Entre 2014 et 2017, une équipe de passeurs à Mayotte a mis en place un business pour acheminer des clandestins des Comores à l’îlot Mtsamboro, puis de l’îlot aux côtes mahoraises. Et les passagers apprenaient au dernier moment qu’ils devaient payer les deux traversées….
Il avance les mains dans les poches de son grand pantalon de costume noir trop large, ses lunettes de soleil teintées de rose vissées sur le haut de son crâne. Avec sa chemise blanche assortie à ses escarpins, on pourrait presque croire que l’homme s’est mis sur son 31 pour adoucir les juges. Mais la dégaine, nonchalante, le trahit. “En garde à vue, vous avez déclaré toucher 1.500 euros par mois grâce à vos activités, que déclarez-vous aujourd’hui ?”, l’interroge la magistrate. L’homme baragouine un peu, hausse les épaules et se tapote la tête d’un air de dire : “je sais pas”. L’interprète traduit. Au suivant.
Toute la matinée, c’est peu ou prou le même sketch qui se joue, ce mercredi, au Tribunal judiciaire de Mamoudzou. Les cinq prévenus, appelés tour à tour à la barre, bottent en touche, évitent les questions, se contredisent, tandis que la juge tente de déterminer le rôle des uns et des autres dans cette nouvelle affaire de passeurs. Mais ceux-là jouent dans la cour des grands. Leur ‘‘petit’’ business, actif de 2014 à 2017, aura permis le transport de quelque 1.200 clandestins depuis les Comores voisines à Handrema, au nord de Mayotte, pour un butin total de 240.000 euros. Pas mal pour un job d’appoint. L’un des prévenus, supposé être le cerveau de la bande, aurait même touché 8.000 euros certains mois, une somme toutefois contredite par la défense.
Un stratagème lucratif
Pour faire tourner leur petite affaire, l’équipe avait mis en place une mécanique bien huilée. En lien avec des passeurs d’Anjouan, ils acheminaient depuis les Comores des clandestins jusqu’à Mayotte. Enfin… pas exactement. La première barque, payée par les migrants ou leurs proches aux passeurs anjouanais s’échouait sur les plages de l’îlot Mtsamboro. Les passagers, déjà éprouvés par la rudesse de la traversée, n’étaient alors pas au bout de leur peine, puisqu’ils devaient embarquer dans un second bateau, direction la pointe Handrema. Là, ils étaient retenus par les prévenus, qui ne les libéraient qu’après d’âpres négociations pour obtenir le paiement de leur traversée. Un stratagème plutôt lucratif, mais qui leur vaut aujourd’hui d’être également accusés d’enlèvement et séquestration, en plus de l’aide à l’entrée et au séjour de personnes en situation irrégulière…
C’est un habitant de Mayotte, qui, devant la rançon demandée pour récupérer son frère et sa mère, dénonce le réseau aux forces de l’ordre. Et la mise sur écoute de l’un des passeurs, couplée à une surveillance assidue, révèlent alors l’étendue des faits. Dans les échanges téléphoniques, les passagers clandestins deviennent des “colis”, les kwassas des “voitures”, et un lexique coloré de fruits tropicaux finit de compléter le tableau. Autant d’éléments qui prouvent, selon le ministère public, “la connaissance et un mépris de la législation française motivé par l’appât du gain” et l’existence d’un critère de bande organisée.
Mayotte, “cimetière marin”
“Ce qui est difficile, d’habitude, dans ce genre d’affaire, c’est que l’on ne retrouve souvent que des petites mains. Or, ce dossier-là est impressionnant, car l’on s’attaque à un réseau constitué. Les prévenus l’ont mis en place pour pouvoir vivre de manière pérenne et très lucrative d’un commerce morbide”, a-t-il avancé. Il faut dire que l’affaire aurait pu se résumer à ces quelques sommes – certes faramineuses -, et ce caractère organisé, si ce n’était pour le naufrage d’un des kwassas. Ce jour de novembre 2017, trois personnes perdent la vie, dont deux enfants, et trois sont portées disparues. Le sixième prévenu, qui est visé par un mandat d’arrêt et ne s’est pas présenté à l’audience, est donc aussi accusé d’homicide involontaire. “Les fonds de l’eau à Mayotte sont transformés en cité mortuaire, en cimetière marin, à cause de ces individus qui non seulement ne respectent pas la loi mais qui exploitent la misère humaine”, a encore attaqué le substitut du procureur, en demandant une sévérité de la peine proportionnelle à la gravité des faits : quatre ans de prison pour les quatre premiers prévenus ainsi qu’une interdiction du territoire français pour cinq ans, et six ans d’emprisonnement pour le chef de la bande.
Le juteux business de l’immigration
Bien entendu, les avocats de la défense ne l’entendent pas de cette oreille. Leur principal argument ? La géographie. “Est-ce que l’îlot Mtsamboro est une entité comorienne ? À écouter le ministère public, on dirait presque que l’on remettrait en question l’appartenance de cet îlot à la France”, lance Maître Ibrahim. D’après lui, il n’y a guère de différence entre les faits rapportés aujourd’hui, et les autres arrivées de kwassas sur les plages du sud de l’île. “Ces gens-là sont aussi ramenés dans les différents villages de Mayotte et on ne qualifie pas cela d’aide au séjour et à l’entrée irrégulière”, déroule l’avocat. Les prévenus avaient un business ? Les taxis aussi, expose-t-il en substance. Et même la préfecture avec les titres de séjour ; ou encore les associations “largement subventionnées”, rajoute Maître Andjilani, lui aussi conseil de certains des prévenus. “Je veux bien qu’on discute de ce business lucratif. Si ce n’était pas un business pour tout le monde, on aurait arrêté l’immigration”, tacle encore Maître Ibrahim. Bien tenté, mais sa défense ne suffira pas à adoucir le jugement, plus sévère même que les réquisitions du parquet. Le chef de bande et le pilote absent à son audience écopent de six ans, et les autres prévenus de quatre ans d’emprisonnement avec mandat de dépôt de trois ans. Une peine assortie pour tous de l’interdiction de territoire français pendant cinq ans.
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