Depuis plus de trois mois, les portes du bureau des étrangers de la préfecture restent partiellement fermées. Placement en rétention, perte d’emploi, impossibilité de remboursement des soins… Cette situation inédite génère des conséquences préoccupantes pour les usagers. Malgré la mise en place d’un « service d’urgence », les retards dans le traitement des dossiers s’accumulent. Un phénomène qui pousse de nombreux individus sur les routes de la clandestinité dans le silence des autorités.
Tiré à quatre épingles, Benoît revient de son rendez-vous chez l’avocat. « Il est inutile d’attendre devant le bureau des étrangers », reconnaît-il amèrement. Alors que des familles dorment depuis plusieurs semaines devant les portes de ce service, l’homme a décidé de saisir la justice. Son « dernier espoir » pour accéder au titre de séjour et « entamer une vie normale ». Malgré son épuisement moral, sa dignité le pousse à ne pas baisser les bras. Une ténacité loin d’être partagée par l’ensemble des étrangers sur le territoire. « Les gens sont désespérés, abattus, et angoissés. Ils se demandent combien de temps ils pourront encore tenir ».
Originaire de la République Démocratique du Congo, le cas de Benoît pourrait pourtant sembler moins préoccupant que celui d’autres étrangers vivant à Mayotte. Reconnu comme réfugié par l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (Ofpra), l’homme ne peut légalement pas être placé au centre de rétention administrative. Ce qui n’est pas le cas d’autres individus n’ayant pas pu régulariser leur situation administrative en raison de la fermeture du bureau. Sans travail, ni ressources, Benoît ne risque également pas de tomber sous le coup d’un licenciement. Pourtant, la fermeture dite « partielle » de ce service génère des conséquences tout aussi graves dans son quotidien.
« J’ai été torturé durant mon exil », introduit-il avec dignité. « Des organes vitaux ont été touchés et je dois me faire soigner. Or, j’ai besoin du titre de séjour pour bénéficier de la sécurité sociale. En l’état, les droits qui me sont accordés grâce au numéro de sécurité sociale provisoire ne sont que partiels. Pour le reste, je ne peux pas accéder au titre de voyage et encore moins bénéficier d’aides sociales », résume-t-il. Bloqué sur l’île aux parfums à l’instar d’autres réfugiés, l’homme se console comme il peut : « Au moins, je suis loin d’être isolé dans mon malheur ».
Un phénomène qui s’éternise dans l’indifférence
Ce phénomène trouve son origine à la fin du mois de février. Le bureau des étrangers de la préfecture est alors fermé en raison d’une grève de ses agents. Si celle-ci se termine un mois plus tard, la ministre des Outre-mer indique le 17 mars, en plein mouvement social contre l’insécurité, que « pendant un mois, pour des raisons d’ordre public, le bureau des étrangers de la préfecture sera fermé et la délivrance des titres de séjour se fera sur rendez-vous ». Un mois plus tard, Flash Infos interroge le préfet Dominique Sorain sur ce sujet épineux sur lequel les autorités ne sont pas vraiment bavardes. « Le service des étrangers rouvrira prochainement (…) Cela va nécessiter un petit temps pour redémarrer », lâche-t-il. Deux petites phrases qui provoquent un soulagement chez les usagers.
Moins d’un mois plus tard, c’est la douche froide : « L’ouverture du bureau des étrangers n’est pas encore à l’ordre du jour », confessent les autorités en précisant que les portes « resteront fermées jusqu’à nouvel ordre ». Depuis, plus aucune information n’est officiellement communiquée à ce sujet. Placé en dehors du radar médiatique, l’événement se retrouve relégué derrière une actualité chargée en décasages et en séismes. En parallèle, la situation des étrangers se dégrade et les tensions s’accumulent. « Nous ne demandons pas grand-chose pourtant, si ce n’est régulariser nos situations administratives. Des gens sont malades, certains deviennent fous et d’autres se retrouvent à la rue. Faudra-t-il attendre un mort pour que cette situation évolue ? », s’interroge un ami de Benoît.
Du bureau des étrangers aux cellules du CRA
Parmi les fonctions du bureau des étrangers, l’une d’entre elles manque particulièrement à ses usagers : la délivrance du récépissé attestant des démarches d’obtention du titre de séjour pour les étrangers. Un document indispensable lors d’un contrôle d’identité. Ne pouvant plus se rendre au bureau pour accéder à ce document, certains usagers se retrouvent aujourd’hui placés au centre de rétention. « Nous constatons chaque semaine des individus qui se retrouvent ici car ils n’ont pas été en mesure de présenter un récépissé, ou que leur titre de séjour n’a pas été renouvelé », nous indique une source fiable à l’intérieur du CRA.
