence à blesser. Car tout développement d’une société induit un changement, et dans le département le plus jeune de France, les choyés d’hier risquent de devenir les oubliés de demain.
Elle a 80 ans, bien que son visage ne le laisse aucunement présager. Dans le hall de sa maison de Pamandzi, à laquelle on accède par un étroit corridor menant au fond d’une cour, Mkaya – Fatima Silahi de son vrai nom – tricote. Une activité bien peu commune à Mayotte, mais pour laquelle elle a une appétence toute particulière. Sous ses doigts encore agiles malgré l’âge, les fils rouges, bleus, ou blancs deviennent des sacs et des chapeaux qu’elle vend. Une occupation bienvenue dans des journées souvent trop longues. Des enfants qui travaillent et des difficultés pour se déplacer : l’univers de Mkaya se résume à son domicile. Un quotidien moralement difficile, comme elle l’explique : « C’est dur de ne pas être accompagnée. À plusieurs, on trouve des solutions aux problèmes qui se posent. Mais seule, comment faire ? » À côté d’elle, Faharidhine Zadi et Anima Abdou Razakou. Les deux animatrices de la mairie de Pamandzi sont mises à disposition de l’association Maison familles et services. L’objectif de l’organisme ? Rendre visite aux séniors, les suivre, faire travailler leur motricité, mais aussi déceler d’éventuelles situations à risque. La problématique de l’isolement des anciens à Mayotte, elles la connaissent donc bien pour y être chaque jour confrontées. « La solitude leur pèse, confirmentelles. Ils aimeraient être accompagnés en permanence. Le fait d’être en groupe leur manque, les échanges avec d’autres leur manquent aussi. » Une visite presque quotidienne de l’association, qui revêt des allures de nécessité. « Nous avons un rôle de confidente », reprennent les deux jeunes femmes avant de poursuivre : « Faute de pouvoir parler à quelqu’un, ces personnes se confient à nous, et nous disent des choses qui nous travaillent parfois. En tout cas, il est certain qu’elles nous laissent difficilement partir quand nous devons y aller », lâchent-elles dans un sourire. La situation de Mkaya est représentative de nombre d’autres sur le territoire. Dans le département le plus jeune de France, où les personnes de plus de 60 ans ne représentent – pour le moment – que 4 % de la population, selon les chiffres du recensement de 2012, les anciens semblent oubliés. Traditionnellement, ces derniers sont pourtant au centre des attentions d’une société qui se prévaut de s’occuper de ses aïeuls. Oui, mais voilà : le développement « aidant », les traditions changent et le soutien familial d’hier doit s’adapter aux contraintes de l’époque.
Ce changement de société, Inoussa El Fat y assiste depuis 10 ans. Travailleur social et directeur d’une toute nouvelle structure à Bandrélé – 976 Allo Saad, qui œuvre dans les prestations à domicile à destination notamment des personnes âgées –, il a vu la société mahoraise changer. « Les gens ont désormais moins le temps de s’occuper de leurs parents et grands-parents. Il y a le travail tout d’abord, mais parfois aussi des départs de l’île. Des familles s’en vont pour chercher un meilleur confort de vie ailleurs, et leurs anciens, eux, restent ici. Parfois, ils n’ont plus personne, à part des voisins », souligne-t-il. Un phénomène « longtemps resté moins visible » et qui s’est accéléré en suivant les évolutions d’une société en plein bouleversement. Au final : une problématique apparue soudainement et qu’il faut désormais prendre à bras le corps. Problème : nul ne sait précisément quels sont les besoins, aucun recensement des séniors en situation d’isolement, et plus largement de leurs besoins, n’ayant encore été fait : « On ne sait pas combien ils sont », s’accordent les différentes associations. « Les séniors ne se sentent pas respectés » C’est un « paradoxe » remarque Soyfoudine Abdou Razak, directeur de l’association Maison Familles services. « Le changement de société, nos anciens s’y attendaient », explique-t-il en regrettant que rien n’ait permis d’assurer une transition souple.
Son constat ? « Ils sont tristes que le droit commun ne s’applique pas encore comme ailleurs, et ne leur permette pas de rompre l’isolement. Ils voient les jeunes flamber, les gens rouler en 4×4, et eux être exclus. Les personnes âgées ne se sentent pas respectées, alors qu’elles ont fait beaucoup pour cette île, pour son combat. Elles ont fait le travail, mais n’en bénéficient pas. » En cause : « le manque de prise en charge et d’accès à leurs droits », devenus aujourd’hui indispensables, car « les familles pensent parfois s’occuper de leurs personnes âgées, mais ce n’est pas le cas. Il ne suffit pas de les garder à domicile, il faut aussi les occuper, s’assurer que tout aille bien, les soigner dans certains cas, surveiller leur alimentation.
