« Je suis même étonné que ça n’explose pas plus »

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Depuis son arrivée il y a trois ans, cet éducateur à la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), François-Alexandre Genolhac, se demande à quoi il sert face au manque de moyens et à une situation qui se dégrade.

François-Alexandre Genolhac est éducateur à la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) depuis trois ans au quartier pour mineurs de la maison d’arrêt de Majicavo. En tant que représentant de la Confédération Générale du Travail (CGT) PJJ, il dénonce des manques de moyens pour l’école, la PJJ, la prison, la justice… Après le personnel enseignant, c’est bientôt le personnel de la PJJ qui pourrait se mettre en grève.

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La CGT demande plus de moyens pour la Protection judiciaire de la jeunesse, dont les locaux sont à Kawéno.

Flash Infos : La Confédération Générale du Travail de la Protection Judiciaire de la Jeunesse (CGT PJJ) a soutenu la grève nationale le jeudi 1er février de la CGT Educ’Action, pourquoi ?

François-Alexandre Genolhac : On a des rapports assez proches, même si ce n’est pas tout à fait le même public, on a les mêmes préoccupations, les mêmes difficultés. Il y a une défaillance au niveau des moyens de l’État. On est dans une situation devenue plus ou moins incontrôlable. Il y a les moyens et effectifs théoriques au lieu du double qu’il faudrait en pratique. Si l’Éducation nationale ne met pas les moyens, les jeunes se retrouvent à ne rien faire et il y a des chances qu’ils sombrent dans la délinquance. Cela a des répercussions directes sur notre activité car on a davantage de jeunes à prendre en charge. Et même si ces jeunes sont sous main de justice, ils ont droit à l’école. Quand on doit les réinscrire pour les réinsérer, c’est encore plus difficile.

F. I. : L’obligation légale d’une scolarité n’est pas respectée ?

F.-A. G. : C’est une obligation très théorique à Mayotte. Comme la loi qui dit que tout jeune doit être assisté d’un avocat. C’est théorique. On a vingt avocats à Mayotte. Des jeunes sont jugés sans.

F. I. : À quoi appelez-vous de votre côté ?

F.-A. G. : On appelle tous les administrés à interpeller pour avoir plus de ressources. On nous donne des renforts de courte durée. Mais on a besoin de postes fixes. Mayotte est un département français. Il a droit à un service public comme n’importe quel autre département. On a une prison avec plus de 700 détenus pour 250 places théoriques. Finalement, je suis même surpris que ça n’explose pas plus. Au tribunal, on manque de greffiers et de magistrats. On a perdu un juge des enfants et un juge d’instruction, on ne sait pas s’ils seront remplacés. Il y a des jeunes qui ne sont pas jugés pendant des jours, des mois. On a des défauts de procédures à tous les étages, pas parce qu’ils ne font pas bien leur boulot, mais parce qu’il n’y a pas assez de greffiers.

F. I. : Et au niveau de la PJJ spécifiquement ?

F.-A. G. : On intervient dans les mesures d’investigation pour la protection de l’enfance, mais on aurait besoin de deux fois plus d’hébergements. Il y a des jeunes placés qui n’ont pas vu d’éducateur depuis deux ans. À Mayotte il y a un foyer (l’établissement de placement éducatif Dago, N.D.L.R.), un centre éducatif renforcé, des familles d’accueil. Ce n’est pas possible. On remet à la rue des jeunes qui doivent être placés mais on n’a pas le choix. Ni d’hébergement, ni de place à l’école… On ne s’en sort plus. C’est pareil pour les jeunes en situation de handicap, on les met dans quelle structure ?

F. I. : Vous êtes aussi confrontés à des jeunes atteints de maladies psychiques…

F.-A. G. : On a des jeunes qui ont des maladies psychiques, des problèmes dans la gestion de leurs émotions, de leur violence. Qu’est-ce qu’on peut leur proposer ? Et à titre personnel, je vois, depuis trois ans que je suis ici, que la situation se dégrade. Un jeune, s’il est bien pris en charge, va à l’école, a un suivi médical, sa situation va s’améliorer. Mais un jeune qui est déjà dans une situation dégradée, si on ne le prend pas en charge, on va encore aggraver le problème.

F. I. : Quand vous dites que ça s’aggrave, que voulez-vous dire ? Vous pensez nourrir un sentiment d’abandon ?

F.-A. G. : Oui, les jeunes se sentent abandonnés. Ce qui peut contrer la délinquance, c’est l’espoir qu’on leur donne. À des jeunes nés à Mayotte, on va leur dire : « insère-toi, mais à 18 ans, on n’aura rien à te proposer ». Il y a des mineurs qui sont expulsés illégalement. Comment on fait pour être crédibles ? C’est à nous de donner l’exemple. J’ai le cas d’un jeune sous contrôle judiciaire par rapport à une affaire de meurtre qui a été expulsé deux fois de suite sans avoir été jugé. On est dans une aberration, dans une mauvaise articulation avec la justice.

