La présidente de l’association Enfance et Familles d’adoption est en visite à Mayotte depuis le 8 mai pour sensibiliser le public à la parentalité adoptive et former les professionnels confrontés à cette question dans leur pratique quotidienne. Il s’agit aussi de balayer certaines idées reçues, dans un département où l’adoption est, sinon mal vue, encore largement méconnue. Tandis que le nombre de mineurs isolés y défie toutes les statistiques, celui des adoptions ne dépasse jamais la dizaine chaque année.
Mayotte Hebdo : Vous étiez déjà venue à Mayotte en 2017 lors d’une première session de formation sur la parentalité adoptive. Quelle est votre conception du contexte local quant à l’adoption ?
Nathalie Parent : Ce contexte est d’abord marqué par le peu de pupilles sur le territoire, c’est-à-dire le peu d’enfants juridiquement adoptables. Dès lors, l’adoption reste très réduite sur Mayotte. La question, c’est de savoir comment il faut travailler pour que les enfants qui sont des mineurs isolés ici, soient repérés et puissent acquérir le statut de pupille. La déclaration de délaissement [ou d’abandon, préalable indispensable à l’acquisition de ce statut et donc, à l’adoption, ndlr] a été facilitée par la loi du 14 mars 2016 relative à la protection de l’enfant. Mais faut-il encore qu’on la demande, donc il faut d’abord repérer tous les enfants qui pourraient être concernés. Cela passe par les services sociaux, et peut-être aussi par le biais de la Commission d’étude du statut des enfants qui a été mise en place par la loi du 22 mars 2016 relative à la protection de l’enfance. C’est cette Commission qui va, tous les six mois pour des enfants de moins de deux ans, et tous les tous les ans pour des enfants plus âgés, examiner si le statut du mineur correspond toujours à la réalité de ce qu’il vit. Et si ce n’est pas le cas, il fera évoluer ce statut. Ils pourront se poser la question pour des enfants qui n’ont plus aucun contact avec leurs parents ou même avec leur famille élargie. Je ne sais pas si la Commission Statut a d’ores et déjà été mise en place ici, mais ça permet d’offrir des regards multiples sur les situations. Cela regroupe toutes les personnes qui interviennent autour de l’enfant (instituteurs, psychologues, médecins, Aide sociale à l’enfance, etc.). Auparavant, seuls les référents de l’enfant et le travailleur social pouvaient demander une modification de statut. Aujourd’hui il y a ce qu’on appelle le « projet pour l’enfant » qui doit être réalisé par l’aide sociale à l’enfance (Ase) pour les enfants qui lui sont confiés, projet qui doit prendre la globalité de ce que vit l’enfant, aussi bien son état de santé, son état psychique, ses résultats scolaires, son comportement, ses loisirs, la manière dont il vit, les contacts qu’il a encore avec sa famille biologique et élargie, etc. C’est une globalité.
« L’adoption, c’est faire filiation »
MH : Comment définiriez-vous l’adoption et ce fameux statut de « pupille de l’État » qui permet d’y parvenir ?
NP : L’adoption, ça consiste à donner une famille à un enfant qui n’en n’a plus. Il ne s’agit surtout pas de faire en sorte que tous les enfants isolés deviennent pupilles pour être adoptables, ce n’est pas du tout le but. Il n’est pas question de créer des enfants pupilles quand ça ne doit pas être leur projet et quand ça ne correspond pas à leur réalité. Ce statut – la loi est assez claire là-dessus – ce sont vraiment des enfants pour lesquels il n’y a plus d’adulte qui ont d’autorité parentale, de fait, ou de droit. De droit parce qu’ils sont les parents ou de fait parce qu’ils se comportent comme des parents et dans ces cas-là, ils ont une autorité, même si elle n’est pas juridiquement établie. Ça peut être le cas dans la pratique de l’adoption informelle qui existe ici. Le statut de pupille de l’État est le plus protecteur pour un enfant qui n’a plus personne, parce que derrière, vous avez un tuteur qui est le préfet ou son mandataire, et un conseil de famille. Si on a ce statut-là et que l’on peut bénéficier d’un projet d’adoption, ça signifie qu’on peut avoir une famille. Après, il faut dire aussi qu’on peut être juridiquement adoptable, sans toutefois l’être au niveau psychologique. Il faut alors faire ce qu’on appelle un bilan d’adoptabilité. Cela consiste à se demander, au moment où l’on s’interroge pour savoir si un projet d’adoption pourrait être envisageable pour un enfant : « Est-ce que dans sa tête, il est capable de rentrer dans un nouveau lien de filiation ? » C’est ça l’enjeu. S’il n’est pas capable, s’il ne veut pas, s’il refuse, il faut entendre sa parole et lui proposer un autre projet.