» Un manque de prise en charge ? « Oui », affirme le directeur de l’organisme qui accuse : « En France, il y a des statuts, des droits, et des techniques de prise en charge pour les personnes âgées. Tout cela n’est soit pas mis en place à Mayotte, soit trop mal connu pour qu’ils en bénéficient. Nos vieux souffrent de maltraitance institutionnelle. » Des dispositifs existent pourtant. Du côté de la Caisse de sécurité sociale de Mayotte (CSSM), outre les pensions de retraite et de veuvage, une allocation de solidarité aux personnes âgées de 65 ans et plus disposant de faibles revenus, existe. Idem pour le Conseil départemental, qui dispose d’une direction dédiée : la Direction des personnes âgées et des personnes handicapées (DPAPH), via laquelle l’institution accorde, selon la situation, une allocation personnalisée d’autonomie (APA), mais aussi des aides ponctuelles pour l’achat de matériel destiné à améliorer un peu le confort de vie des personnes âgées en situation précaire. Une centaine d’APA accordé l’an dernier, pour près de 500 demandes. « Cette allocation existe depuis 2001 en métropole, mais n’a été appliquée qu’en 2015 ici », explique Abdourazakou Allaouiya, directrice du service Évaluation de l’autonomie à la DPAPH, qui reconnait qu’une étude des besoins doit être « indéniablement » menée pour mener à bien ce vaste chantier : « Pour l’instant, nous disposons tout de même des informations que nous font remonter nos assistants sociaux, infirmiers et associations, avec lesquelles nous travaillons. »
Parmi ces partenaires, la Fédération Mahoraise des Associations des personnes âgées et des Retraités (FMAPAR), qui estime « à 9/10ème le travail restant à mener », selon les mots de son président, Bacar Hadhirami : « On parle beaucoup de personnes âgées, mais on ne les regarde pas. On ne sait pas qui elles sont ni combien elles sont. » Seule piste pour la structure : les enquêtes qu’elle mène chaque année depuis 2007 pour orienter ses actions. Et les résultats « sont les mêmes depuis 10 ans », affirme Laoura Ahmed, directrice de l’organisme : « Le mal-logement et les difficultés d’accès à leurs droits. » En cause notamment, des demandes d’aides trop complexes et contraignantes pour des séniors : « Ils sont fatigués, ne peuvent pas toujours se déplacer, faire la queue longuement car il n’y a pas de guichet dédié, les délais de traitement peuvent être extrêmement longs, il faut également revenir parfois une dizaine de fois, etc. Tout cela est décourageant pour eux et ils ne veulent pas se lancer dedans, perdant du même coup les aides auxquelles ils ont droit. Et parfois, ils n’ont tout simplement plus confiance dans les institutions. » Dès lors, une des missions de la Fmapar est d’orienter et de suivre ces séniors, afin de faciliter leurs démarches. Mais pour fonctionner, une association a besoin de subventions. Et dans un contexte budgétaire tendu, celles-ci ne seraient pas à la hauteur des attentes : « On nous a par exemple accordé 39 000 euros pour mener quatre actions. Mais cela ne permet d’en financer qu’une seule », illustre la responsable. Malgré tout, la fédération a réussi à organiser des évènements comme la Semaine bleue, Miss Coco, ou la Journée de sensibilisation des personnes âgées et des retraités
Des subventions trop faibles ?
Retour à Pamandzi, dans la maison de Mkaya. Le directeur de Maison famille et services, Soyfoudine Abdou Razak déplore également ce manque de soutien financier de la part des institutions. L’ancienne association, Coco Sénior Club, dont il a repris la présidence en 2015 pour en épurer les comptes grâce à un don privé, disposait d’un accueil de jour pour occuper les personnes âgées la journée après les avoir récupérés le matin à domicile, a dû suspendre ses activités, faute de subventions suffisantes à son fonctionnement :
« En 2017, nous n’avons obtenu que 15 000 euros de subvention de la part du Département.
Entre le coût du loyer, celui des activités que nous menions, celui du prestataire de bus, etc., cela ne suffit pas. C’est bien trop peu pour permettre à une structure comme la nôtre de fonctionner.
Nous avons fait le maximum, mais il nous a fallu arrêter. » Mkaya, comme tous les autres adhérents, a ainsi vu ses journées se résumer soudainement à son domicile. Retour à l’isolement : « Elle ne voit plus ses amies, mais chacune nous demande des nouvelles des autres à chaque fois que nous les visitons », reprennent deux animatrices, Faharidhine et Anima, appuyées par Mkaya : « Quand on voit d’autres personnes, on grandit, on est plus actifs, alors que là je ne fais plus que tricoter et regarder Mayotte 1ère », regrette-t-elle.
