18/12/2009 – Entretien avec Gérard Rocamora, ornithologue

 

 

{xtypo_dropcap}M{/xtypo_dropcap}ayotte Hebdo : Pouvez-vous nous présenter le travail que vous avez effectué aux Seychelles pour restaurer les écosystèmes de plusieurs îlots ?

Gérard Rocamora : Aux Seychelles, on a plusieurs archipels avec de nombreuses îles et îlots. Le fait qu'elles soient de petite taille permet de les réhabiliter et de recréer les écosystèmes qui existaient autrefois, avant l'arrivée de l'Homme, pour en faire des sanctuaires naturels. Il y a des espèces qui ont été sauvées de l'extinction grâce à ces îlots, parce que les rats n'ont pas pu les coloniser et que les hommes n'ont pas pu s'y installer en permanence. Restaurer les écosystèmes permet de sauver des espèces, mais aussi de mettre en place un développement durable, en essayant de développer l'écotourisme et créer toute une activité autour de l'enjeu de la préservation des espèces.

Pendant 4 ans, ces opérations ont été financées pour un tiers par le Fonds français pour l'environnement mondial (FFEM), et par une trentaine de partenaires privés et parapublics. Entre autres, nous avons mené une opération d’éradication complète des rats sur l'île de Conception, de 69 hectares, ultime refuge de l’oiseau-lunettes des Seychelles, et sur l'île du Nord, une île privée de 200 hectares, où une première tentative s'était soldée par un échec en 2003, pour y transférer entre autres cette espèce très menacée qu’il fallait sauver de l’extinction.

 

MH : De quels prédateurs l'avez-vous sauvée ?

GR : Des rats et des chats. Sur les îles océaniques, il n'y a pratiquement pas de prédateurs naturels. Donc dès qu'on introduit des rats ou des chats, ça crée un très grave déséquilibre, un traumatisme dans l'écosystème, et les premiers à en pâtir sont les espèces endémiques, c'est-à-dire celles qu'on ne trouve que dans ces îles, puisqu'elles ne sont pas préparées à subir une telle agression, pression, compétition. Ce sont donc les premières à disparaître, ainsi que les oiseaux marins dont la plupart ne pondent qu'un seul œuf par nichée.

 

200 rats par hectare sur les îlots d'Hajangoua

 

MH : Comment procédez-vous pour éradiquer complètement les rats ?

GR : Sur des très petits îlots, comme on l'a fait à Mayotte sur l'îlot Pouhou, on le fait à la ratière. Sur cet îlot, on a ramassé 117 rats en 2005, sur 0,6 hectares. Sur l'île Anonyme aux Seychelles, qui est une île de 10 hectares très proche de l'aéroport de la grande île Mahé, qui est une source de rats permanente et d'où les rats peuvent nager, on a un système qui est actif toute l'année avec un distributeur d'appâts. Il n'y a plus de rats sur cette île, mais si d'aventure il y en a un qui arrive à nager jusque-là, il va manger le raticide dont les blocs sont changés toutes les 3 semaines environ. Ce type de système est nécessaire pour empêcher la réinfestation.

On peut aussi faire une opération manuelle, même dans une île qui fait 200 hectares, à condition qu'elle soit relativement plate, mais dans la pratique ça devient très vite compliqué avec le relief, c'est pourquoi pour des îles hautes de plus 40 hectares, on utilise l'hélicoptère avec un épandeur pour répandre du raticide et éliminer tous les rats jusqu’au dernier.

 

MH : Les doses de raticides ne sont-elles pas également dangereuses pour les autres espèces ?

GR : On fait bien sûr très attention, puisque l'utilisation indiscriminée et à tout va du raticide pourrait être dangereuse pour les autres animaux qui peuvent en souffrir. On n'a pas de mammifères non introduits autres que les chauves-souris aux Seychelles, mais on peut avoir des animaux qui se nourrissent de rats. Donc on fait très attention dans toutes les opérations que l'on mène : s'il y a le moindre risque pour les espèces natives endémiques, on sauvegarde une partie de sa population en les mettant en captivité pendant un ou deux mois. On ne fait pas ça n'importe comment, mais c'est vrai que le raticide est un outil intéressant parce que ça permet d'avoir un impact très rapide sur les populations de rats.

 

MH : Et même si certaines espèces déclinent, après la dératisation elles repartent de plus belle…

GR : Oui, il y a quelques espèces qui peuvent décliner parce qu'elles auront consommé du raticide en grande quantité, comme la poule d'eau sur l'île du Nord. Il y a eu une diminution des effectifs, mais maintenant il y en a deux fois plus qu'avant. Pareil pour les lézards qui ne sont normalement pas très sensibles au raticide, qui est un anticoagulant, mais ils se nourrissent d'insectes comme les blattes qui peuvent consommer du raticide. Il peut y avoir des problèmes avec les reptiles, et on a observé une mortalité limitée de lézards sur certaines îles dératisées. Mais un à deux ans après, on constate des niveaux nettement supérieurs aux niveaux initiaux, puisque les rats ont aussi un impact sur ces animaux.

