Violences en Petite-Terre, Maître Elad Chakrina : “L’omerta ne fait pas avancer l’enquête”

L’avocat de Dzaoudzi-Labattoir a annoncé porter plainte contre X pour trouble à l’ordre public. Avec cette nouvelle procédure, il espère encourager les habitants à venir dénoncer les auteurs des violences. Entretien.

Flash Infos : Pourquoi la commune de Dzaoudzi-Labattoir a-t-elle décidé de porter plainte ?

Elad Chakrina : Dans cette affaire, il s’agit d’apporter une réponse très forte face aux drames survenus ce week-end. Nous parlons là de trois assassinats, et je pèse mes mots : il y a une différence avec un meurtre, condamné par trois ans de réclusion maximum. L’assassinat est au-dessus, ici nous parlons d’homicide en bande organisée avec armes, sans oublier bien sûr l’élément intentionnel. Ça, c’est la perpétuité, la prison à vie. Du jamais vu dans l’histoire de Mayotte ! Mais c’est un tel bouleversement, un tel drame ces trois personnes assassinées… Nous ne pouvons accepter cette loi du Talion. Nous assistons là à un cycle de vengeance, avec un premier assassinat d’un homme de 36 ans, puis la riposte par les personnes qui se disent proches de la première victime. Résultat : nous avons un déferlement en bande organisée, cagoule sur la tête, machette au poing, cinquante personnes qui s’avancent dans la rue avec un air menaçant et qui veulent en découdre. D’où la plainte pour atteinte à la paix publique déposée par Dzaoudzi-Labattoir, basée sur deux éléments : la participation à des attroupements délictueux et le trouble à l’ordre public. Et avec les deux circonstances aggravantes, les visages dissimulés et l’intention de donner la mort, les auteurs risquent cinq ans d’emprisonnement et 75.000 euros d’amende. Cette démarche de la commune est indépendante de celle des victimes. L’idée, c’est que ces attroupements ne peuvent rester impunis et qu’il faut une réponse pénale forte. Car ces déferlements, cela veut dire que le territoire n’est pas assez protégé. J’en parle en connaissance de cause : j’étais hier à la réunion publique de la mairie, j’ai entendu les témoignages. Une mère qui explique qu’une bande s’est attroupée devant sa maison car elle voulait exterminer son fils en pensant que c’était un responsable du premier mort… Cela ne laisse personne indifférent.

FI : Mayotte a mal vécu l’absence de réactions au niveau national dans les médias comme dans la sphère politique. Surtout au vu de l’émoi qu’a suscité la vidéo du jeune Yuriy, tabassé par une bande à Beaugrenelle, et qui a justement circulé à foison ce week-end sur les réseaux sociaux… Finalement, c’est par un tweet que Sébastien Lecornu, le ministre des Outre-mer, a annoncé l’envoi de deux pelotons de gendarmes mobiles et une task force de dix enquêteurs. Y a-t-il deux poids, deux mesures dans la réponse judiciaire ?

E. C. : Moi, je note une réactivité des autorités, en tout cas cette semaine. Certes, il y a pu y avoir une incompréhension face au manque de réactions au niveau national, nous n’avons pas entendu de mots de la part des autorités concernées. Mais par la suite, nous avons eu des actes, avec plus de gendarmes et plus d’enquêteurs. Ces renforts sont nécessaires pour le maintien de l’ordre. Après, vous parlez là de deux affaires dans deux espaces géographiques différents. L’une à Paris dans le 15ème arrondissement, où vous avez des caméras qui peuvent surveiller et permettre d’identifier les auteurs de cette violence physique, où vous avez aussi plus de moyens car il s’agit d’une zone police, une zone urbaine avec davantage de forces de l’ordre. Ajoutez à cela l’émoi très fort que vous mentionnez et qui a interpellé la sphère politique nationale, vous avez une pression qui permet de faire avancer l’enquête. À Mayotte non seulement, nous n’avons pas le même équipement, il n’y a pas de caméra pour identifier les auteurs de ces attroupements et de ces crimes. En plus, et c’est un point crucial : ici, nous vivons sous la loi du silence et la peur des représailles. Cette omerta est très préjudiciable pour la famille des victimes déjà, et pour l’ensemble de population de Mayotte. Car certains crimes restent alors impunis et cela envoie qui plus est un signal négatif pour les délinquants.

