09/01/2009 – Magazine – Portrait d’un médecin globe-trotteur

"L'île de la Possession n'est pas l'île de la tentation", plaisante Narada. De retour après une année entière passée aux confins de la Terre, dans un lieu clos avec 23 personnes, dont seulement trois femmes, le médecin de la base de Crozet évoque son expérience encore très récente avec l'enthousiasme qui le caractérise. Débarqué à la Réunion le 1er décembre dernier, après trois semaines à bord du Marion Dufresne où il a essuyé une tempête de force 10 (le maximum étant 12) vers Kerguelen avec des creux de 10 mètres et une gîte de 30 degrés, Narada est venu se reposer une semaine à Mayotte, chez un ami, après un passage par Rodrigues et Maurice.

Après 10 années d'études à la faculté de Lariboisière-Saint Louis de l'Université Paris VII et l'obtention d'un diplôme de médecine tropicale-santé internationale, Narada avait déjà connu un milieu semi-isolé en partant à Saint-Pierre-et-Miquelon (6.000 habitants) en 2001. Pendant un an, il a travaillé à l'hôpital de Saint-Pierre, une île de 26 km². Il est ensuite revenu en Métropole pendant 2 ans et demi dans un cabinet à Nanterre et effectué des remplacements en milieu semi-rural dans l'Oise. Puis il a décidé de faire un tour du monde de 19 mois : les Galapagos, les Malouines, le Brésil, l'Ile de Pâques, l'Australie, la Nouvelle-Zélande, l'Asie du Sud-Est sont quelques-unes de ses destinations. Il est ensuite rentré à Paris en prenant le Transmongol puis le Transsibérien.

"Pendant ce voyage, j'ai travaillé pour l'ONG Caritas en tant que bénévole. Je me déplaçais en bateau sur le fleuve Mamoré côté bolivien dans le sud du bassin amazonien, pour aller soigner les populations des villages isolés qui n'étaient accessibles que par bateau", se souvient ce voyageur infatigable, toujours prêt à se mettre au service des autres. "J'ai aussi été bénévole pour l'US Aid en tant que conseiller médico-technique dans la Cordillère des Andes". Narada a également été professeur de français, et photographe pour une agence de tourisme pendant les 4 mois qu'il a passés en Bolivie.

De retour à Paris, Narada a travaillé 6 mois dans un centre de santé de la sécurité sociale et le week-end dans un centre de santé pour personnes précaires. Au mois d'août 2006, il est employé par le Territoire de Polynésie française et séjourne 2 mois à Ua Pou, puis 2 autres à Hiva-Oa, deux îles qui font partie de l'archipel des Marquises, à 1.400 km au nord de Tahiti. Au dispensaire d'Hiva-Oa, il a aussi effectué une mission à Tahuata et Fatu-Hiva, deux autres îles de l'archipel. "La traversée vers Fatu-Hiva a pris 5 heures au lieu de 3 car la mer était très agitée" : l'estomac de notre médecin a encore été rudement mis à l'épreuve…

Manchots royaux, éléphants de mer, otaries, orques, cachalots, albatros géants…

09/01/2009 - Magazine - Portrait d'un médecin globe-trotteurAprès un mois de vacances à Cuba et 6 semaines en Inde, Narada est reparti 3 mois à Rurutu, une île de l'archipel des Australes, à 700 km au sud de Tahiti. Auparavant, il a passé un entretien avec le médecin chef du service médical des Taaf en décembre 2006 et passé des tests psychologiques en février 2007. "Au mois de mars, on me demande si je suis d'accord pour Crozet mais je ne connaissais que Kerguelen ou l'Antarctique. J'ai dit OK sans savoir où c'était. Je ne savais pas combien on était mais je savais qu'on serait en nombre limité".

Après trois mois de formation préalable en dentisterie, chirurgie, anesthésie, réanimation, biologie, radiologie et échographie, Narada a effectué toutes les démarches pour devenir médecin militaire avant de partir. Le "capitaine Phlek" s'est ainsi embarqué à bord du Marion Dufresne le 3 novembre 2007, sans savoir qu'ils ne seraient que 24 personnes sur place. "Ma première impression, c'était que les bâtiments très colorés de la base dénotaient avec le ton monocorde de son environnement". Sur l'île de la Possession, également appelée "l'île aux arcs-en-ciel" ou "l'île aux cascades qui remontent", pas un seul arbre ne pousse et la neige tient tout l'hiver austral au-delà de 500 mètres. C'est la seule île habitée sur les 5 qui composent l'archipel de Crozet. Elle est fréquemment balayée par des vents de plus de 100 km/h et la température ne dépasse jamais les 15°C. "La pluie tombe presque horizontalement et le taux d'humidité avoisine les 100%", précise Narada.