MH : À Mayotte, l’adoption est très peu répandue et assez méconnue, alors même qu’il existe beaucoup d’enfants en détresse ou en errance. Comment expliquer ce paradoxe ?
NP : C’est une question un peu particulière ici. Il y a quand même toute la tradition de prise en charge des enfants sans qu’il y ait forcément de l’adoption au sens où nous, nous l’entendons en métropole. Il y a donc ici beaucoup d’adoptions informelles, du fait de la prise en charge par la famille élargie, voire très élargie, des enfants. Et c’est assez paradoxal car vous avez sur Mayotte énormément d’enfants qui arrivent seuls sur le territoire mais qui ne sont pas pupilles de l’État, qui n’ont pas ce statut, et qui ne peuvent donc pas être adoptés. Les enfants adoptés ont souvent des parents biologiques, et les orphelins au sens strict sont finalement assez rares. Sur la question de la parentalité adoptive, je pense qu’il faut d’abord de l’information. Mayotte n’est pas département français depuis si longtemps que ça. En outre, il y a énormément de personnes d’origine comorienne, or, les Comores interdisent l’adoption. Dans le droit musulman, il n’y a pas d’adoption mais la pratique de la kafala*. Il y a aussi ces arrivées d’enfants en kwassa-kwassa, qui sont isolés mais pas forcément abandonnés. Il faut que la population apprenne l’existence de cette possibilité de l’adoption. Elle ne doit pas être brandie comme la meilleure – parce que ce n’est pas forcément la meilleure – mais c’est une possibilité. Par exemple, quand on n’est pas en capacité de garder son enfant ou que les délais pour une IVG [Interruption volontaire de grossesse, ndlr] sont dépassés, ou que cela va à l’encontre des croyances ou des principes de la jeune femme enceinte. Le fait de confier son enfant à l’adoption est peut-être plus audible pour elle que l’IVG, mais encore faut-il qu’elle sache que c’est possible. Cela implique de former les professionnels concernés et d’en parler. Le film que nous allons diffuser samedi soir – Pupille, de Jeanne Herry, ndlr – y participe aussi. Il montre bien la situation de cette mère qui ne peut pas garder son enfant, qui accouche sous le secret, et le parcours de son enfant. Comment, au bout de trois mois, il a une nouvelle maman. Et c’est assez extraordinaire parce que c’est exactement comme ça que ça se passe. Plus on fera passer ce genre de choses et plus on pourra montrer que tout ça, ça ne sert pas à faire du trafic d’organes, que les parents adoptifs ne sont pas des pervers en puissance, etc., et à se défaire de certaines idées reçues qui circulent d’ailleurs dans de nombreux pays.
MH : Désir d’enfant et besoins de l’enfant sont-ils toujours compatibles ?
NP : Pour adopter, il faut un désir d’enfant, c’est quand même la base ! Vouloir être parent, c’est le point de départ. Après, il faut réussir à passer de l’enfant rêvé, l’enfant idéal, à l’enfant réel, l’enfant qui attend, et qui n’est pas forcément celui qu’on avait imaginé au départ. Tout ça, c’est un chemin, et ça demande systématiquement de partir des besoins de l’enfant pour trouver le projet parental qui va lui correspondre, et non pas du projet parental ou de la volonté des adoptants pour aller chercher l’enfant. On cherche des parents qui ont un projet qui va pouvoir correspondre à ses besoins. Même un bébé né sous le secret a des besoins particuliers : ce n’est pas une page blanche. Cette femme qui l’a mis au monde, comment a-t-elle vécu sa grossesse, y a-t-il eu un déni ? A-t-elle été correctement suivie ? A-t-elle eu une attitude qui était celle d’une femme enceinte : ne pas boire d’alcool, ne pas fumer, ne pas se droguer, etc. ? A-t-elle subi des violences ? Est-ce que sa relation était consentie ou l’enfant a-t-il été conçu lors d’un viol, d’un inceste ou d’une relation non consentie, d’une relation sans lendemain, d’un « coup d’un soir » ? Cette jeune femme ou fille a-t-elle eu la drogue du violeur, a-t-elle été mise à la porte ? Tout cela, ça a son importance. Les besoins de l’enfant changent en fonction de chaque situation. Si vous êtes né, et que la mère ne s’est rendu compte de sa grossesse qu’à quatre mois, comment elle le vit ? Quels vont être les sentiments de cette femme par rapport à cet enfant ? On sait très bien aujourd’hui que tout ce qui se passe in utero a des répercussions par la suite. En fonction de tout ce qu’elle pourra laisser comme informations, cela aidera à construire le projet de l’enfant. Plus il y aura d’informations, plus on pourra faire un projet au plus près de ses besoins.
MH : On dit souvent que la procédure d’adoption relève du « parcours du combattant » pour les candidats, qu’en pensez-vous ?