Interrogé à ce sujet mi-avril par Flash Infos, Dominique Sorain affirmait « ne pas avoir d’indications à ce sujet », tout en précisant que « cela serait surprenant dans la mesure où la situation administrative des individus placés au centre de rétention est analysée en profondeur lors de leur placement ». Or, « il peut arriver que des agents ne communiquent pas à la préfecture le numéro AGDREF des individus placés au centre de rétention. Celui-ci permet d’attester les démarches administratives entamées par les étrangers. C’est ainsi que certaines personnes se retrouvent placées au centre de rétention alors qu’elles ne devraient pas y être », poursuit cette source.
Face à une diplomatie bloquée avec le voisin comorien, la question de la rétention de ces individus inquiète la section mahoraise du Syndicat de la magistrature. Dans un communiqué du 6 juin, le syndicat interroge les autorités sur leur volonté de prolonger ces rétentions dont l’issue ne peut pas aboutir à un éloignement. « Depuis le début de la grève, en février 2018, le juge des libertés et de la détention du Tribunal de grande instance de Mamoudzou a été saisi à plus de sept cent reprises par la préfecture pour prolonger la rétention de personnes étrangères (…) Il est vain, en l’état actuel des relations avec les Comores, de continuer la politique d’interpellation des personnes étrangères en situation irrégulière puisque celles-ci seront immanquablement libérées », détaille le communiqué. Un phénomène qui est d’autant plus incompréhensible pour les individus vivant depuis de nombreuses années sur le territoire, mais pour qui la fermeture du bureau des étrangers génère un risque de rétention.
Licencié en l’absence de régularisation
Si la crainte d’un placement en rétention est une inquiétude de taille, perdre son emploi demeure également une source d’angoisse non négligeable chez les usagers. L’absence du récépissé, ou de titre de séjour pour les salariés, plonge leur employeur dans une situation d’illégalité. Consciente du risque, la préfecture a mis en place dès le mois d’avril « un service d’urgence » permettant aux employeurs de faire remonter les cas les plus préoccupants afin de régulariser leur situation et d’éviter leur licenciement. À noter que ce service « se concentre uniquement sur le renouvellement des titres de séjour », insiste-t-on alors du côté de la préfecture. Une activité réduite qui, pour les autorités, justifie le terme de « fermeture partielle » pour évoquer le sort actuel du bureau des étrangers.
Pour Marjane Ghaem, avocate habituée à défendre les droits des étrangers, ce service minimum ne permet pas de pallier l’ampleur de la crise. En témoignent les nombreux clients qui affluent à son cabinet en évoquant la crainte de perdre leur emploi. « Certes, de grosses entreprises ont le temps et les moyens pour s’occuper au cas par cas de la situation administrative de leurs employés. Mais cela est loin d’être le cas de l’ensemble des entreprises, notamment les plus modestes », s’inquiète-t-elle. Elle poursuit : « Un client dormait depuis un mois devant le bureau des étrangers de la préfecture dans l’espoir d’être reçu. L’homme était en CDI, mais son employeur l’avait prévenu qu’il ne serait plus en mesure de l’employer si sa situation n’était pas régularisée. J’ai donc saisi le juge des référés du tribunal administratif », explique-t-elle. En l’absence d’étude sur la crise actuelle, difficile d’estimer le nombre de salariés ayant perdu leur emploi suite à ce phénomène. Du côté de l’association La Cimade chargée de porter assistance aux étrangers, sa responsable Solène Dia affirme voir défiler « chaque semaine des individus concernés par cette problématique ».
Bureau fermé, soins non remboursés
Sur le podium des conséquences néfastes engendrées par la fermeture du bureau des étrangers, les difficultés de remboursement des soins médicaux occupent une place honorable. Si l’exemple de Benoît est à ce titre équivoque, sa situation n’a rien d’un cas isolé. Dès le mois d’avril, les infirmiers libéraux alertaient du phénomène par communiqué en indiquant que « le non-renouvellement des titres de séjour prive des individus de droits fondamentaux dont ils jouissaient de plein droit au préalable (…) Ces hommes et ces femmes n’ont plus accès à la médecine de ville, aux médicaments, ne peuvent plus bénéficier de transport en ambulance, n’ont plus les moyens de bénéficier de soins ou de service à domicile », ajoute le communiqué.
Dans le cadre du « service d’urgence » mis en place par la préfecture, celle-ci expliquait avoir « pris les dispositions adéquates » en restant en lien avec les équipes médicales. Celles-ci ayant la possibilité, une fois encore, de « faire remonter les dossiers les plus urgents pour débloquer les situations au cas par cas ». Une « personne relais » aurait aussi été nommée au sein de l’Agence régionale de santé (ARS) pour faciliter les interactions. Contactée par Flash Infos, l’institution indiquait pourtant le 27 avril qu’« il n’y a pas d’agent nommé au sein de l’ARS OI (océan Indien) pour traiter de situations individuelles de malades », tout en précisant que l’agence « relaie auprès de la préfecture les difficultés signalées par les professionnels de santé pour leurs patients en fin de droit risquant de se trouver en rupture de soins ».