 

MH : A Mayotte, il y avait déjà eu une opération de dératisation sur les îlots d'Hajangoua en 2005, financée par la Daf. Combien de rats aviez-vous tué ?

GR : Probablement plus de 1.500 au total sur 7,5 hectares, à raison d’environ 200 rats par hectare. On s'était ensuite assuré qu'il n'y avait plus de rats en y retournant 6 mois plus tard. Malheureusement, en 2008, dans le cadre d'une autre mission de la Daf menée par Soufou Saïd, aujourd’hui agent technique à la réserve naturelle de M'bouzi, on a retrouvé à nouveau les rats sur tous les îlots.

 

"Les rats peuvent être amenés par les pêcheurs ou les plaisanciers, ou alors en flottant sur des débris, voire venir à la nage"

 

MH : D'où viennent ces rats ?

GR : Ils peuvent venir dans des pirogues. Un ancien responsable de la Brigade nature m'a confirmé qu'en contrôlant les pirogues de pêcheurs, il y avait vu plusieurs fois des rats. L'accès aux îlots n'est malheureusement pas contrôlé et il y a des gens qui débarquent à toute heure du jour et de la nuit. Il suffit d'une rate "pleine" qui débarque pour engendrer toute une colonie. Ils peuvent être amenés par les pêcheurs ou les plaisanciers, ou alors en flottant sur des débris, voire venir à la nage, mais M'bouzi est quand même à plus de 2 km. En Nouvelle-Zélande, on a pu montrer qu'il y avait des rats qui nageaient sur des distances de 850 mètres en mer. Il est vraisemblable qu’ils puissent nager sur des distances plus longues dans un lagon, et empêcher leur réinvasion représente donc un défi. On apprend au fur et à mesure de ce qu'on fait.

La perspective d'éradiquer complètement les rats sur ces îlots est attestée. On vient de le faire désormais avec les agents de la réserve pour le compte du Conservatoire du littoral pour l'îlot Gombé Ndroumé, le gros rocher au Nord-Ouest de Petite Terre. J’ai visité avec Soufou Saïd tous les îlots de Mayotte en 2004, y compris celui-là où il n'y a pourtant pas de plages, et on a trouvé des rats partout. Certes il y a des rats et des humains dans l’archipel des Comores depuis 1.000 ans environ, mais dans les archipels des Seychelles par exemple, il y a des îles qui sont restées sans rats jusqu’à aujourd'hui. Ici, avec le lagon, on est dans une situation différente, mais on espère parvenir à les éradiquer sur certains îlots, et à défaut empêcher leur pullulation dans les plus grands, car c'est très important.

 

MH : Pourquoi faut-il dératiser les îlots de Mayotte ?

GR : Mayotte est à 400 km du groupe d’Aldabra qui est un haut lieu de nidification d'oiseaux marins. Ils nichent surtout dans des îles sans rats, sauf pour les plus grands comme les fous par exemple. Pourquoi est-ce qu'il n'y a pas ou aussi peu d'oiseaux marins à Mayotte ? D'abord parce qu'il y a des rats sur tous les îlots. Les rats mangent les œufs, les oisillons, les adultes, ils mangent tout. Le rat est un prédateur terrible.

La deuxième raison, c'est qu'il y a une fréquentation très importante : même s'il n'y a pas de rats, il y a des gens qui dérangent ou braconnent les oiseaux. La fréquentation humaine incontrôlée et la prédation par l'homme empêchent les oiseaux marins de venir nicher. Pour l'îlot Gombé qui est difficile d'accès et où nous espérons avoir maintenant éradiqué les rats, on espère que le nombre d'oiseaux marins va augmenter. On a pu se rendre compte que sur d’autres îlots dératisés en 2005, il y a aujourd'hui beaucoup plus de phaétons à bec jaune (appelés aussi paille-en-queue), malgré le braconnage.

Il y a aussi un problème de santé publique : à partir du moment où on a des gens qui travaillent ou vivent sur ces îles, que ce soit du personnel de réserve ou autre, on ne peut pas les laisser vivre en promiscuité avec des animaux qui peuvent transmettre l'hépatite ou la leptospirose. C'est un souci qui explique qu'il faut un contrôle des populations de rats.

 

Sur l'îlot M'bouzi, les rats pullulent et se nourrissent de la nourriture apportée pour les makis par Terre d'asile

 

MH : Vous avez également travaillé sur l'îlot M'bouzi ?

