Le Monsieur chiffres de Mayotte fait son bilan

Quand il est arrivé, la connaissance démographique du territoire n’en était qu’à ses balbutiements. Mais en sept ans passés à la tête de l’Insee à Mayotte, Jamel Mekkaoui a permis de livrer à la population et aux institutions des données économiques et sociales capitales à la compréhension de Mayotte, d’autant plus lorsqu’il s’agit d’y construire une politique de développement. Aujourd’hui, le Monsieur chiffres de l’île s’envole pour La Réunion, où un nouveau poste de responsable de la division études l’attend. Entretien.

Flash Infos : Au moment de votre arrivée, il y a sept ans, presque aucune étude démographique, économique et sociale n’avait été menée à Mayotte. Pourquoi ces statistiques, qui permettent d’orienter les politiques publiques, sont-elles arrivées si tardivement ?

Jamel Mekkaoui : Quand nous sommes arrivés, le système n’était pas convergent et il était très éloigné de ce qu’on connaissait. Par exemple, on ne savait pas combien de personnes décédaient chaque année, c’était assez extraordinaire. Les premières statistiques sur les décès, on les a faites en 2016 ! Mais c’est aujourd’hui un système complètement équivalent à la métropole, et c’est aussi pour ça qu’on réussit à avoir des statistiques de décès sur le Covid-19. Mais on fait des recensements à Mayotte depuis les années 50, donc les chiffres du recensement par exemple, on en dispose depuis très longtemps. Nous, on s’est posé la question de l’ancrage de ces chiffres dans le territoire. Je crois qu’à une époque, on n’a pas su ou pas pu mettre en avant ces données-là. Mais la départementalisation a bien accéléré les choses et aujourd’hui l’Insee est au centre de l’échiquier du débat public, mais ça n’a pas été évident. Il a fallu être pertinent, être écouté, et c’est le fruit d’un travail minutieux. On a monté beaucoup de partenariats avec les acteurs locaux, malgré cette polémique éternelle du recensement.

FI : En effet, en 2017, l’Insee recensait 256.500 habitants sur l’île. Pourquoi ce chiffre est-il tant remis en question ?

J. M. : Pour moi, c’est un débat qui est clos. On entend souvent que le résultat n’est pas bon, mais tous les arguments techniques mis en avant en ce sens nous donnent plutôt raison. On nous disait souvent qu’il y avait forcément plus de monde du fait, par exemple, de la consommation de riz, nettement supérieure à la métropole. Sauf que cela corrobore nos résultats : si on divise la consommation ou l’importation de riz par la population de Mayotte, on arrive à 80 kilos par personne et par an, ce qui correspond exactement à ce qui est mesuré par l’ONU aux Comores. S’il y avait vraiment deux fois plus de population, ça se verrait dans les statistiques qui manqueraient de cohérence. Autre exemple, on se situe en moyenne entre quatre et cinq enfants par femme. S’il y avait beaucoup plus de population, forcément que les 10.000 naissances aboutiraient à un taux de fécondité inférieur, ce qui nous donnerait deux ou trois enfants par femme. Ce qui ne correspond pas du tout à la réalité du territoire. D’autre part, quand je suis arrivé il y avait déjà une polémique très forte autour du recensement, alors nous nous sommes attachés à associer très fortement les communes pour ne pas retomber dans les mêmes polémiques. Mais aujourd’hui, nous pouvons affirmer avec certitude que le chiffre est bon.

FI : Quelle méthode avait alors utilisé l’Insee pour procéder à ce recensement ?

J. M. : On a mis des moyens bien supérieurs à ce qui se fait en métropole, puisqu’on avait un budget d’1,7 million d’euros. C’est énorme pour ce genre de travail. Nous avons ratissé et cartographié tout le territoire et ses logements pendant six mois puis on a soumis notre expertise aux mairies pour qu’ils nous donnent leur avis. Après, on a embauché 600 agents (alors que l’Insee en compte une vingtaine au total en temps normal, ndlr) sur le terrain qui généralement étaient issus des quartiers ou des villages considérés par la collecte afin de recenser tous les logements : on estime à 2 ou 3 % ceux qui n’ont pas été recensés. En fait, je crois que la contestation de ce chiffre est si forte à Mayotte, que même si nous avions recensé 400.000 habitants, on nous aurait dit qu’il y en a en réalité 600.000… Derrière cela, ce qui est ennuyeux, c’est cette idée qu’on est une forme de cabinet noir qui sous-estimerait volontairement les chiffres pour défavoriser le territoire. À cela, je tiens à répondre que nous sommes totalement indépendants, et on n’est d’ailleurs pas toujours suivis par les services de l’État.

