Le toilettage institutionnel est l’un de ses fers de lance. Car, depuis sa départementalisation, la collectivité unique de Mayotte doit également exercer des compétences régionales, mais sans recevoir les dotations prévues à cet effet. Une ambivalence qui, selon le sénateur Thani Mohamed Soilihi (LREM), expliquerait le retard de l’île dans plusieurs volets.
Mayotte Hebdo : En 2019, vous présentiez vos travaux sur l’évolution institutionnelle de Mayotte devant le conseil départemental. Pourquoi une réforme en la matière est-elle nécessaire selon vous ?
Thani Mohamed Soilihi : Sur le papier, Mayotte est un département-région, ou en d’autres termes, une collectivité unique, et c’est la première du genre ! C’est une création faite sous la présidence de Sarkozy, qui envisageait une réforme des collectivités afin de faire disparaître l’échelon départemental, mais il n’a pas pu le faire avant la fin de son mandat.
Mayotte est le seul département français dans le secteur du canal du Mozambique, alors il fallait naturellement lui adjoindre une région. Mais le choix a été fait de ne pas faire comme à La Réunion, où il y a une région d’un côté et un département de l’autre, mais plutôt de faire une seule et même collectivité au sein de laquelle seraient exercées les compétences des deux collectivités, donc à la fois départementales et régionales. Et c’est toujours le cas aujourd’hui, du moins sur le papier. C’est d’ailleurs à cette question que les Mahorais avaient répondu “Oui” à plus de 95% : “Voulez-vous que la collectivité de Mayotte devienne un département d’Outre-mer qui exerce à la fois les compétences dévolues aux DOM et celles dévolue aux régions d’Outre-mer ?”. Mais dans les faits, ni le département et encore moins la région n’ont été aboutis.
Les compétences régionales n’ont été exercées qu’au fur et à mesure : tout ce qui concerne l’ARS, Pôle Emploi, les constructions scolaires du secondaire, tous ces champs de compétence en principe exercés par la région ne reçoivent pas à Mayotte les dotations automatiques qui vont avec. Les dotations sont calculées au prorata de la population, qu’il s’agisse de la commune, de l’intercommunalité, du département ou de la région. Pour Mayotte, il n’y a pas de dotations régionales dévolues à un budget chaque année. La seule chose qui est prévue c’est que les compétences effectives, comme celles citées plus tôt, font l’objet d’un accompagnement par l’État. Pour les constructions scolaires par exemple, ce sont des fonds débloqués spécifiquement par Paris. Mais cette situation ne peut pas être satisfaisante : tous les ménages privés ont besoin de savoir de quelle somme ils disposent chaque mois, alors quand vous êtes une région, que vous êtes censés chapeauter le département, et que vous ne savez pas de quel budget vous disposez à l’année, ça pose un sérieux problème. Du coup, on se retrouve chaque année à mendier en quelque sorte pour que chaque projet aboutisse. Ce qui est dramatique, c’est que cette mendicité est valable aussi pour les autres collectivités. Aujourd’hui, les maires qui ont des projets, qui veulent par exemple refaire la peinture dans leur commune, sont obligés d’aller demander des bouts de financement par-ci par-là.
MH : Pourquoi, alors, votre projet de loi de toilettage institutionnel n’a-t-il jamais abouti ?
T. M. S. : Il n’a jamais été discuté ni à l’Assemblée, ni au Sénat. C’est un projet qui a fait l’objet de travaux dirigés par le président Soibahadine Ibrahim Ramadani avant d’être confié aux parlementaires. Moi j’étais celui qui m’en suis saisi et qui, à l’appui de ces travaux, a préparé et déposé deux propositions de loi au Sénat. Mais ils n’ont jamais fait l’objet de discussions parce que l’idée était qu’il y ait des échanges entre les collectivités, le département, les parlementaires et l’État pour déterminer ce qui était faisable ou non, ou ce qui devait attendre. Mais il n’y a pas eu d’unanimité auprès des parlementaires pour faire avancer ces propositions de loi. Or, sur ce genre de question, il faut être unanimement d’accord, on ne peut pas se permettre de ne pas avoir d’accord sur quelque chose d’aussi important et d’aussi structurant pour le département. D’ailleurs, en 2014, à la demande du président Zaïdani, il y avait eu un projet similaire, où il avait demandé aux parlementaires de changer le mode de scrutin et d’augmenter le nombre d’élus de la collectivité et je m’étais emparé du sujet de la même manière, j’avais préparé une proposition de loi et la commission des lois du Sénat avait commencé à l’examiner mais pendant l’examen, d’autres élus mahorais, dont Soibahadine qui était devenu président du conseil départemental entre temps, avaient écrit au président de la commission pour dire qu’il fallait stopper ce projet parce que Mayotte n’était pas encore prête.