GR : Avec l'équipe de la réserve, on a déjà regardé quelle était l'abondance des rats dans différents milieux : forêt sèche, forêt secondaire mixte dégradée et une zone où les makis apportés par l'association Terre d'asile sont concentrés. C'est bien sûr dans cette dernière zone qu'ils sont les plus nombreux. Ils profitent indiscutablement de la nourriture qui est apportée aux makis, comme nous avons pu le documenter. C'est une situation particulière…

Après 7 nuits de piégeage, on avait encore un tiers des ratières occupées, ce qui est très inhabituel. On a donc une très forte densité qu'on a du mal à évaluer puisque les rats ne réagissent pas comme dans les endroits où ils n'ont pas d'accès facile à la nourriture. Un rat ne rentre pas toujours de gaieté de cœur dans un endroit inconnu comme une ratière. C'est un animal intelligent : s'il a un accès facile à la nourriture et deux repas par jour, il préférera éviter de rentrer dans les pièges.

 

MH : Combien en avez-vous capturés ?

GR : On en a piégé près de 300 avec 60 ratières actives en moyenne chaque nuit, dont les deux tiers ont été pris dans la zone où il y a les makis. On ne les a pas tous éliminés, mais les collègues de la réserve sont là pour prendre le relais. On réfléchit à un protocole qui sera peut-être un peu plus facile d'emploi que la ratière qui a un certain nombre de limites. Beaucoup de nos ratières ont été fermées par des bernard-l'ermite et certains makis ont appris à fermer nos ratières en cherchant à retirer et à manger les appâts que l’on y mettait. On pourrait peut-être aussi utiliser le raticide.

Les rates ont été ouvertes pour compter le nombre d'embryons et savoir si cet apport de nourriture favorise la reproduction, ce qui semble être le cas. Je n'ai pas encore analysé les données, mais la différence est très nette entre les rats qui sont dans la forêt sèche, où il n'y en a que quelques-unes qui sont "pleines", et la zone où ils récupèrent la nourriture des makis où il y en a beaucoup plus et avec plus d’embryons en moyenne.

 

"Partout dans le monde, la protection des espaces et des espèces tend à devenir une problématique d'insularité"

 

MH : La restauration des écosystèmes peut-elle se faire à plus grande échelle, sur de grandes îles qui ont une forte densité de population ?

GR : Oui. Tout le défi est là : on sait le faire sur les petites îles, on a pu le démontrer aux Seychelles ou à Maurice. On aimerait lancer un projet régional de restauration des petites îles avec des pays en pointe comme Maurice, Rodrigues, les Seychelles et les Taaf qui gèrent les îles Eparses. Ce sont des pays en pointe que j'aimerais voir à la tête de ce projet, mais sans oublier des pays comme Mayotte, les Comores, Madagascar, qui ont des problèmes qui sont différents, avec moins d'espèces sensibles au rat, mais quand même des problématiques d'écosystèmes très menacés par les espèces exotiques envahissantes et qui sont à restaurer.

Par exemple pour M'bouzi, qui est un haut lieu de la forêt sèche, même s'il n’en reste que sur une petite partie de l’îlot, il serait bon d’augmenter la superficie de cette forêt. Il y a des oiseaux comme le foudi de Mayotte par exemple qui sont typiques de cette forêt sèche.

La restauration d'écosystèmes est quelque chose de complexe. Ce n'est pas toujours de la restauration complète, on parle aussi de réhabilitation, c'est-à-dire une restauration partielle qui permet à l'écosystème de fonctionner suffisamment bien, sans pouvoir revenir à la situation préalable à la dégradation opérée par l'homme, que souvent on ne connaît pas d'ailleurs.

Pour ce qui est des rats, on peut adapter certaines méthodes aux grandes îles : on ne parle plus d'éradication mais de contrôle des rats. Cela se fait à la Réunion, à Maurice ou aux Seychelles, où les densités de rats sont contrôlées sur des zones de plusieurs dizaines d'hectares de milieux naturels.

Cela peut concerner des zones qui correspondent à des réserves forestières et dans ce cas c'est un peu comme une "île biologique" dans une île plus grande mais très dégradée. La protection des espaces et des espèces, partout dans le monde, tend à devenir une problématique d'insularité, y compris sur les continents, parce que les habitats naturels se réduisent comme peau de chagrin.

A Mayotte, la forêt humide se réduit aux sommets et il serait bon qu'on ait plusieurs réserves naturelles autour de ces sommets pour préserver le peu qu'il en reste, ces 5.000 hectares environ de forêt naturelle, pour empêcher qu'ils soient continuellement dégradés par le défrichage, notamment pour la sauvegarde du drongo de Mayotte, oiseau endémique menacé, qui n'existe nulle part ailleurs.

 

Propos recueillis par Julien Perrot

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