Amical, politique, pédagogique, sportif ou encore électoral, mais toujours festif : à mayotte, le voulé se consomme à toutes les sauces. Mais si l’évènement est courant, pour ne pas dire obligatoire, peu savent à quand il remonte et quelles sont ses racines.
Il y a dans le regard de Saïd une satisfaction toute particulière. Il est 9h30 heures ce dimanche-là à Bambo Est. Avec sa longue plage et son vaste espace ombragé de palmiers, le lieu se prête particulièrement bien à la tradition du voulé. Nombreux sont ceux qui viennent ainsi y passer la journée. Saïd est de ceux-là. À 25 ans, l’homme est satisfait du travail effectué. Avec, Hamada, son acolyte du jour, il se sont rendus plus tôt que le reste du groupe sur la plage. Objectif : commencer à préparer les festivités. « Moi je ne vais pas m’enjailler le samedi soir », rigole-t-il, justifiant ainsi sa présence sur les lieux plus matinale que celle de ses comparses à venir. Et de poursuivre : « J’aime me lever tôt et préparer la journée. Ça c’est mon truc. On est bien là, au calme, à s’activer doucement. » S’activer doucement ? « Trouver un endroit sympa, aller chercher du bois, remettre en place quelques galets pour le foyer, en installer un deuxième, et puis me poser en attendant que les autres arrivent. Après tu vois, je me repose face à la mer, et j’attends que ça commence. » Pendant ce temps, Hamada est parti au village acheter une caisse de mabawas, « au cas où ils arriveraient plus tard que prévu. Quand on se lève tôt, on a faim plus tôt. Au moins on pourra faire un tchak en attendant. » Sur les coups de 11h, le reste de la troupe commencera à arriver. En tout, une dizaine d’amis, chacun apportant sa contribution : des cuisses de poulet que deux d’entre eux préparent dans une marmite, quelques brochettes pour un autre, du manioc et du fruit à pain que l’on pose dans la braise pour ceux-ci, des ustensiles ici, une grille oubliée remplacée par une autre empruntée au voulé voisin. Musique, préparation, jus divers et quelques bières ou verres de vin en cubi pour les moins attachés à la tradition religieuse. Sur le reste de la plage, à une dizaine de mètres les uns des autres, de nombreux groupes préparent eux aussi les festivités de la journée dans un mélange de musiques raggae, zouk, d’afro trap, de rap, et parfois aussi de musique plus traditionnelle. Objectif : se détendre et partager un moment « ouvoimoja ». Le voulé, c’est en effet une de ces habitudes de vie à la mahoraise, où l’opulence se discute à la convivialité.
C’est aussi « L’occasion de se retrouver » pour Mariama, à peine revenue de métropole et qui profite ici de son premier barbecue sur son île natale depuis deux ans. « C’est une des choses que j’attendais le plus depuis mon retour, la semaine dernière », assure-t-elle. Pourquoi ? « Pour l’esprit de convivialité ! On est là, on grignote, on rigole. Il y a des jeunes entre eux, des familles, des enfants qui se baignent. On discute toujours avec des gens nouveaux dans les voulés. » Une des particularités du voulé ? « Peut-être. Il est vrai qu’en métropole, les pique-niques sont plus isolés, les gens les pratiquent plutôt en groupe, à l’écart, sans forcément se mélanger. Mais ce n’est pas vrai partout non plus, alors je dirai plutôt que les voulés traduisent la mentalité mahoraise. On n’aime pas trop être seuls ! », rigole-t-elle avant de prendre dans ses bras une amie qu’elle vient justement de retrouver par hasard et qui participe elle aussi… à un voulé à 50 mètres de là.
L’ART DE LA SIMPLICITÉ
« Le voulé, c’est avant tout la manière la plus simple de manger », explique Alain-Kamal Martial, chercheur en littérature, auteur, et à la tête de la Direction départementale du livre, qui poursuit : « Cet aspect-là n’est pas à négliger. À la mer vous avez du poisson, à la rivière vous avez des crevettes, partout où vous êtes, vous trouvez une petite bête à manger, une banane à mettre sur le grill. La grillade, c’est vraiment le moyen le plus élémentaire de se nourrir. Il n’y a pas besoin d’eau, de casseroles, etc. Partout où on se trouve on peut faire un voulé. Même les enfants peuvent en faire un. C’est une pratique très simpliste, une habitude, un réflexe. C’est quelque chose que l’on fait sans même y réfléchir. » Et bien que l’art de la grillade soit partagé et apprécié partout dans le monde, cette simplicité serait, selon Alain-Kamal Martial, propre à Mayotte. Il le constate : « Je suis allé au Mozambique, en Tanzanie, un peu partout, et l’expression du voulé telle qu’on le connait à Mayotte, je ne l’ai pas retrouvé. Il y a des grillades bien sûr, mais ce n’est pas comme le voulé comme nous le concevons ici, avec la banane sur la braise et cette connotation de grillade à tout moment, sans même se concerter. Cette simplicité est typique d’ici. »
LIBERTÉ, LIBERTÉ CHÉRIE
Une simplicité typique donc, mais aussi une grande liberté. Il l’explique : « Le voulé se fait vraiment en dehors de la maison. On quitte la société quelques heures pour aller faire quelque chose ailleurs. C’est aussi pour ça qu’il s’est ancré : il n’est associé à aucune règle de la société. Les gens se trouvaient un lieu un peu caché, loin des vues de la société, et faisaient un voulé. » Une manière d’échapper aux règles, donc, qui a pu valoir à la pratique une mauvaise réputation à un moment. « Le voulé n’a pas toujours eu la réputation sympathique dont il jouit aujourd’hui », rappelle Alain-Kamal Martial. En cause : on ne se dissimule pas toujours des regards pour simplement méditer : « Les consommateurs de vin de palme, par exemple, organisaient des voulés pour pouvoir en boire. Il a donc aussi été associé à l’alcool, puis à un certain vagabondage et aux marginaux, parce que pour faire un voulé, certains volaient un cabri ou un poulet qui trainait dans le village. »
Mais cette mauvaise réputation s’est finalement effacée avec le temps et la récupération politique qui en est faite. Car lorsqu’il s’agit de rassembler les gens pour leur faire passer un message, comme ailleurs sur la planète, leurs habitudes sont le meilleur des vecteurs. En l’occurrence, « le voulé est devenu une sorte d’appât pour attirer les gens, leur parler et faire passer des idées. Lors d’un voulé, on est en amitié, en complicité. On se fait plus confiance. Comme partout, s’asseoir et partager à manger est un signe de confiance. À partir de là, le voulé a commencé à être légitimé comme un moyen de socialisation normale. » Légitimité et aujourd’hui encore bien pratique pour sensibiliser et faire passer un message : nombre de voulés sont encore organisés à l’aube de telle ou telle élections, lors de campagne de sensibilisation de telle ou telle institution, ou tout simplement pour faire connaître telle ou telle opération ou association.