FI : Pourquoi entend-t-on fréquemment parler de 400.000 habitants à Mayotte ? Un chiffre qu’avance souvent le député Mansour Kamardine, pour ne citer que lui…

J. M. : C’est un consensus local, et un argument politique puisque le recensement sert aussi à adapter les politiques publiques aux réalités du territoire. Et aujourd’hui, quand on voit les investissements, ils n’arrivent pas à suivre puisqu’ils reposent sur des données qui ne tiennent pas compte de la croissance démographique, puisque la population a doublé en 20 ans… C’est aussi une façon de dire qu’on n’arrive pas à gérer la population parce qu’elle est mal comptée, ce qui n’est pas le cas.

FI : Le prochain recensement n’aura lieu qu’en 2026. Pourquoi ? À la vitesse où la population mahoraise grandit, les six ans de carence à venir ne risquent-ils pas justement d’influencer dans le mauvais sens les politiques publiques ?

J. M. : Jusque-là, nous procédions à un recensement exhaustif tous les cinq ans. Mais les élus ont souhaité que le dispositif converge vers la méthode nationale qui consiste elle à recenser une partie du territoire chaque année pour tout cumuler au bout de cinq ans pour avoir un recensement total. Or, il a fallu envisager une méthode adaptée à Mayotte. Une première campagne va débuter l’année prochaine, puis les autres les années suivantes. La conséquence inévitable, c’est en effet l’absence de données issues du recensement jusqu’en 2026. Mais on s’est assuré qu’il n’y ait pas de sous-estimation de la population d’ici là puisque c’est un enjeu très fort. Concernant la prochaine campagne, beaucoup de moyens techniques ont été mis en place, avec des ingénieurs de très haut niveau pour que la méthodologie puisse répondre aux exigences nationales, tout en prenant en compte les particularités de ce territoire, qui y compris au niveau des statistiques, ne ressemblent à aucun autre en France.

FI : L’une des particularités du territoire est son taux de pauvreté et d’insalubrité. D’ailleurs, les villages identifiés comme les plus précaires semblent être les plus marqués par les émeutes ou les agressions…

J. M. : Tsoundzou est l’un des villages les plus défavorisés de Mamoudzou, Kahani compte la part de logements en tole la plus importante de l’île. C’est difficile de faire une corrélation, mais cela ne semble pas être une coïncidence. On observe une spatialisation assez forte de la pauvreté. Cela est dû d’abord au fait que certains villages soient plus ou moins attractifs aux populations étrangères, et le lien entre pauvreté et flux migratoire me semble assez évident. On voit au cours des dernières années qu’il y a eu des arrivées nombreuses des populations étrangères, et dans le même temps, il y a un départ tout aussi massif des natifs de Mayotte qui vont s’installer en métropole ou à La Réunion. Donc assez mécaniquement, l’arrivée de populations pauvres et le départ de celles qui le sont moins conduisent au maintien du territoire dans une forme de paupérisation, majoritairement à Mamoudzou, Koungou et Dembéni. Parallèlement, on remarque qu’il n’y a « que » 15 % d’étrangers à M’tsamboro et Bouéni. Cela reste deux fois et demi plus grand que la moyenne nationale, mais pour Mayotte c’est très faible.

FI : Finalement en sept ans, dans quel domaine relevez-vous les évolutions statistiques les plus significatives ?

J. M. : Le constat qu’on fait de manière globale, c’est que les cinq dernières années sont marquées par assez peu de convergence dans le modèle économique et social, puisque les indicateurs sociaux et démographiques ont assez peu évolué : une personne sur deux étrangère, 40 % de logements en tôle, et 30 % sans eau, un taux de pauvreté qui même s’il a baissé reste assez important puisque 77 % de la population vit encore sous le seuil de pauvreté métropolitain. Et ça, on remarque que ça ne bouge pas, ou peu. L’élément qui a beaucoup changé en revanche, c’est qu’entre 2003 et 2014, on était entre 7.000 et 7.500 naissances par an à Mayotte. Depuis 2015, on est passé à 9.000 et ça continue de monter. Aujourd’hui, on est sur un territoire qui avoisine les 10.000 naissances, et ça, ça change beaucoup de choses. Ça veut dire qu’on est dans un territoire où les politiques de maîtrise de la fécondité ont été très efficaces dans les années passées, mais on voit qu’elles sont moins efficientes aujourd’hui. Mais tout ça, je vais continuer de l’observer depuis La Réunion, où j’aurais toujours la responsabilité de contribuer à la réalisation des études sur Mayotte. J’y suis très attentif, car c’est un territoire si particulier…

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