C’était il y a 52 ans : le 4 février 1967, les chatouilleuses font le siège de l’ORTF pour protester contre le transfert de la chaîne vers Moroni. La situation dégénère et le contexte devient insurrectionnel. Pour la contenir, le 2ème RPIMA, basé à Madagascar, est appelé en renfort le 6 février. Parmi les militaires, l’appelé Jean-Louis Lebigot, alors âgé de 19 ans, qui a rédigé un carnet de bord de sa mission à Mayotte. Un document que nous avons retrouvé et que nous publions en exclusivité.
« Nous sommes arrivés à Dzaoudzi à 8h du matin. En atterrissant, nous voyions cette mer couleur d’émeraude, c’était fantastique » : nous sommes le 6 février 1967, et pour la première fois de sa vie, Jean-Louis Lebigot, un appelé de 19 ans, s’apprête à poser le pied à Mayotte. Deux heures plus tôt, la 2ème compagnie du 2ème régiment de parachutistes d’infanterie de marine (RPIMA), décollait d’Ivato, à Madagascar. « Nous avons été réveillés à 2h du matin, et sommes partis quatre heures plus tard », se rappelle-t-il en précisant : « Initialement, nous devions sauter en parachute sur Dzaoudzi, mais les avions ont finalement pu atterrir, nous débarquer, et repartir pour aller chercher des légionnaires à Diego-Suarez. Une fois arrivés, nous avons fermé l’aéroport, car des manifestants voulaient le prendre pour ne pas que d’autres renforts arrivent, et nous les avons repoussés vers la mer. »
Motif de cette arrivée en urgence : un contexte jugé « insurrectionnel » sur l’île aux parfums, pour reprendre les mots de l’homme, aujourd’hui âgé de 72 ans. La raison de ce climat tendu ? Cinquante-deux ans après, les raisons précises se sont quelque peu effacées de sa mémoire, mais « des allocations avaient été retenues, ou bien Mayotte n’y avait pas eu droit, peut-être. Cela avait provoqué une révolte », croit-il se rappeler sans omettre que « c’est en tout cas ce qu’on nous avait dit, car on ne nous donnait pas trop de renseignements. » Un mouvement d’ordre purement social, donc ? Pas forcément, trop d’évènements déterminants dans la lutte pour Mayotte française se sont en effet déroulés durant ces quelques journées.
Deux jours plus tôt en effet, les Chatouilleuses font le siège de l’Office de radiodiffusion-télévision française (ORTF) : le gouvernement territorial comorien – institution existante à l’époque puisque les trois autres îles des Comores sont alors toujours françaises – a en effet décidé de transférer la radio alors installée à Pamandzi vers Moroni, en Grande Comore, « ce que les Mahorais [considéraient] d’un mauvais œil », rappelle Jean-Louis Lorenzo dans son article Une histoire de la radio à Mayotte*.
Mais la grogne permet aussi de « faire entendre sur les ondes leur protestation contre l’insuffisance des mesures sociales adoptées par le gouvernement local »**. Un fait également souligné par Rémi Carayol dans son ouvrage Histoire de Mayotte 1946-2000***, qui mentionne : « Le 4 février 1967, ces mêmes « chatouilleuses » font le siège de l’ORTF en guise de protestation contre le déficit de mesures sociales et scandent ce qui deviendra le slogan de leur lutte : « Nous voulons rester Français pour être libres ». Encore une fois, la manifestation dégénère. »
Dès le lendemain, le 5 février, et suite à ce blocage, deux députés mahorais de l’Assemblée, Soufou Sabili et Saïd Toumbou, font l’objet d’un mandant d’amener, tout comme d’ailleurs un militant, Silahi Madi, et trois représentantes des femmes, Zéna M’Déré, Zaïna Boinali et Moitsoumou Djaha. Mais les prévenus refusent de se rendre à la gendarmerie et se réfugient au domicile de Souffou Sabili. Furieux, le président du conseil du gouvernement du territoire des Comores, Saïd Mohamed Cheick, les convoque à Moroni afin qu’ils rendent des comptes. Bien que prêts à faire le voyage, les deux élus ne pourront s’y rendre. Les femmes sont en effet opposées à leur départ et font le siège de leur domicile toute la nuit. C’est ici que le témoignage de Jean-Louis Lebigot rejoint l’histoire de Mayotte, puisque le 6 février au matin, les parachutistes arrivent en renfort de Madagascar.