NP : C’est une réalité, bien sûr. Moi je n’aime pas trop l’expression car je pense que ce « parcours du combattant », c’est plutôt l’enfant qui le subit. Les enfants adoptés ont des histoires telles qu’il est rare que des adultes aient un passé aussi compliqué et aussi potentiellement traumatique. Mais oui, aujourd’hui l’adoption, c’est très compliqué. Parce qu’il y a énormément d’agrément** en cours de validité. Il doit y en avoir environ 13 000 en 2017 en France pour 1500 adoptions (nationales et internationales confondues). Ça veut dire qu’en effet, il y aura un certain nombre de personnes qui ne pourront pas aboutir dans leur projet. L’autre raison de cette difficulté, c’est qu’il n’y a toujours pas en France de préparation, de sensibilisation à la parentalité adoptive, ce qui pourtant existe dans tous les autres pays, ce qui explique que les gens se lancent dans des projets qui sont difficilement réalisables car ils ne correspondent pas aux besoins des enfants qui sont en attente. Plus on est informés de la réalité de l’adoption – qui sont ces enfants ? Quels sont leurs besoins ? – et plus on peut préparer son projet ou décider de l’abandonner.
MH : Les chiffres de l’adoption en France, d’ailleurs, sont en baisse ?
NP : Ça a énormément baissé. En 2005, il devait y avoir 28 000 agréments en cours de validité, en 2017 il n’y en avait plus que 13 000. En 2005, il y avait, rien qu’à l’international, 6 000 enfants qui sont arrivés, et ce chiffre est passé à 615 en 2018. C’est dû notamment à un certain nombre de pays d’origine des enfants où le niveau de vie s’est élevé, des modifications des mentalités avec un développement de l’adoption nationale, suite à la ratification de la Convention de La Haye (en 1993, ndlr). Il y a aujourd’hui un développement de l’adoption nationale avec l’application du principe de subsidiarité, c’est-à-dire que d’abord on essaie de maintenir l’enfant dans sa famille, ensuite dans sa famille élargie, ensuite on privilégie l’adoption nationale, puis l’adoption internationale, qui est le dernier recours. Et puis, il y a un côté un peu pervers qui s’est développé avec ce système : il y a un certain nombre de pays qui n’ont pas pu véritablement mettre en place l’adoption nationale pour répondre aux besoins des enfants, mais qui du coup, parce qu’ils ont ratifié la convention de La Haye, ne laissent plus sortir les enfants en bonne santé de leur territoire. Donc ces enfants ne sont plus adoptables au niveau national et ils ne sont plus proposés à l’adoption internationale, et quand ils les proposent, c’est trop tard, ils ont déjà passé cinq ou six ans dans des institutions. D’autres pays, en revanche ne proposent plus d’adoption internationale.
MH : L’adoption est-elle un acte militant ?
NP : L’adoption ce n’est pas de l’humanitaire, l’adoption, ce n’est pas être écolo, l’adoption ce n’est pas du militantisme. L’adoption, c’est « faire filiation » : c’est considérer un enfant qu’on n’a pas fait comme le sien. Bien évidemment, il y a un peu ce côté-là, oui. Mais ça ne doit certainement pas être la première motivation pour adopter, parce que dans ce cas, qu’est-ce qu’on fait porter au gosse, qu’est-ce qu’on lui fait porter en dette ? Ce sont par exemple ces parents adoptifs qui vont dire à leur enfant : « Tu vois, j’aurais pu [avoir un enfant naturel ndlr] mais j’ai fait le choix de t’adopter, et aujourd’hui je le regrette parce que tu as vu comment tu te comportes ? » Il ne doit jamais y avoir de dette dans l’adoption. L’enfant, il n’a rien demandé à personne, et il n’a surtout pas demandé à être abandonné. Il a déjà subi pas mal, et nous, on est là, avec notre désir d’enfant, mais on ne choisit pas l’enfant. Et surtout, on ne lui fait pas porter ce qu’il va devenir, on l’accompagne et on en fait le sien. On ne vient pas lui dire, « Je suis allé(e) te sauver à l’autre bout du monde, je t’ai sauvé(e) de la misère, ou de la maltraitance, tu devrais être reconnaissant » C’est comme quand les gens vous disent : « C’est bien ce que tu fais ». Non, on n’est pas là pour faire du bien. L’adoption n’est pas une bonne action. C’est un projet personnel propre à chacun et il ne faut pas le faire porter à l’enfant.n
*En droit musulman, la Kafala est une procédure d’adoption qui interdit l’adoption plénière (qui substitue le lien de filiation adoptif au lien biologique) et qui s’apparente plus à une forme de tutelle.
** L’agrément est l’autorisation légale pour adopter. Valable cinq ans sur tout le territoire national, elle ne constitue pas pour autant un « droit à l’enfant » automatique.
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