L'île est tout de même un paradis pour les naturalistes : elle est peuplée par la plus grande colonie de manchots royaux du monde, et on peut y observer sur les plages des éléphants de mer et des otaries antarctiques et sub-antarctiques. Crozet est également le seul archipel où il y a des orques à demeure : "C'est pour ça que les pêcheurs n'y vont plus beaucoup car les orques se positionnent à l'arrière du bateau et entrent en compétition avec eux", explique Narada, devenu spécialiste en faune du bout du monde. Il y a aussi des cachalots dans les eaux de Crozet et la Possession abrite la plus grande colonie d'albatros géants du monde, un oiseau qui mesure 2 à 3 mètres d'envergure…

Une mini-société de 24 personnes sur une île très isolée pour un an…

La base militaire et scientifique a commencé à être habitée en 1961, les deux premières années étant des missions d'été. Il n'y a que 4 passages de bateau par an pour le ravitaillement et seulement 20 touristes sont autorisés à y séjourner, effectuant pendant un mois un tour des Taaf par le Marion Dufresne avec débarquement en hélicoptère pour plus de 6.000 euros. Pendant l'hivernage, aucun bateau ne vient pendant 5 mois : "Les fruits et les légumes frais font partie des choses qui m'ont le plus manqué", reconnaît toujours calme Narada.

L'équipe de 24 personnes est constituée d'un personnel militaire, de contractuels de la Réunion et de volontaires civils à l'aide technique (VCAT). Parmi les militaires, il y a un électricien, un chef de la centrale électrique à gasoil et de la sécurité, un plombier, un frigoriste-chauffagiste (surnommé "le chaud-froid"), un chef des infrastructures, un responsable des approvisionnements ("l'appro"), un gérant postal ("le GP"), un technicien pour le bureau des communications et de la radio, et bien sûr… un médecin. Dans les contractuels, on trouve un menuisier, un chef cuisinier et son second pâtissier-boulanger et une équipe infrastructure de 3 personnes chargées de maintenir et d'améliorer les bâtiments.

Le personnel scientifique, âgé de 20 à 25 ans, est dirigé par le "géner" qui fait la coordination entre les Taaf et l'Ipev (Institut polaire Paul-Emile Victor) basé à Brest. Le "géner" effectue les relevés pluviométriques et l'analyse de l'air. Le géophysicien s'occupe des relevés sismographiques et magnétiques. Le tremblement de terre de Sumatra l'an dernier a par exemple été enregistré sur l'île. Les relevés magnétiques permettent de calculer le Nord magnétique qui évolue par rapport au Nord géographique. L'ornithologue observe les orques, compte les éléphants de mer, les otaries, les albatros géants et fuligineux et effectue leur baguage.

L'éco-physiologiste observe les manchots royaux et leur pose des "loggers" en cutané, une balise qui peut être couplée à un GPS pour suivre leurs déplacements. La vétérinaire observe les poussins des manchots royaux et leur pose des loggers en intra-abdominal. Enfin, l'éco-biologiste s'occupe des plantes autochtones et introduites et des insectes. "On peut voir des mouches sans ailes ou des escargots d'un millimètre !", s'étonne Narada. Il y a également le chou de Kerguelen, une espèce qui pousse uniquement en sub-antarctique :"Cette plante a une propriété anti-scorbut qui a permis de sauver quelques naufragés", explique Narada, aussi intarissable sur la faune que sur la flore.

Pas d'internet ni de télévision

Le rôle de Narada consistait à conseiller le chef de district, un contractuel de Métropole, d'assurer le suivi médico-psychologique mensuel de la base, de s'occuper de l'hygiène des bâtiments, notamment les cuisines et de faire de la prévention des risques professionnels. "Je m'intéressait aussi à la diététique, car on a tendance à prendre du poids là-bas". Notre médecin a également donné une formation aux soins de premiers secours à tous les membres de la base dès leur arrivée et formé une équipe médicale de 10 personnes pour l'aider à faire fonctionner le bloc opératoire en cas de crise.

