Moringué : Mise aux poings !

Symbole d’une tradition aujourd’hui subversive, les moringués séduisent la jeunesse mahoraise qui se réapproprie cette pratique vieille de plusieurs siècles. Interdite à Mamoudzou durant le mois de Ramadan en raison de plusieurs débordements, cette expérience fédératrice demeure aussi violente que bon enfant. Immersion dans l’une de ces « bastons conviviales » à M’tsapéré, où le rythme des coups s’accorde avec celui des percussions.

« Tu vas voir ce que je vais lui mettre ! ». Regard vif, poings fermés, épaules hautes, un jeune homme s’apprête à rentrer dans le cercle des combattants. En ce weekend de mois sacré, la place de la mosquée de M’tsapéré prend des allures de ring de boxe. L’ambiance est électrique et le jeune homme tendu. S’il sort vaincu, tout le quartier en sera témoin. Mais pas de quoi l’impressionner : « Prends mes affaires », ordonne-t-il à son ami avant de s’élancer face à son outsider. 

Premier round : premier direct du droit dans le visage de son adversaire. La foule se lève, crie et encourage les combattants. Certains tentent de s’approcher des lutteurs. Ils seront les premiers à essuyer les coups de shengwes d’un service d’ordre aussi informel que performant. Quelques uppercuts plus tard, le combat se termine sous les hourras de l’assemblée. Alors qu’un autre combattant attend son tour, beaucoup font mine de l’affronter en traversant le ring d’un air menaçant. Dans une démarche de cowboy à la fois hostile et séductrice, chacun y va de son petit moment de frime. Jusqu’à 2h du matin ce curieux ballet va mobiliser tout le quartier, au grand dam des autorités ayant interdit le rassemblement. 

Malgré la violence des affrontements, les participants se prennent dans les bras une fois les hostilités terminées. En l’absence de vainqueur désigné, chacun repart avec le sentiment d’avoir remporté une petite victoire. « Ca faisait longtemps que je n’avais pas combattu, franchement ça fait du bien », glisse le jeune garçon en remettant son tee shirt. Plus qu’une simple baston, il s’agit là de perpétuer une tradition solidement ancrée la culture mahoraise : celle des moringués. Autrefois pratiqués pour résoudre les conflits de voisinage, ou pour prouver sa force face au public, ces combats sont aujourd’hui combattus par les autorités. Une motivation qui n’en demeure pas moins difficile à appliquer face à l’enracinement de cette tradition dans l’île aux parfums.  

Un arrêté qui n’arrête pas les combats 

Les ingrédients d’un bon moringué sont les suivants : de la musique, de la lumière, des combattants, deux arbitres, un staff pour la sécurité et une foule délimitant un cercle. Pour commencer cette recette épicée, c’est la jeunesse met la main à la pâte. 22h : une horde d’enfants remplace les bakokos en djellaba sur la place de la mosquée. Leur mission : trouver des percussions pour rameuter la foule.

Rapidement, jeunes filles et garçons s’unissent dans cet objectif commun. Si le spectacle de ces wanas lancés à toute allure prête à sourire, leur détermination force le respect. Armés de bouts de bois prélevés sur les branches alentours, leurs petites mains s’acharnent sur une carcasse métallique. Pour ce soir, celle-ci fera office de caisse claire. Reste à trouver la grosse caisse dont les basses raisonneront dans tout M’tsapéré. Une difficulté rapidement surmontée par jeune garçon à la motivation incontestable. « Poussez-vous ! », hurle-t-il en tirant une poubelle du double de sa taille.

L’orchestre bien rôdé, il est maintenant temps d’ajouter un autre ingrédient incontournable : la lumière. Problème : à peine la symphonie des poubelles entamée que le spot éclairant la place s’éteint soudainement. « Ils veulent empêcher le moringué à cause des débordements de ces derniers jours », accuse-t-on dans l’assemblée.  Une référence aux débordements  du 23 mai à Passamaïnty, où un policier avait perdu un œil suite à un jet de pierre. Le lendemain un arrêté signé par le maire de Mamoudzou stipulait l’interdiction des combats dans les communes du chef-lieu. Le début de plusieurs affrontements entre « mouringueurs » et forces de l’ordre, assistées par les collectifs de citoyens locaux. Bilan : un membre des collectifs de citoyen dans le coma, et plusieurs décasages en représailles. Mais pour ce soir, pas de débordements à l’horizon. Juste un évènement convivial qui tarde à démarrer.  

« On croise de tout ici »

Alors que les enfants s’affrontent timidement sous le tintamarre des percussions, c’est au tour des adolescents de prendre le relais en termes d’organisation. Leur objectif : atteindre l’interrupteur du spot dans un petit local situé sur la place de la mosquée. Celui-ci étant fermé à clé, tout le quartier se relaie avec un manche en plastique pour attendre le fameux sésame par la fenêtre. Ici encore, la détermination de chacun est  inébranlable. Alors qu’un jeune tente tant bien que mal d’enclencher l’interrupteur, deux autres l’éclairent avec la lumière de leur portable. Pour autant, la tâche se révèle plus difficile que prévu.

Après plus d’une heure de vaines tentatives, nombreux sont ceux qui commencent à s’impatienter. Mais alors que tout semble perdu, et que certains commencent à déguerpir, la place s’illumine d’un coup, sans prévenir. Hurlement général, les moringués peuvent officiellement commencer. En moins de 10 minutes, la place de la mosquée se remplit. Femmes et hommes forment spontanément un cercle pendant que les percussions redoublent d’intensité. Malgré leur honorable contribution, les enfants sont forcés de lâcher leurs instruments de fortune au profit de « musiciens » plus âgés. Pas vraiment rancunière, la jeunesse s’installe parmi les spectateurs dont la mixité saute aux yeux.