Dans une île où la notion de « situation d’urgence » est relative, difficile pour le « service d’urgence » de répondre aux attentes des usagers, pas toujours informés de l’existence dudit service. Pour des individus isolés et intimidés par l’administration, il ne reste plus que les yeux pour pleurer et l’espoir d’une réouverture prochaine du bureau.
Vers un « soulèvement populaire » ?
Insatisfaits des réponses apportées par les autorités, c’est désormais vers la justice que se tournent les usagers. Payer un avocat n’étant pas à la portée de tous, ces derniers s’organisent tant bien que mal pour faire valoir leurs droits. Dernier exemple en date : la mobilisation de l’Association congolaise de Mayotte, rebaptisée Association des demandeurs d’asile de Mayotte dans l’objectif de centraliser les démarches. « Nous avons décidé de nous unir face à un problème qui nous atteint tous, quel que soit notre statut ou notre nationalité. Tous les étrangers doivent avancer ensemble pour que la situation se débloque », explique le secrétaire général de l’association, se présentant sous le surnom de Junior.
« Nous nous sommes d’abord réunis pour faire le point car les problèmes de chacun sont vastes entre ceux qui sont arrivés avant et pendant la fermeture du bureau des étrangers. La question d’un soulèvement populaire s’est posée. Mais nous avons décidé d’épuiser d’abord toutes les possibilités institutionnelles avant d’en arriver à ce stade », explique Junior. À plusieurs mains, l’association rédige un courrier adressé au préfet relatant l’ensemble des difficultés éprouvées. « Nous avons mis en copie le Défenseur des droits et la direction de la Convention de Genève pour qu’ils comprennent la gravité de la situation. Nous avons également fait pression auprès de l’association Solidarité Mayotte, chargée d’accompagner les demandeurs d’asile, pour que nos dossiers soient traités auprès de la préfecture. Au final, onze personnes ont été reçues au bureau des étrangers ». Préoccupé par la situation, Romain Reille, le directeur de Solidarité Mayotte, appelle au calme. « Chaque nouvelle arrivée est signalée à la préfecture. Nous sommes en contact permanent et je peux vous assurer que les démarches avancent. Il est capital que les esprits s’apaisent », répète-t-il inlassablement.
Pour Junior et ses semblables, l’avancée de leurs dossiers grâce aux pressions judiciaires prouve plusieurs choses : « Déjà, nous avons compris qu’il fallait se mobiliser et être solidaires pour avancer. Attendre une réaction des autorités ne sert à rien », introduit-il. Ensuite, « le bureau des étrangers fonctionne bel et bien, mais de façon réduite ». Une information confirmée par Solène Dia de la Cimade qui reconnaît que « des convocations ont repris de façon isolée depuis environ un mois ». Seulement, « beaucoup d’individus nous expliquent être recalés à l’entrée de la préfecture malgré leur convocation bien qu’ils s’y rendent à l’heure dite ». De quoi jeter de l’huile sur le feu d’une situation déjà explosive.
Conscient de l’image négative potentiellement véhiculée par un soulèvement d’étrangers, Junior tente pour l’heure de « contenir la colère de chacun (…) mais cette situation ne pourra pas durer indéfiniment », prévient-il. « Déjà que nous endurons le racisme et les discriminations au quotidien, si en plus nous devons rester malades, sans travail ni revenus, ce n’est pas tenable », ajoute-t-il avant de conclure : « Tôt ou tard, les gens n’auront plus rien à perdre ».
Des perspectives inquiétantes
Face à l’absence de justification de la part des autorités, le bal des suppositions n’a pas fini de faire danser les usagers. Parmi les sources interrogées, certains témoignent « d’une volonté politique insufflée par un climat de tension envers les étrangers à Mayotte ». Une politique qui interroge de par son coût. Les placements au centre de rétention administrative étant onéreux pour l’État, comment comprendre la volonté de poursuivre ce phénomène en dépit de la crise diplomatique actuelle avec l’Union des Comores ? « Cette politique entraîne un véritable gâchis de moyens humains et financiers puisque policiers, greffiers, avocats et magistrats sont contraints de travailler sans relâche pour une efficacité inexistante », témoigne à ce titre la section mahoraise du Syndicat de la magistrature.
Au vu des ajournements accumulés avant la fermeture partielle de ce service, le ralentissement actuel de son activité ne peut que générer de nouveaux retards. « Plus on attend, plus la reprise sera difficile », résume Solène Dia de la Cimade. Encore faut-il espérer que cette réouverture soit envisagée dans un futur proche. Interrogée sur ce point, la préfecture n’a pas souhaité s’exprimer.
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