Députés rebelles
Dans le carnet de bord tenu par le jeune militaire lors de sa mission à Mayotte (voir de la page 18 à la page 35), il est en effet mentionné, au sujet de ce 6 février 1967 : « À 11h00 locale, la compagnie est enfin appelée à intervenir au village de « l’Abattoir » (sic) où les députés rebelles se sont réfugiés sous la protection de la population. » L’ambiance est alors très tendue : curieux de ce déploiement de forces aéroportées et inquiets des inhabituels mouvements sur l’île, nombre d’habitants de Grande-Terre tâchent de rallier Labattoir. Avec succès, malgré les tentatives de la Garde comorienne d’empêcher le débarquement des boutres à la jetée de Dzaoudzi. Le militaire, posté au niveau de la digue peu avant l’intervention de sa compagnie au domicile du député, le relate : « On faisait barrage au niveau de la digue, mais les boutres la contournaient. » L’attroupement est estimé à 1 500 personnes par la gendarmerie, dont certaines sont armées, selon divers témoignages de l’époque « de piques, de couteaux, de coupes-coupes (sic), et de pierres. »**** De ce contexte pour le moins tendu, Jean-Louis Lebigot garde un souvenir des plus marquants et des plus difficiles, celui d’une « d’une femme enceinte » à qui un militaire – « il y avait parmi nous des anciens de la guerre d’Algérie » – aurait « mis un coup de baïonnette dans le ventre », provoquant de fait « son accouchement ou son avortement. » Et de conclure sur ce point : « C’est la seule charge que nous avons eue à mener. »
Finalement, « après de longs palabres, les députés rebelles se rendent enfin. Les manifestants tentent de franchir le barrage du PK4, mais en vain. » Effectivement, en accord avec les dirigeants du Mouvement populaire mahorais (MPM), alors en pleine structuration, les députés Soufou Sabili et Saïd Toumbou acceptent de se livrer. Zéna M’Déré et Moitsoumou Djaha, pour leur part, se rendront elles-mêmes aux gendarmes dès le lendemain pour être placées en garde à vue.
Le blocage et ses suites auront de larges répercussions sur l’avenir politique des deux hommes, qui ont finalement rallié la cause de l’unité des Comores, notamment en créant le mouvement des « Serrer la main » : suite à la manifestation, ils sont condamnés à quatre et six mois de prison, et sont déchus de leurs mandats. Un contexte sur lequel revenait Saïd Toumbou quelques mois avant sa mort*** : « Alors qu’on a essayé de calmer les femmes, c’est nous qui avons été jugés coupables. » Et d’évoquer « un coup monté » par Marcel Henry, quelques mois avant les élections législatives : « Il savait très bien qu’on serait députés à vie, or le fait d’être en prison nous empêchait de nous présenter, on devait être remplacés. Il a exploité le transfert de la capitale pour faire croire à la population que nous étions d’accord avec les décisions prises à l’encontre de Mayotte. C’est lui qui a poussé les femmes à se révolter ! Quand Souffou a voulu s’expliquer devant la population, on l’en a empêché. » Vrai ? Faux ? Quoi qu’il en soit, Marcel Henry et le MPM remporteront lesdites élections, première étape politique permettant d’aboutir, à terme, à la départementalisation de Mayotte en 2011.
Surveillance et découverte
Bien qu’ignorant de ces faits liés à la prise de l’ORTF, Jean-Louis se souvient que « les troubles se sont vite arrêtés. La situation a été maitrisée en deux jours, et nous sommes restés trois jours en alerte. Nous avons été postés sur le boulevard des Crabes, que les boutres continuaient à contourner. » Le reste de la mission se déroulera sans encombre, entre patrouilles à la baie de Moya et marches à la Vigie, comme en témoigne le carnet de bord : « Nous devions sauter sur Grande-Terre pour un exercice, mais cela ne s’est finalement pas fait », complète-t-il. Il y aura aussi la rencontre avec les habitants, notamment lorsqu’un pêcheur les dépanne. « Nous n’avions plus rien à manger, c’est le paradoxe de l’armée française », détaille-t-il en poursuivant : « Il nous a fallu manger de la noix de coco pendant deux jours, jusqu’à ce qu’un pêcheur accepte d’amener deux sous-officiers avec lui pour qu’ils prennent du poisson. »
Le 25 février 1967, 19 jours après son arrivée à Dzaoudzi, la 2ème compagnie du 2ème RPIMA quittait Mayotte avec un certain regret, comme en témoignent les mots employés dans les légendes des photos : « paradis », et « douce île. » Plus de cinq décennies plus tard, Jean-Louis Lebigot le confirme : « Mon séjour là-bas a été très bon, entre baignades et quelques rapports avec la population, qui était gentille malgré sa pauvreté. Toutefois, ces contacts demeuraient menus, car il faut se rappeler que nous étions tout de même venus pour maîtriser la situation. »
C’est ensuite à La Réunion que la compagnie sera envoyée pour assurer le bon déroulement des élections législatives, dans un tout autre contexte. À l’issue de son service militaire, notre homme retrouvera la vie civile, où il reprendra son métier de cuisinier. De Mayotte, il n’aura plus que de vagues nouvelles de la part d’un ami et de sa nièce, qui y ont tous deux vécu : « Je crois savoir que l’ambiance a changé, que ce n’est plus comme avant ». Et de finir, enfin, sur un lien étrange : « Il faut aussi ajouter mon grand-oncle qui, avant moi, y avait été en poste avec la Légion étrangère. Cela fait trois générations d’une même famille à être passées par Mayotte. Comme quoi, on a peut-être des liens avec certains endroits sans le savoir. »
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