09/01/2009 - Magazine - Portrait d'un médecin globe-trotteur"Une fois, il y a eu un zodiac qui a débarqué la nuit sur une plage où il y avait plein de manchots pour un marin pêcheur qui avait fait un infarctus ", se souvient le médecin. Un membre de l'équipe prenait les constantes (pouls et tension), une autre faisait une prise de sang et un troisième s'occupait de l'électrocardiogramme, pendant que Narada examinait le patient. Les membres de l'équipe se sont relayés toutes les heures pour le veiller. Finalement, son état s'est assez amélioré pour qu'il puisse repartir sur son bateau de pêche. En tout, près d'une quinzaine de bateaux sont venus dans l'année pour des traumatismes, des urgences dentaires ou de la consultation de médecin. "Nous avons un bloc opératoire car les évacuations sanitaires ne sont pas toujours possibles immédiatement", souligne Narada, qui se rappelle avoir aussi opéré et entubé un manchot royal…

Dans la base, il n'y avait quasiment pas de contacts avec le reste du monde : pas d'internet (sauf pour le GP et le chef de district) ni de télévision, seulement une boîte mail et un téléphone à 1,50 euro la minute… En revanche il y a une importante bibliothèque et une salle de cinéma avec de très nombreux films disponibles, en plus de ceux que chacun avait emmenés. Une vie de plus en plus difficile à mesure que les jours passent : "Les 6 premiers mois, les gens sont en phase de découverte. Mais après, les conversations se tarissent et l'hypocrisie devient moins supportable. D'autant qu'une minorité de femmes sur une base, c'est très délétère pour l'ambiance car elles sont génératrices d'histoires et dans ce contexte elles deviennent manipulatrices".

Repli sur soi, fatigue morale et tendance paranoïaque…

Avec l'hivernage et l'absence de bateau pendant 5 mois, l'ambiance dans la base s'est rapidement détériorée : "Au fur et à mesure de l'hivernage, la part psychologique devient de plus en plus importante, les déprimes apparaissent et certains "décompensent", c'est-à-dire pètent les plombs". Il y a par exemple eu des actes de sabotage de la centrale électrique… Repli sur soi, fatigue morale et tendance paranoïaque sont quelques-uns des symptômes de l'isolement.

"Ce qui m'a manqué le plus, c'est la tendresse et les marques d'affection. Passer une soirée entre amis ou avec ma famille, pouvoir être soi-même et dire les choses, car dans la base on est sans cesse obligé d'appliquer le "vernis social"." Narada regrette également le fait d'avoir été très limité dans ses déplacements à l'extérieur de la base : "Les sorties hors de la base sont très réglementées, beaucoup plus que sur les autres districts des Taaf, comme à Kerguelen (49 habitants) où les conditions climatiques et de vie sont pourtant beaucoup moins dures. Cela participe à la sensation d'enfermement".

Narada a eu le temps pendant ces 12 mois de se connaître lui-même : "C'est avant tout une aventure intérieure où tu apprends à te gérer toi-même, à prendre sur toi et à prendre du recul sur les événements qui arrivent, car ils prennent souvent une certaine ampleur et sont vécus de manière dramatique". L'effet de groupe fait en effet parfois perdre le sens des réalités, comme par exemple au sujet de ce que Narada a appelé "la révolte du poisson" : "Un quart de la base, les moins de 30 ans, trouvait que c'était trop d'avoir du poisson 4 fois par semaine, ils ont décrété qu'ils n'aimaient plus le poisson et le cuistot et ceux qui continuaient à en manger avaient droit à des réflexions désagréables". Comme le rappelle Narada, "le problème sur une base, c'est que le médecin et le chef de district sont vus au travers de leur fonction et non en tant que personne : ils n'ont pas droit à l'erreur car elle les poursuivra jusqu'à la fin de l'hivernage".

"Ca a été une aventure difficile mais extraordinaire". Narada ne regrette pas cette expérience et ne la vit pas comme un épisode traumatisant. Après avoir achevé son Master en médecine tropicale, il compte même la renouveler sous une autre forme : il vient de postuler pour le poste de médecin chef du Raid, une expédition de deux mois pendant l'été austral sur la Terre d'Adélie qui consiste en un convoi terrestre de 1.100 km qui part de la base Dumont d'Urville, sur la côte, vers la base franco-italienne de Concordia, située sur le dôme C à 3250 mètres d'altitude. En attendant, ce grand amateur de plongée n'exclut pas de venir travailler à Mayotte dans un dispensaire, histoire de se réchauffer un peu…

Julien Perrot

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