« On croise de tout ici », explique un habitant du quartier. « Vous pouvez rencontrer toutes les classes sociales, tous les âges et tous les sexes lors d’un moringué. J’ai vu des métropolitains, des Africains et même des Asiatiques y participer », poursuit-il. Un constat confirmé par la présence de nombreux métropolitains venus assister au spectacle. « Je suis à Mayotte depuis deux ans, mais c’est la première fois que j’assiste à un moringué. J’en entendais souvent parler, mais je n’avais jamais eu la motivation de m’y rendre, car cela se produit généralement tard dans la nuit. Ce soir, nous nous sommes enfin motivés avec des amis », se réjouit Cécile, une psychologue originaire d’Angers.

Pour encadrer les combats, deux arbitres informels prennent place au centre du ring improvisé. Leur mission ? « Retenir les combattants lorsque les esprits s’échauffent, ou que des coups non réglementaires sont donnés », explique un spectateur. Car en dépit de son aspect libertaire, les moringués répondent à plusieurs règles. Qu’il s’agisse d’un combat traditionnel organisé par des adultes en brousse, ou d’un rassemblement de jeunes moins encadrés, impossible de pratiquer des prises d’étranglement, voire d’assener des coups de pied.  Autre souci organisationnel : veiller à ce que les spectateurs restent à leur place sans perturber le combat. Sur ce point, l’arme de dissuasion massive incarnée par les shengwes porte rapidement ses fruits.

« Pour moi c’est un jeu »

À observer le tableau de ces jeunes assoiffés d’uppercuts, un paradoxe saute aux yeux : malgré la violence du spectacle, l’ambiance est clairement bon enfant. Les spectateurs viennent parfois en famille et les moringués deviennent l’occasion de croiser le voisinage. « C’est l’attraction du ramadan », explique un amateur de cette discipline qui se poursuit néanmoins tout au long de l’année. Un esprit convivial confirmé par l’un des lutteurs du soir : « Pour moi c’est un jeu. Il n’y a pas de haine ni de colère dans les combats », martèle-t-il.  

Au-delà de son esprit chaleureux, les moringués sont aussi l’occasion de bousculer les clichés. Loin de l’image fragile, vulnérable ou délicate associée à la gent féminine, celle-ci ne manque pas de rappeler son caractère combatif lors des affrontements. En témoigne l’intérêt porté par les spectateurs pour les batailles féminines. « Il s’agit des affrontements les plus violents ! », prévient Ben, un habitué de ce genre d’évènements. Un constat rapidement certifié quelques minutes plus tard par l’entrée de deux jeunes femmes dans le ring improvisé.

Salouva colorée pour l’une, jean et sweat à capuche pour l’autre, les combattantes se font face. Malgré leur complicité manifeste, la tension est palpable. Sans se quitter du regard, chacune sert son voile sur la tête. « C’est une veille technique pour empêcher qu’elles ne se tirent par les cheveux », glisse Ben. Dès le top départ lancé, une combattante se jette sur son adversaire qui se retrouve propulsée dans la foule. Celle-ci est en ébullition. Malgré l’intervention des arbitres et du service d’ordre, difficile de séparer les demoiselles. Pour autant, le combat se termine comme à l’habitué par un câlin réconciliateur, suivi d’autres combats plus intenses les uns que les autres. À l’image de ces deux jeunes femmes qui rentrent dans le cercle sous les vifs encouragements de leur groupe. Selon toute vraisemblance, elles sont les vedettes féminines de leur quartier. Si le respect est toujours là, chacune semble avoir tout de même un grief à régler avec l’autre. Le public ne s’y trompe d’ailleurs pas, redoublant d’excitation à l’orée du combat. Plusieurs groupes de garçons traversent le ring du soir en dansant et chantant. Cette partie de la soirée met le public en état de déchaînement. Tout aussi bref et intense que ceux des hommes, les combats entre femmes font l’unanimité. Et entre chaque round, de nouveaux passages de garçons dansant et chantant. Les deux demoiselles enchaînent les coups et les rounds avant de se toper brièvement dans la main. Il y a une déçue et une heureuse. Cette dernière, vêtue d’une jupe rouge comme lors d’une séance de shopping un samedi après-midi, va s’asseoir sur un banc à l’extérieur du cercle. Elle est rapidement rejointe par ses amis, hommes et femmes, qui la félicitent vivement. « Je l’ai eu », se confirme-t-elle à soi même et à son entourage. Dans le regard souriant, la satisfaction de s’être affirmée publiquement. Elle a gagné le respect.

À quelques mètres de là, ce sont désormais les hommes adultes qui prennent le relais. L’apogée de la soirée. Les coups y sont plus secs. Plus calculés et coordonnés aussi. Certains pratiquent vraisemblablement un sport de combat régulièrement, en plus du moringué. Quatre combats, puis cinq, pour autant de combattants. « Ceux-là savent bien se battre », confirme un spectateur. Le moringué va crescendo dans sa qualité athlétique, débutant en folklore traditionnel pour s’achever en discipline à part entière, ou tout au moins en une pratique qui s’en rapproche. Une coutume complète en somme. Une histoire mahoraise.

Il est deux heures du matin, les combats cessent. La place se vide rapidement. Les spectateurs et leur agitation laissent place au calme retrouvé. Seul le réverbère resté allumé témoigne du spectacle désormais achevé. Il éclairera pour le reste de la nuit les gradins improvisés devenus vides et la poussière remuée par les quelque 200 badauds qui s’étaient déplacés. Dans la nuit, les pots d’échappement des derniers scooters s’éloignent au loin dans la rue principale de Mtsapéré. Le moringué est terminé.

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