DES ORIGINES ANCESTRALES
Mais, à l’instar d’autres traditions de pique-niques dans le monde, difficile de dater avec précision la naissance de ce plaisir simple et champêtre qu’est de manger en extérieur sans chichi. Toutefois, sans en connaître l’origine, tout le monde sur l’île a toujours connu la pratique. Yazidou Maandhui, écrivain, se rappelle ainsi des « festas », adaptées du terme « fiesta », « des pique-niques organisés après avoir cotisé et réservés à des grandes occasions, comme la « bonne année », explique-t-il en poursuivant : « Dans la société traditionnelle, l’oisiveté n’était pas très bien vue. Aller faire la fête tous les week-ends n’avait aucun sens. Ce qui explique que les voulés concernaient des évènements particuliers. » Ainsi, « souvent, les adolescents qui avaient leur banga étaient des adeptes du voulé. » Le voulé en tant que pratique liée à un moment de pure convivialité, serait donc contemporaine.
C’est une piste que soulève Mlaili Condro, linguiste et sémioticien. Mais attention, comme nous l’avons dit, il ne s’agit là que de son aspect convivial et de détente. Une conception assez récente : « Il s’est transformé en loisir avec l’arrivée des wazungus à Mayotte. De la même manière, le voulé s’est délocalisé, il a suivi les wazungus à la plage, car traditionnellement il se déroulait dans les champs, la plage étant un lieu mystique peuplé de djinns. En les fréquentant, les wazungus ont désacralisé ces lieux dans l’esprit des Mahorais, et ces derniers s’y installent aujourd’hui pour manger, ce qui n’était absolument pas le cas autrefois. C’est aussi à cette époque-là qu’ils se sont féminisés » Si le voulé a évolué et s’est modifié, c’est donc qu’il existait auparavant. Son sens et son importance étaient alors bien différents. Mlaili Condro le rappelle : « Il s’agissait d’un cheminement vers l’autonomie, comme un rite de passage vers l’âge adulte pour les jeunes hommes. Car traditionnellement, le voulé est avant tout une affaire d’hommes. » Une affaire d’hommes destinée à l’apprentissage de la vie, et à se débrouiller dans une nature que l’homme doit, en ces temps anciens, dominer pour vivre. Le chercheur poursuit : « Les jeunes hommes se retrouvaient entre eux en dehors du village, devaient chasser des hérissons ou pêcher du poisson par exemple, trouver de quoi les accompagner, etc. Ils devaient aussi couper du bois, faire du feu, cuire les aliments. À travers ces voulés, ils apprenaient tout ça et prouvaient qu’ils étaient capables de subvenir aux besoins de leurs familles, qu’ils étaient des hommes. »
Un apprentissage de la vie, en somme, bien nécessaire aussi pour se tailler une stature d’homme, physiquement parlant cette fois. « L’aspect sportif n’est pas à négliger », souligne Mlaili Condro en poursuivant : « Pour avoir un jus sucré, les garçons devaient grimper aux cocotiers par exemple. La coupe du bois, la marche, etc. sont autant d’exercices utiles pour se tailler un corps à même de subvenir aux besoins familiaux. D’autant qu’il n’était pas rare, après avoir bien mangé et être rassasié, de s’affronter amicalement dans des combats de boxe traditionnelle. » Un passé que l’on peut qualifier de sportif, donc ? Contre toute attente, oui. Mais d’ailleurs, ce terme voulé, d’où vient-il ? « J’avoue que la racine du mot m’échappe », avoue en rigolant la linguiste Lavie Maturafi. « C’est une bonne question », s’interroge aussi Mlaili Condro. Seul Alain-Kamal Martial a une piste, tout en restant prudent : « En shimaoré, le terme « vu » signifie « cendres ». Alors peut-être faudrait-il creuser de ce côté-là. » En guise de réponse, nous nous contenterons donc d’une question, qui traduit toute la convivialité de ce barbecue en plein air. Une convivialité qui, finalement, est la seule chose essentielle : « Voulé-vous partager un moment avec nous ? »
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