Devenus de simples médiateurs sociaux avec la départementalisation, les ex-juges musulmans de Mayotte œuvrent auprès de la jeunesse et lors des conflits, dans le but d’apaiser les tensions. Mais alors que Mayotte fait face à une insécurité chronique, le conseil cadial peine à retrouver son influence, surtout auprès des jeunes, plus proches de la justice de droit commun.
Cadi Ahamada Ouirdane Chamassi passe un doigt précautionneux sur le vieux document jauni qu’il vient d’extirper de l’une de ses étagères. “Là, vous voyez, c’est un acte de naissance, en date de 1967. Vous avez encore écrit “Territoire des Comores”, dessus”, lit le représentant musulman la tête perdue plusieurs années en arrière, au milieu de ces vestiges de l’Histoire. Dans ce petit local loué par le conseil départemental, à deux pas de la mairie de Bandrélé, quelques piles d’archives témoignent encore du rôle central des cadis avant le passage progressif de Mayotte au statut de département. Tout à coup, un homme fait irruption dans la pièce, des boitiers dans les mains. C’est le mécanicien qui doit s’occuper du téléphone. “Avant, les bâtiments étaient délabrés, mais compte tenu de l’importance de notre travail, nous commençons à être mieux équipés”, souligne le cadi de Bandrélé, de retour en 2021.
Anciens juges musulmans aux fonctions administratives, civiles et religieuses, à la fois maires et notaires, en charge de l’héritage, de l’état civil, du mariage comme de la résolution des conflits, les cadis ont vu leur rôle s’effriter avec l’alignement progressif de Mayotte sur le droit commun. À leur grand dam, la départementalisation a achevé de les priver de leurs prérogatives officielles, au profit de la justice de la République, qui s’attire encore aujourd’hui la méfiance d’une partie de la population. Et dans ce tout nouveau département, où plus de la moitié des habitants ont moins de 18 ans, les cadis ont aussi perdu de leur influence auprès d’une jeunesse “en manque de repères”, estime Younoussa Abaine, le directeur de la médiation et de la cohésion sociale au conseil départemental.
“Consolider leur rôle dans la prévention éducative”
En effet, rares sont les jeunes qui voient encore le cadi comme une autorité de référence. Et si, parmi ceux que nous avons interrogés, certains regrettent ce juge de proximité qui avait le mérite de rappeler rapidement à l’ordre les délinquants dans les villages, beaucoup se contentent d’un haussement d’épaules dubitatif. “Le cadi ? On n’entend presque plus parler de lui, on voit les panneaux dans la rue. Mais c’est une autorité religieuse, cela ne peut pas fonctionner avec la laïcité ”, confie ainsi Farouk, un lycéen de Koungou. Hochements de têtes approbateurs de ses camarades .
Démodés, les cadis ? Pas de l’avis de Younoussa Abaine. “J’ai été choisi en 2016 par le président pour la mission de médiation sociale, il s’agissait d’installer un service composé des cadis et des maîtres coraniques et de consolider leur rôle dans la prévention éducative”, raconte-t-il. Car dans ce département en proie à une insécurité chronique et à une forte délinquance juvénile, redonner une place à cette autorité traditionnelle relève selon lui d’enjeux à la fois sécuritaires et institutionnels.
D’où la mise en place progressive de ce conseil cadial, consulté régulièrement par les différentes autorités de l’île, que ce soit l’agence régionale de santé, quand il s’agit de véhiculer les gestes barrières contre le coronavirus, ou encore la préfecture et le Département, quand des affrontements éclatent au sein des villages. “Si l’institution cadiale ne peut effectivement plus se prévaloir d’être une autorité juridique pour ses missions traditionnelles de médiation sociale et familiale, elle conserve une influence, un magistère moral important”, confirme le président du conseil départemental Soibahadine Ibrahim Ramadani. “L’aspiration collective des habitants à la sécurité appelle des réponses diversifiées et collectives, impliquant aussi bien les associations, les clubs que le rôle des cadis.”
Des fonctionnaires du conseil départemental
Pour qu’ils exercent au mieux leurs nouvelles fonctions, les 19 cadis de Mayotte (18 cadis et le Grand Cadi) passent désormais obligatoirement par une formation sur la laïcité, le diplôme universitaire “Valeurs de la République et religions”, délivré par le CUFR. Rémunérés entre 1.500 et 2.500 euros par le conseil départemental, ils occupent officiellement un poste de fonctionnaire, de catégorie C ou A (pour le Grand Cadi notamment), avec pour mission la médiation sociale. Par ailleurs, des conventions ont été signées entre certaines communes de l’île, comme Bandrélé, ou récemment Mamoudzou à la suite des Assises de la sécurité en novembre 2020, pour consolider leur rôle dans la prévention éducative.
“Ils nous ont pris toutes nos compétences”
“Nous travaillons de 7h à 15h30 environ, mais en réalité, notre travail n’est pas de rester dans les bureaux et nous portons un point d’honneur à être présent quand on nous appelle”, décrit le cadi Ahamada Ouirdane Chamassi. Avec son homologue de Sada, Mohamed Abdallah, ils mènent d’ailleurs des actions de sensibilisation auprès des élèves à chaque rentrée des classes un peu tendue. “Nous allons à 5h du matin aux arrêts de bus pour leur dire qu’ils doivent étudier pour leur avenir et non pas amener la bagarre à l’école”, se gargarise Mohamed Abdallah.
Même fierté du côté du cadi d’Acoua, Yahaya Lihadji, présent en octobre dernier pour calmer les tensions entre les habitants des villages de Miréréni et Combani. “Avec la départementalisation, ils nous ont pris toutes nos compétences. On nous a dit de nous contenter d’aller au travail, de dormir là, un point c’est tout. Aujourd’hui, ils voient le bénéfice du cadi”, se réjouit-il. Pour autant, l’avenir de l’institution cadiale est encore semé d’embûches. La première ? Préparer la relève. “J’ai peur que là où un cadi part à la retraite, il n’y ait pas d’embauche pour le remplacer. Certains s’occupent déjà de deux bureaux… C’est une façon de casser les cadis”, souffle Yahaya Lihadj le regard dans le vague. Comme blessé pour la seconde fois.