Alison Morano, anthropologue : « Il n’y a pas de profil type du délinquant à Mayotte »

En 2016, Alison Morano se penchait sur « la catégorie sociale des mineurs isolés à Mayotte », dans le cadre de son mémoire d’anthropologie sociale et ethnologie. Depuis, elle ne cesse de s’intéresser à la situation de la jeunesse du territoire. Et dans le cadre de ses recherches, elle est amenée à rencontrer des mineurs qui, exclus d’un point de vue social, ont sombré dans la délinquance.

Flash Infos : Qu’est-ce qui vous a poussée à traiter la condition sociale des mineurs à Mayotte ?

Alison Morano : J’ai d’abord travaillé sur les mineurs isolés, puis ceux non scolarisés. Et le point commun de ces deux situations était une exclusion à la fois sociale, scolaire, familiale, administrative… J’ai voulu faire de cette exclusion multiforme un fil rouge et petit à petit, j’ai été amenée à traiter de l’errance. Je me suis immergée dans différentes structures, de l’aide sociale à l’enfance aux associations, en œuvrant à la fois avec les jeunes non scolarisés et avec la protection de l’enfance.

Il y a plusieurs formes d’exclusion : familiale pour les mineurs isolés ; scolaire, qui est très importante ici et sur laquelle j’ai beaucoup travaillé ; l’exclusion administrative de ceux qui ne remplissent pas les conditions immédiates à l’obtention d’un titre et qui se retrouvent relégués dans un espace de précarité et d’incertitude ; ou l’exclusion sociale en général dans des conditions de vie très éloignées de ce qui pourrait être satisfaisant. Ces exclusions se recoupent, se rejoignent et il y a une porosité des frontières entre chacune qui fait qu’un mineur peut conjuguer toutes ces formes-là et se retrouver dans une vulnérabilité extrême.

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Crédit photo : Grégoire Mérot

L’exclusion familiale, le fait de ne pas avoir de cadre « contenant » est aussi un élément récurrent. Que les parents soient sur le territoire ou non d’ailleurs, cela ne désigne pas que les mineurs non accompagnés, ou mineurs isolés. L’absence de ce cadre rassurant, de schémas éducatifs adaptés est un élément déterminant, au même titre que l’influence des bandes, qui peut par exemple encourager les comportements violents ou addictifs. Il n’y a pas un seul élément constitutif dans le parcours de vie des mineurs, c’est vraiment un ensemble, une chaise d’exclusion en quelque sorte.

FI : Comment l’exclusion, quelle qu’elle soit, peut-elle encourager le passage à l’acte délictueux ?

A.M. : Au regard des observations que j’ai pu faire et à travers le recueil de différents témoignages, le sentiment général est que ces jeunes ne se sentent pas intégrés à la société. Eux-mêmes ont conscience qu’ils sont l’avenir de Mayotte, que c’est cette jeunesse qui construit le département, mais ils déplorent de n’avoir rien à faire. Même auprès des jeunes majeurs que j’ai rencontrés en prison, c’est le discours qui revient. Certains déplorent aussi de ne pas avoir eu d’affectation au sortir de la troisième, alors ils ne trouvent pas d’école et finissent par rejoindre les groupes de leur quartier. Et à côté de ça les conditions sont extrêmement précaires…

FI : Pourtant, tous les jeunes délinquants n’agissent pas dans une logique de survie…

A.M. : Quand je suis arrivée à Mayotte, en 2015, on entendait des gens dire qu’ils s’étaient fait cambrioler leur frigo par exemple. Aujourd’hui, je l’entends beaucoup moins. Est-ce qu’on ne le relève plus ou est-ce la délinquance qui a changé de forme ? Je pense très sincèrement que ces cinq dernières années, la délinquance s’est durcie. Au-delà de voler de la nourriture parce qu’on a faim, on en profite pour prendre un ordinateur. La précarité s’est aussi peut-être accentuée. Le chômage en tout cas est toujours le même, et c’est quelque chose qui revient beaucoup dans le discours des jeunes délinquants que j’ai rencontrés. Ceux en situation régulière n’ont pas de perspective d’emploi, de formation, d’accès à un avenir un peu plus pérenne. Certains me l’ont clairement dit : « Je n’ai rien à faire, il faut que je mange donc je dois aller voler ». Cela leur permet de vivre un peu plus longtemps avec un peu d’argent. Je pense que les raisons de cette délinquance sont les mêmes, mais que la forme s’est durcie. Le phénomène d’influences des bandes peut encourager une forme de délinquance plus dure.

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Crédit photo : Grégoire Mérot

FI : Ces jeunes perçoivent-ils le passage à l’acte comme une façon de se faire entendre, ou une forme de protestation envers les services publics ?