FI : Vous parlez de la peur des représailles. Justement, trop souvent, les Mahorais ont l’impression que lorsqu’ils dénoncent leurs agresseurs, ils les retrouvent dans la rue quelques jours plus tard… Les gardes à vue sont-elles trop courtes, les placements en détention trop rares ? Est-ce justement la faute de cette omerta, qui empêche les enquêteurs de réunir les preuves ?

E. C. : Une garde à vue dure 24h et peut être prolongée de 24h supplémentaires quand il y a des éléments nouveaux et qu’il faut approfondir l’audition. Les seuls cas où cela peut excéder ces délais concernent des affaires de terrorisme et je ne crois pas que cela ait déjà été le cas à Mayotte. Après la garde à vue, le prévenu est déféré devant le procureur qui transmet le dossier au juge d’instruction, qui va notifier l’individu de la mise en examen. Puis le juge des libertés et de la détention va prononcer ou non la détention provisoire en attendant le procès, en analysant les risques de pression sur les victimes, de fuite, ou de troubles à l’ordre public. Pour fonctionner, cette machine judiciaire a en effet besoin de preuves. Chaque élément est capital, que ce soit un témoignage, une vidéo qui peut démontrer que l’infraction a bien été commise. Tout cela facilite le travail des magistrats et la réparation devant la justice. Alors oui, on peut avoir l’impression que c’est peine perdue, ou que l’appareil judiciaire va trop lentement, que les résultats ne sont pas au rendez-vous… Quand l’administration est en sous-effectif, il devient difficile d’aller plus vite que la musique ! Je pense qu’à Mayotte notamment, il est important de miser sur les moyens humains. Cela veut dire plus de magistrats et plus de forces de l’ordre. Mais il faut aussi davantage de formation, pour former des policiers, des gendarmes et aussi des magistrats mahorais. Enfin, certains estiment aussi qu’il peut y avoir du laxisme dans la condamnation pénale. J’ai envie de vous dire : la justice a ses raisons que l’émotion ne connaît pas. Mais il faut garder en tête que la loi pénale est une loi souveraine qui s’applique sur l’ensemble du territoire national. Il ne peut pas y avoir de dérogation, mais ce que peuvent demander les Mahorais, c’est l’application stricte de la loi quand la peine est prévue pour une infraction. De quoi donner un signal fort, en somme. Dans l’affaire qui nous concerne aujourd’hui, le code pénal prévoit que les fauteurs de trouble encourent la perpétuité…

Pour répondre à la suite de votre question, en effet, ce qui fait défaut, ce qui ne fait pas avancer l’enquête, c’est cette omerta. Elle s’explique par la frilosité sur la question judiciaire, la peur de la vendetta, et aussi parfois car il peut y avoir l’implication d’un des leurs dans des actes délictuels. C’est pourquoi je crois dans le travail de médiation, que je porte aussi à travers le Conseil de quartier pour la sécurité de Mayotte (Cosem), pour non seulement prévenir les violences mais aussi identifier les poches de délinquance et faire remonter des informations à la gendarmerie pour interpeller les fauteurs de troubles. La médiation peut encourager ceux qui le souhaitent à dénoncer, mais pas forcément directement à la gendarmerie, plutôt à des personnes de proximité. D’où mon appel aujourd’hui à venir témoigner à la mairie. Ce travail de renseignement est capital pour dénoncer les délinquants. Et il a le mérite de soulager les familles qui vivaient dans la peur.

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