Soyfoudine Abdou Razak donne d’autres exemples : « Nous avions également un projet de caravane des droits pour sensibiliser la population au sort des personnes âgées à travers le territoire, pour leur faire connaître leurs droits. Nous avions chiffré le budget à 150 000 euros, et la subvention que l’on nous a proposée s’élevait à 4 000 euros. Qu’est-ce que vous voulez faire avec ça ? » Et de rappeler sa proposition d’une grande enquête, en collaboration avec un sociologue, pour déterminer les besoins réels en la matière. Cette même enquête qui apparaît indispensable à tous les acteurs du secteur pour améliorer le sort de nos anciens : « Nous n’avons pas obtenu les fonds. » Au final, le responsable estime que « rien n’est fait à part de la politique politicienne. En attendant, le problème s’alourdit.
Il y a des fonds nationaux et européens disponibles, mais nos élus ne vont pas les chercher. Cela ne mène à rien. En 2017, nous avions par exemple tenté d’organiser un salon des séniors à Mayotte. Les tergiversations politiques l’ont fait échouer. »
Et demain ?
Alors, qu’attendre pour nos séniors ? Malgré un manque de moyens évident, l’espoir de voir s’améliorer le sort de nos séniors existe. « Malgré tout, les choses semblent aller de mieux en mieux », constate ainsi le directeur de 976 Allo Saad, Inoussa El-Fat, en se réjouissant que « le pôle dédié à cette question au Département soit un des plus actifs. » Formation de travailleurs sociaux, pour l’heure encore en nombre insuffisant, mais également mise en place prochaine des accueillants familiaux – les personnes âgées sont reçues au sein de familles pour en partager la vie en échange d’une rémunération –, des projets existent. De nouveaux dispositifs ont par ailleurs été mis en place récemment : c’est le cas de Gari La Coco, à Chirongui, un système de transport à la demande pour les démarches administratives et de la vie quotidienne ; ou encore de Allô Maltraitance (Alma), permettant le signalement de personnes âgées maltraitées. La question des maisons de retraite est également abordée régulièrement. Mais la société mahoraise est-elle prête à cette option malgré de nouvelles et croissantes contraintes sociétales ? « Nous avons ce projet, explique Soyfoudine Abdou Razak, de Maison familles et services, mais il n’est pas encore accepté par les familles. Les gens travaillent et ne peuvent plus s’occuper de leurs proches, mais ils préfèrent les garder à domicile, sans pour autant pouvoir faire ce qu’il faut. » Quoi qu’il en soit, et quelles que soient les solutions qui seront choisies, les éternels débats ne peuvent avoir lieu, car, comme souvent dans le 101ème département, la situation urge. Le temps passe vite, et nos anciens sont de plus en plus en nombreux.
C’est ce qui est détaillé dans le Plan régional de santé Réunion-Mayotte couvrant la période 2018-2028 : « Ce territoire [Mayotte] doit également anticiper un vieillissement progressif de sa population, et répondre dès maintenant aux besoins de prévention, de soins et d’accompagnement des personnes âgées en perte d’autonomie, encore peu nombreuses. » Et de préciser : « Le vieillissement (…) débutant à Mayotte, implique d’anticiper l’évolution nécessaire de l’offre sanitaire et médico-sociale pour faire face à un allongement de l’espérance de vie, des situations de dépendance lourde, un cumul de fragilités sociales et médicales, une augmentation des maladies chroniques et des troubles psychiques. Le repérage et la prévention de la perte d’autonomie sont à mobiliser fortement, pour limiter ou retarder les effets du vieillissement,
et soutenir les aidants. Cette exigence répond à la demande sociale d’accompagnement des personnes dépendantes au plus près de leur lieu de vie, d’adaptation de leur environnement, et de conservation d’une vie sociale de qualité. La réponse institutionnelle, légitime dans certaines situations de grande dépendance et d’épuisement de l’entourage ne pourra se développer à hauteur de ce défi démographique et économique ; une évolution de l’offre de soins et d’accompagnement est donc nécessaire. »
Mayotte Hebdo vise à contribuer au développement harmonieux de Mayotte en informant la population et en créant du lien social. Mayotte Hebdo valorise les acteurs locaux et les initiatives positives dans les domaines culturel, sportif, social et économique et donne la parole à toutes les sensibilités, permettant à chacun de s'exprimer et d'enrichir la compréhension collective. Cette philosophie constitue la raison d'être de Mayotte Hebdo.