MH : Aujourd’hui encore, nombre de figures politiques locales s’opposent à ce toilettage…
T. M. S. : Je ne l’explique pas. Je crois qu’avec une telle réforme, on aurait pu voir plus clair dans les projections politiques de Mayotte puisque le changement du mode de scrutin départemental aurait fait qu’au lieu de se pointer devant les électeurs avec 13 binômes, on se présenterait avec des listes, comme pour les élections municipales, avec un programme et une gouvernance annoncée. Alors que là, une fois le président élu, il faut élire les conseillers départementaux puis se réunir, dans un troisième temps, pour former une majorité et s’accorder dans un quatrième temps pour définir un programme politique à mener. Ce qui me semble complètement absurde puisque cela ne donne pas un cap clair dès le départ et ne permet pas non plus d’avoir des compétences et des dotations claires. Tout ça est de nature à handicaper le département, voire même à faire dépendre plus qu’il n’en faut les élus locaux de l’État. À Mayotte, les élus du département dépendent excessivement de l’État et du préfet à cause de ça !
Pour les constructions scolaires par exemple, une dotation est prévue dans le cadre du plan de convergence à hauteur de 500 millions d’euros sur trois ans. Mais pour d’autres projets ou secteurs, c’est exclusivement à la demande, donc il faut lancer un appel à projet pour obtenir des dotations de la préfecture. Donc ça n’a rien d’étonnant de voir que les choses mettent parfois du temps à avancer… Cela féodalise les élus vis-à-vis du préfet. Pour moi, une bonne partie du retard de l’île est dû à ça.
MH : En ce sens, un tel projet de loi n’est-il pas susceptible d’éloigner davantage Mayotte de Paris en termes de gouvernance, comme certains le craignent ?
T.M. S. : Mayotte est liée à la France par la Constitution et par la volonté des Mahorais. Et rien de ce qui n’était proposé dans le toilettage institutionnel ne remettait cela en cause. Il ne s’agit pas de toucher au statut de Mayotte, puisqu’on ne peut pas le faire sans passer par la voie d’un référendum.
On n’était pas obligé de tout garder dans le projet de toilettage, mais si déjà on changeait le mode de scrutin et qu’on augmentait le nombre d’élus, ils seraient suffisamment nombreux pour s’occuper des compétences départementales et régionales… C’était d’ailleurs le projet du président Zaïdani, qui projetait de passer de 26 à 39 conseillers départementaux. Cela peut paraître beaucoup aux yeux de certains, mais ça ne l’est pas lorsqu’on regarde dans les autres collectivités. En Guyane, collectivité unique où le nombre d’habitants est similaire à celui de Mayotte, il y a 51 élus… Je ne vois pas où est le risque ou le danger pour notre territoire. Ce que je déplore, c’est qu’on ne fait pas les choix minimaux qui permettraient à cette île d’avoir un cap clair et d’avoir une projection cohérente et précise.
J’espère que les prochains élus départementaux vont très rapidement faire ce travail d’évolution institutionnelle et que pour la prochaine élection, on n’aura plus un processus en trois ou quatre temps. Cela permettra aux prochains candidats de se préparer à former des listes et un programme. Aujourd’hui, les binômes proposent des programmes que je trouve très bien mais qui ne sont pensés qu’à l’échelle de leur canton. Cela revient à imaginer la même piscine départementale pour chacun de ces cantons… Ce sont souvent les mêmes programmes démultipliés sur les 13 circonscriptions, ce n’est pas cohérent, alors que chaque liste, chaque groupe devrait réfléchir pour l’île entière, mais avec le système actuel on se l’interdit. À titre d’exemple, les candidats de Sada n’échangent pas avec les candidats de M’tsamboro, même s’ils sont du même parti…