F. I. : Vous avez une nouvelle directrice territoriale, Patricia Viator, croyez-vous que cela puisse changer les choses ?

F.-A. G. : C’est quelqu’un de volontaire, qui a une bonne expérience en Outre-mer. Mais même avec de la bonne volonté et après une expérience ici de moins d’un an, elle n’y arrivera pas sans les moyens.

F. I. : À quoi pourraient-ils servir ces moyens ?

F.-A. G. : À monter en hébergements et à une meilleure articulation avec la justice. Il faut arrêter de saupoudrer par des brigades et des renforts. Non, on n’est pas 270.000 habitants comme dit officiellement, mais entre 400.000 et 500.000. Il faut les moyens adaptés. Et si on en met juste à la PJJ, sans en mettre à l’éducation nationale, sans plus de greffiers, ça ne sert à rien. La personne interpelée ressort après 24 heures. Et si le mineur n’a pas d’éducateur PJJ, il va rester en cellule et récidivera à la sortie. Il est question d’un centre éducatif fermé. J’attends encore qu’il sorte de terre. Les moyens sont donnés un an à l’avance, on n’anticipe pas, on rattrape le retard qu’on a pris.

F. I. : Selon vous, donc, les solutions n’arriveront de toute façon pas cette année dans un contexte pourtant de grande délinquance en ce moment ?

F.-A. G. : Il est déjà trop tard pour cette année. Les mineurs représentent les trois quarts de la population. Combien de Maisons des jeunes et de la culture (MJC) fonctionnent réellement ? Combien d’équipements sportifs fonctionnent réellement ? Des jeunes bien encadrés par des adultes auront moins tendance à tomber dans la délinquance. Je suis atterré de voir arriver des jeunes à la PJJ qui ont grandi quasiment sans adultes. Ils grandissent comme ça, sans cadre, et après on s’étonne de la délinquance. On comprend les collègues de l’Éducation nationale qui se font agressés, sont en burn out car ils ont trop de boulot, se sentent abandonnés. Il est possible qu’on embraye aussi sur des mouvements de grève.

F. I. : Concrètement comment ces manques se manifestent au quotidien ?

F.-A. G. : On doit être entre 80 ou 90 personnels de la PJJ sur l’île. On aurait besoin d’être deux fois plus. Juste dans mon unité, au quartier pour mineurs de la maison d’arrêt de Majicavo, on est trois et demi alors qu’on devrait être six. En milieu ouvert, c’est normalement un éducateur pour 25 jeunes. Dans la réalité, il y a des éducateurs qui s’occupent de 30 jeunes voire plus.
Là, au quartier pour mineurs on a 19 jeunes sur les 24 cellules. Mais on est déjà monté à 38, avec tous les problèmes que ça pose. Normalement ils doivent être dans des cellules individuelles, pas doubles. Il y a des mesures de placement qui ne sont même pas ordonnées car les magistrats savent qu’elles ne seront pas appliquées, en raison du manque de place. Des bagarres éclatent entre jeunes. Je suis étonné qu’il n’y en ait pas plus souvent. Les jeunes à Mayotte commettent des actes plus graves qu’en métropole : viols, tentatives de meurtres… Mais au niveau relationnel, on a des jeunes plus respectueux, plus en demande. C’est rageant et frustrant pour nous car ce sont des jeunes qui seraient preneurs d’un encadrement.

F. I. : Au téléphone, on vous sent tendu. Comment vous sentez-vous ?

F.-A. G. : Comme beaucoup de mes collègues, je suis épuisé. Quand on vient sur ce territoire, on sait que c’est compliqué mais on se dit qu’avec son expérience (moi j’ai vingt-trois ans d’expérience à la PJJ), on va participer à améliorer la situation. Or ça se dégrade. C’est ce qui est le plus dur à gérer, même du point de vue personnel. On se dit « je suis venu ici pour aider » et, en fait, non. On perd la motivation. On se dit « à quoi ça sert que je sois là ». C’est difficile à vivre. Quand un collègue est en route et se fait agresser sur un barrage, c’est compliqué. C’est aussi ce qui explique un turn over aussi important à Mayotte. Mais c’est affreux parce qu’ils arrivent motivés. On casse des gens. Et ça a des conséquences sur le jeune. S’il est pris en charge six mois par un éducateur, puis six autres mois par un autre, les résultats ne sont pas les mêmes. Je suis arrivé il y a trois ans. Je suis l’un des plus anciens. La majorité est là depuis deux ans.

F. I. : Faut-il donc s’attendre à ce que dans les jours prochains vous vous mobilisiez aussi ?

F.-A. G. : Pour nous, un appel à la grève, ce n’est pas une fin en soi, contrairement à ce qu’on peut penser d’un syndicat. C’est le recours ultime. D’abord parce que ça coûte de l’argent aux agents et parce que, quand on n’est pas là, la situation se dégrade. Mais on est obligés de se rendre compte qu’interpeler est la règle en administration. Ça me désole de devoir instaurer un rapport de force pour ensuite discuter. Je pense que les autres administrations suivront. On risque d’en arriver là.