A.M. : En effet, et on le voit beaucoup en ce moment avec les caillassages d’ambulances, des forces de l’ordre ou de ce qui symbolise l’État. Je pense qu’il y a une forme de haine, de rancune pour cet État qui pour certains les a séparés de leurs parents, pour d’autres ne leur permet pas de s’insérer dans la société avec une situation administrative irrégulière. D’autres encore, malgré une situation régulière ou une nationalité française, ne parviennent pas à s’insérer sur le marché de l’emploi. De l’autre côté, une partie de la population se sent elle aussi abandonnée par un État jugé laxiste. Je pense que les pouvoirs publics essayent, en amenant plus de policiers notamment. Mais est-ce que la solution repose vraiment sur les forces de l’ordre, ou faut-il essayer de résoudre les soucis autrement, en commençant par la racine plutôt que par la manifestation du problème ? Sur le long terme, cela aura-t-il un impact signifiant ? Je ne saurais pas le dire. Je serais mal placée pour juger ce qui est mis en place, mais au regard du nombre de MJC sur le territoire, on peut se demander s’il n’y a pas quelque chose à proposer ne serait-ce qu’à ce niveau-là.

FI : Dans l’imaginaire populaire mahorais, la délinquance serait majoritairement le fait de personnes en situation irrégulière. Est-ce ce que vos recherches ont mis en avant ?

A.M. : Dans le cadre de mes travaux sur l’errance, j’ai rencontré plusieurs jeunes qui sont tombés dans la délinquance, certains en étaient déjà sortis, d’autres non. J’ai alors fait très attention aux amalgames : on entend souvent à Mayotte qu’insécurité = immigration. Je ne nie pas qu’effectivement, dans les groupes de jeunes errants ou délinquants, il y a des mineurs natifs ou originaires des Comores, mais dans une proportion tout à fait équivalente avec les mineurs natifs de Mayotte. Ce sont d’ailleurs les jeunes eux-mêmes qui m’ont très rapidement dit qu’il n’y avait pas que des Comoriens dans leurs bandes. Et effectivement, les chiffres officiels rejoignent ce discours-là. Après, quand on parle de « natif de Mayotte », on ne vérifie pas d’où viennent les parents, c’est aussi un paramètre à prendre en compte.

Ce qu’il faut souligner, c’est l’hétérogénéité des profils et la porosité des frontières entre les différentes formes d’exclusion. J’ai surtout rencontré des adolescents âgés de 13 à 18 ou 19 ans. Ils m’expliquent que dans les bandes, il n’y a pas d’homogénéité d’âge ou de situation sociale ou familiale. Ça va du petit au grand, de celui né sur le territoire à celui né aux Comores, vivant avec ou sans parents. C’est quelque chose qui revient beaucoup : il n’y a pas de profil type du délinquant ou de l’errant à Mayotte, ce sont les conditions qui font que. Même au niveau de la situation sociale ou familiale, il n’y a pas de point commun. Ils se retrouvent dans la même galère, mais c’est tout.

FI : Comment alors lutter contre ces formes d’exclusions ?

A.M. : Je pense que l’important, c’est déjà d’écouter les jeunes qui sont exclus ou en rupture. Ils ne se sentent pas écoutés, pas entendus. Il faudrait peut-être mettre en place des comités de quartier par exemple, dans lesquels les jeunes auraient leur mot à dire et où l’on pourrait s’intéresser à eux, se demander pourquoi ils agissent comme ça, quelles sont leurs envies, leurs projets. Leur donner la parole est quelque chose de primordial. Lorsque je termine un entretien avec un jeune, il arrive souvent qu’il me remercie de l’avoir écouté, de lui avoir posé des questions sur qui il est, ce qu’il veut devenir. Il faut aussi évidemment proposer un peu plus d’activités adaptées à différents âges, il n’y a pas que les terrains de foot qu’il faut mettre en avant. Il y a d’autres profils de jeunes qui aimeraient peut-être faire autre chose. Il faudrait aussi envisager que ces activités ne soient pas exclusives sur le plan administratif pour qu’elles soient accessibles au plus grand nombre. Pour les formations par exemple, c’est très difficile d’y accéder sans titre de séjour. Je ne veux pas focaliser sur ce genre de jeunes évidemment, mais je pense qu’à terme, le fait d’exclure administrativement une partie de la jeunesse peut devenir une source de colère et de ressentiment. Beaucoup d’entre eux sont nés ou ont grandi ici, donc leur exclusion crée une population assez révoltée. L’exclusion scolaire favorise également beaucoup le sentiment d’exclusion, de ne pas être intégré dans la société. Quand un jeune ne peut pas aller à l’école mais voit les autres le faire, ça crée une véritable barrière.

➕ Retrouvez l’intégralité du dossier consacré à la délinquance des mineurs.

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